Justine Breton : “On retient surtout une image noire du Moyen Âge”

Spécialiste du médiévalisme, Justine Breton ajoute une nouvelle pierre à l’édifice « Sérial » en enrichissant la collection des Presses universitaires François-Rabelais d’une étude approfondie de la représentation du Moyen Âge dans les séries télévisées. Parcourant plus de sept décennies de création télévisuelle, sa monographie accueille aussi bien l’animation que les fictions en prises de vues réelles, les séries pour enfants et pour adultes, sans se cantonner (loin de là) aux productions américaines. Elle nous en dit plus sur son approche et sa volonté de nuancer certains discours jugés parfois unilatéraux.

Qu’entends-tu par un Moyen Âge « en clair-obscur » ? À quelle question centrale souhaitais-tu répondre dans cet ouvrage ?

La notion de « clair-obscur » renvoie à l’art pictural, où elle désigne des œuvres qui reposent sur le contraste de zones d’ombre et de zones lumineuses. En analysant plus de 80 séries diffusées entre 1949 et 2022, j’ai vu ressortir cet effet de contraste dans la mise en scène de la période médiévale : si, sous l’influence de certaines productions récentes, l’on retient surtout une image noire du Moyen Âge, celle des « Âges sombres » empreints de violence, les séries développent aussi son extrême inverse, l’image lumineuse associée à des valeurs courtoises et à des actions héroïques. C’est cet art du contraste que j’ai souhaité faire ressortir dans cet ouvrage, en montrant que l’image du Moyen Âge peinte par les séries reposait sur des jeux de nuances, d’ombre et de lumière.

L’une des questions essentielles dans mes travaux porte sur les raisons et les enjeux de la représentation de l’époque médiévale : pourquoi représente-t-on le Moyen Âge ainsi ? Au-delà de savoir si les images et récits proposés sont exacts ou non – les séries ne sont jamais conçues dans une visée documentaire, de toute façon –, je m’intéresse aux motifs de cette représentation, afin d’en comprendre la portée. Qu’est-ce que cette vision du passé médiéval dit de notre conception de l’histoire, de nos centres d’intérêt et de nos attentes ? Les séries médiévalistes servent ainsi de reflet, pas tant du Moyen Âge lui-même, mais de notre époque contemporaine.

Tu écris que « le médiévalisme reflète toujours plus l’époque qui le crée que le Moyen Âge » (p. 145). Cette volonté d’actualiser le passé risque-t-elle, si elle devient systématique, de dénaturer le Moyen Âge représenté ?

Dans les productions artistiques, dont les séries, je pense que cette actualisation est déjà systématique. Il s’agit d’un processus déjà bien documenté, par l’historien Marc Ferro et par le sémiologue Roland Barthes entre autres, rappelant que les œuvres de fiction d’inspiration historique parlent toujours plus de l’époque qui les voit naître que de l’époque qu’elles sont censées représenter. Toute représentation est une sélection. Le médiévalisme, en tant que pratique artistique, littéraire, mais aussi politique, n’échappe pas à la règle : on puise ce que l’on veut dans le Moyen Âge, laissant de côté les éléments qui correspondent moins à la vision que l’on souhaite développer – ou des éléments que l’on méconnaît, tout simplement.

Vikings (History, 2013-2020)

De fait, je ne pense pas que le Moyen Âge mis en scène risque d’être « dénaturé », au sens où il n’a déjà rien de naturel. Et c’est normal : même si la recherche en histoire, en archéologie et dans de nombreux domaines évolue, on ne peut reproduire exactement ce à quoi ressemblait l’époque médiévale. Comment riait-on au Moyen Âge ? Comment ressentait-on des émotions ? Comment marchait-on ? Et comment ces éléments ont-ils évolué entre le Ve et le XVe siècles, en mille ans d’histoire ? Il est possible de s’appuyer sur des écrits et des vestiges archéologiques, et la recherche apporte des indications toujours plus précises, mais rien de suffisant pour faire véritablement revivre les hommes et les femmes de cette période par ailleurs si vaste. C’est le rôle de la fiction, ici en série télévisée, donc avec une composante visuelle et une composante sonore, que de combler ces manques pour créer des récits aptes à nous faire ressentir des émotions en même temps que les personnages.

Par ailleurs, dans une série, certains éléments d’actualisation sont toujours nécessaires : du point de vue de la langue, des valeurs représentées, des contraintes de narration, etc. Il s’agit bien de fictions, dont le but n’est pas la représentation la plus fidèle possible d’une époque lointaine, mais le développement d’un récit apte à rassembler un grand nombre de spectateurs. Peu importe qu’il ne s’agisse pas du « vrai » Moyen Âge – à supposer même que l’on puisse concevoir une vision véritable et unifiée de cette période si riche – ; l’important est qu’il soit un support à des récits fascinants. Et, en ce sens, les séries y parviennent extrêmement bien.

Ces dernières années, la fantasy est apparue comme un nouveau moyen d’attirer le jeune public pour des services de SVOD comme Amazon Prime Video (The Wheel of Time, The Lord of the Rings: The Rings of Power), Netflix (The Witcher) ou Disney (Willow). La « guerre des plateformes » entraîne-t-elle une infantilisation du médiévalisme dans les séries télévisées ?

Je ne parlerais pas d’« infantilisation », mais d’une forme d’uniformisation et une simplification, oui, très certainement. Bien entendu, des nuances demeurent, mais l’on retrouve malgré tout dans la plupart des séries médiévalistes récentes des enjeux narratifs très similaires, des processus de développement, de réalisation et de production très proches, etc. Je ne connais pas suffisamment bien les autres types de productions audiovisuelles issues des plateformes, mais j’imagine que le médiévalisme et la fantasy ne sont pas les seuls à subir cette uniformisation. Les plateformes analysent minutieusement ce qui fonctionne – ou non – auprès de quelle tranche de public, et produisent des œuvres en ce sens. En soi, c’est le jeu du marché, et ce n’est pas problématique.

The Lord of the Rings: The Rings of Power (Prime Video, 2022-)

Ce qui interroge toutefois, du point de vue des séries médiévalistes, c’est le monopole désormais acquis par ces plateformes. En 2022, cinq nouvelles séries médiévalistes ont débuté leur diffusion ; il s’agit de cinq séries dérivées d’une autre œuvre médiévaliste, et cinq séries (ou mini-séries) issues de chaînes ou de plateformes à péage : Vikings : Valhalla, House of the Dragon, Les Anneaux de Pouvoir, Willow et The Witcher : L’héritage du sang. Pour le spectateur, cela entraîne le paradoxe d’accéder à de plus en plus de contenus différents, mais sans nécessairement plus d’innovations du point de vue sériel ou médiévaliste. Peut-être que la multiplication des plateformes permettra une revalorisation des contenus innovants et proposera d’autres visions du Moyen Âge ; du côté de la fantasy, le genre est déjà si large et en expansion que je ne me fais pas de souci pour sa capacité à conserver sa variété.

Tu dénonces le fait de « s’appuyer sur le cadre médiévaliste pour filtrer [la violence sexuelle], voire s’en dédouaner » (p. 303). À mes yeux il s’agit plutôt d’une volonté de se confronter à cette violence, au lieu d’opter pour la solution de facilité qui consisterait à se dérober en se réfugiant dans des mondes fictionnels manichéens et, en fin de compte, assez désincarnés. Le propre de la fiction adulte n’est-il pas justement de nous confronter aux vices et aux maux de l’humanité ?

Tout à fait, et les séries médiévalistes à destination d’un public averti – je mets ici de côté les nombreuses séries d’animation pour la jeunesse – l’illustrent très bien. Ce qui est problématique, de mon point de vue, est le discours que certaines séries portent à la fois sur les violences sexuelles et sur la période médiévale. Il ne s’agirait pas d’effacer ces violences qui, au Moyen Âge comme aujourd’hui, constituent des réalités, ni de les taire sous prétexte qu’elles dérangent. Il est à noter toutefois que les séries opèrent nécessairement des choix dans leurs représentations, puisque tout ne peut pas être mis en scène : le personnel religieux disparaît en grande partie des séries médiévalistes, tout comme les artisans, le personnel administratif, de nombreuses innovations technologiques et artistiques, etc. Les séries font le choix de mettre de côté ces éléments inhérents au Moyen Âge, et font le choix de conserver d’autres aspects : le système féodal, la focalisation sur la noblesse, les violences sexuelles, etc. Il est donc nécessaire d’avoir conscience de ces choix pour comprendre ce que la série souhaite nous montrer de la période.

Et, au-delà de ce que les séries elles-mêmes mettent en scène, le problème réside dans le discours entourant ces représentations. À de nombreuses reprises dans les propos promotionnels, les entretiens des producteurs ou des scénaristes, et les commentaires entourant la diffusion des séries médiévalistes, les différentes formes de violence – y compris les violences sexuelles, même si elles ne sont pas les seules – sont présentées comme faisant naturellement partie du panorama médiéval. Le Moyen Âge devient une façon d’expliquer et, parfois, de justifier cette représentation de la violence. Or, contrairement à des idées reçues, la période n’était pas plus violente que la nôtre, les rois et seigneurs n’avaient pas tous les droits sur leurs sujets et vassaux, et les actes criminels ne restaient pas impunis. Nous disposons au contraire de vastes réseaux d’archives qui montrent bien à quel point la justice était organisée tout au long de la période médiévale, et que donc les actes violents n’étaient pas considérés comme plus « normaux » qu’aujourd’hui. En diffusant systématiquement cette image d’un Moyen Âge violent « par nature », on entretient l’idée que cette violence peut être naturelle, qu’elle l’a été un jour, et qu’elle pourrait le redevenir. Et l’on sait hélas que ces discours sont fréquemment tenus dans des situations d’extrémisme apparemment très éloignées des séries. Donc si les séries pouvaient justement éviter de renforcer ces idées reçues, ce serait une première étape.

Un Moyen Âge en clair-obscur. Le médiévalisme dans les séries télévisées, de Justine Breton. Presses universitaires François-Rabelais. 360 pages, 28 €. ISBN : 978-2-86906-894-0.

Benjamin Campion

Benjamin Campion est enseignant-chercheur en études cinématographiques et audiovisuelles. Il travaille sur l’histoire, l’économie et l’esthétique des séries télévisées, la censure cinématographique et télévisuelle, ainsi que les liens entre cinéma et nouvelles images.