Pierre-Olivier Toulza : “La réussite de Homeland est inextricablement liée à la complexité de son héroïne”

Certaines séries sont d’une telle ampleur qu’il paraît impossible de les synthétiser en quelques centaines de pages. Avec ses huit saisons et près de cent épisodes, Homeland semblait irrémédiablement cloîtrée dans cette catégorie. C’était sans compter sur le travail remarquable mené par Pierre-Olivier Toulza, dont l’essai intitulé « Les complots contre l’Amérique » offre un parcours à la fois problématisé et transversal de la série de Showtime (2011-2020). Il revient avec nous sur la genèse de ce thriller qui aura résolument marqué la télévision américaine des années 2010.

Pour rapprocher et, en même temps, dissocier Homeland de Hatufim (la série originale israélienne) et de 24 (série précédemment produite et écrite par Howard Gordon et Alex Gansa, les créateurs de Homeland), tu évoques un changement de « centre de gravité ». Pourrais-tu préciser ce qu’induit cette notion quant aux liens tissés ou non entre ces différentes œuvres ?

Dans le premier chapitre du livre, je propose en effet une lecture de Homeland comme « série palimpseste ». Homeland est une série qui s’inscrit dans un genre – l’espionnage – dont l’histoire est particulièrement riche, à la télévision comme au cinéma. Il n’est donc pas très étonnant que la série nous donne souvent l’impression de recycler, de reprendre avec plus ou moins de variations des personnages, des péripéties, des motifs que nous avons déjà rencontrés dans d’autres séries ou même d’autres films. Mais au-delà de ce principe très général, Howard Gordon, Alex Gansa et leurs équipes adaptent Hatufim, une série israélienne créée par Gideon Raff. Comme dans le cas des remakes ou des adaptations transnationales, ils effectuent donc un certain nombre de modifications, et procèdent à un changement de « centre de gravité ». En France, la plupart des critiques des deux séries ont ainsi noté un changement très net d’« atmosphère », de tonalité, puisqu’on passe du registre intimiste de la série israélienne à une tonalité davantage proche du thriller, avec Homeland. Gansa lui-même explique qu’il s’agissait de transformer un « drame de famille » pour en faire un « thriller psychologique ». L’idée n’est pas de s’écarter radicalement du scénario de Hatufim, mais plutôt de mettre l’accent, dans le scénario de Homeland, sur les éléments qui permettront d’ancrer la série plus fermement dans le genre de l’espionnage, bien connu des spectateurs étatsuniens. Je montre aussi que l’adaptation passe par un processus de transposition et de reformulation culturelles : la série israélienne se concentre sur la question des prisonniers de guerre, parce qu’il s’agit dans le pays d’une question largement débattue. Homeland ne s’attarde pas vraiment sur cet aspect, parce que ce problème ne se pose pas du tout avec la même acuité pour les publics américains.

Carrie Mathison (Claire Danes)

Je me suis également beaucoup intéressé aux liens entre Homeland et 24, une série dont Gordon a été, à partir de 2006, le showrunner (Gansa l’a rejoint pour les saisons 7 et 8). La genèse de Homeland est frappée par la volonté de marquer l’écart avec 24. Les producteurs comme les responsables de Showtime souhaitaient s’éloigner du modèle de 24, ce qui s’est traduit par une conception vraiment différente de l’intrigue et du personnage principal. Pourtant, au-delà de cet écart de principe, on ne peut manquer d’être surpris par les similitudes entre les deux séries. À plusieurs reprises, certains épisodes de Homeland donnent l’impression de réécrire des péripéties de 24. Surtout, en dépit d’évidentes différences, nourries notamment par le style de jeu si différent des deux comédiens, les deux francs-tireurs que sont Carrie Mathison et Jack Bauer sont étonnamment proches, et les liens si ambivalents qui attachent les spectateurs à ces deux héros me semblent bien similaires.

Tu rejettes la hiérarchie culturelle simpliste établie entre 24 et Homeland par des revues et des magazines libéraux (The New Yorker, The Atlantic…) et par des quotidiens réputés (The New York Times, The Washington Post…). Comment perçois-tu cette tendance à ancrer sans nuance les œuvres audiovisuelles dans leur époque, et quelle réponse peuvent y apporter les études cinématographiques ?

Il est bien entendu nécessaire de reconnaître l’ancrage de séries comme Homeland ou 24 dans leur époque. Les producteurs de Homeland insistent dans de nombreux entretiens sur ce lien avec l’actualité : l’équipe resserrée de création de la série (scénaristes, réalisateurs, comédiens principaux…) avait l’habitude de se réunir chaque année à Washington dans des spycamps (« colonies d’espions »). Lors de ces rencontres, les discussions avec des experts du renseignement et de la sécurité nationale, qui portaient sur les enjeux internationaux et sur l’actualité des menaces, permettaient d’orienter l’écriture de la saison à venir. Il est ainsi difficile de ne pas regarder la dernière saison de Homeland sans songer à l’accord de paix signé avec les talibans à Doha en 2020…

Mais dans le cas de 24 et de Homeland, de nombreux critiques ne se sont pas emparés de ce rapport étroit tissé par les séries avec l’actualité pour souligner la complexité et les ambivalences du traitement fictionnel. Il s’est surtout agi de reconduire des hiérarchies culturelles et, sans surprise, de valoriser la série du câble (Homeland) au détriment de la série de network (24). Les études télévisuelles et cinématographiques, ainsi que les cultural studies, nous donnent des outils pour analyser finement la réception des œuvres audiovisuelles, et aussi pour souligner la marge de liberté des spectateurs. On peut ainsi montrer comment les dispositifs audiovisuels des séries proposent et élaborent des lectures « dominantes », que les différentes communautés d’interprétation ont la possibilité d’accepter, mais parfois elles préfèrent adopter des postures de négociation et d’opposition en privilégiant d’autres aspects de la fiction…

Plutôt que de considérer les séries télévisées selon une rhétorique restrictive des « plaies » (prétendument laissées par 24) et de l’« antidote » (prétendument constitué par Homeland), tu t’appuies sur une formule de Robin Wood pour qualifier Homeland de « texte incohérent ». Avec le recul, estimes-tu que cette incohérence a pu, paradoxalement, participer de la durabilité de la série (8 saisons, 96 épisodes) ?

Dans son livre Hollywood from Vietnam to Reagan (1986), Robin Wood qualifie de « textes incohérents » certains films de la fin des années 1970 et du début des années 1980, comme Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976) ou Cruising (William Friedkin, 1980). Ces films semblent en effet hésiter entre représentations libérales et clichés réactionnaires, et peuvent en réalité susciter deux lectures contradictoires par des publics bien différents. C’est en mobilisant les codes et les ressources de genres cinématographiques éloignés (pour certaines séquences de Taxi Driver, les codes du western ou bien ceux du film d’horreur) que les films peuvent convoquer des idéologies si opposées – ce qui est aussi une stratégie commerciale, pour rassembler des publics antagonistes.

Saul Berenson (Mandy Patinkin)

Cette notion de « texte incohérent » peut dans une certaine mesure convenir à nos deux séries – et à bien d’autres séries également ! Il s’agit tout d’abord de prendre en compte la complexité d’œuvres que la critique tend plutôt à lisser, ce qui me semble particulièrement crucial pour 24. Combien d’analyses à l’emporte-pièce d’une série qui, sur tous les plans, est pourtant extrêmement élaborée ! Dans le cas de Homeland, il me semble que l’« incohérence » – sans nuance péjorative attachée au terme, donc – est présente dans l’ADN même de la série, qui est d’emblée conçue comme une hybridation entre des genres bien éloignés : quoi de commun entre l’espionnage, le woman’s film qui s’intéresse aux problèmes vécus par Carrie, le mélodrame de famille qui nous propose de suivre les aléas de la famille Brody, et le « mélodrame masculin » qui cherche à nous émouvoir avec les malheurs de personnages comme Quinn ou Brody ? Le mélange de ces genres si éloignés produit nécessairement, à mon sens, de l’incohérence et donc de la complexité, ce qui a été crucial pour intéresser des publics divers sur une si longue période.

Tu qualifies Carrie Mathison (Claire Danes) d’« héroïne d’action réticente » qui « déstabilise les identités genrées » et oscille entre utilitarisme et déontologisme. Faut-il en déduire que Homeland est bien plus qu’une série d’espionnage moderne dont le héros masculin aurait été remplacé par une femme pour suivre les évolutions sociales ?

Homeland ne se contente bien entendu pas de remplacer le Jack Bauer de 24 par une héroïne, et la réussite de la série est inextricablement liée à la complexité du personnage de Carrie, qui a su retenir l’attention des fans comme des simples spectateurs de la série pendant près d’une décennie !

Cette complexité tient beaucoup à l’interprétation de Claire Danes, dont on retient souvent les moments d’excès et de « surjeu », parfaitement adaptés aux crises du personnage, mais dont on oublie les nuances et la justesse… Cela dit, ce n’est pas parce que Carrie Mathison est une femme d’action qu’elle vient troubler les identités genrées de cette série d’espionnage ; après tout, les femmes d’action sont fréquentes dans les séries TV depuis au moins trois décennies. Ce qui, à mon sens, rend cette héroïne si différente tient à son rapport ambivalent à la famille et à la maternité – même si, dans la série, tous les personnages importants (Brody, Saul, Quinn…) manifestent eux aussi une certaine ambivalence vis-à-vis de leurs proches ! Il faut souligner à quel point Gansa et Gordon font preuve d’habileté dès lors qu’il s’agit de creuser les ambivalences de Carrie, qu’il s’agisse de son rapport contrarié à l’action (elle est finalement peu sur le terrain, et son travail d’analyse ne favorise guère les moments d’action spectaculaire), ou encore de son oscillation entre utilitarisme et déontologisme, qui vient prolonger les réflexions de 24, et qui permet de clore la dernière saison de la série sur des dilemmes proprement bouleversants.

Homeland : Les complots contre l’Amérique, de Pierre-Olivier Toulza. Atlande. 240 pages, 15 €. ISBN : 978-2-383-50009-4.

Benjamin Campion

Benjamin Campion est enseignant-chercheur en études cinématographiques et audiovisuelles. Il travaille sur l’histoire, l’économie et l’esthétique des séries télévisées, la censure cinématographique et télévisuelle, ainsi que les liens entre cinéma et nouvelles images.

Une réponse à “Pierre-Olivier Toulza : “La réussite de Homeland est inextricablement liée à la complexité de son héroïne”

  1. Je vous recommande de regarder la deuxième saison de Warrior Nun. En dépit de son titre, la saison est vraiment excellente !

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