Les séries télévisées ont-elles leur place dans les salles de cinéma ?

Le mercredi 6 mars 2019, vous pouviez découvrir en salle le premier « épisode » de La Flor, film argentin de près de quatorze heures découpé en six parties dont chacune adoptait le style et les codes spécifiques d’un genre cinématographique distinct. À raison d’une sortie toutes les deux semaines, ce projet monumental relançait réciproquement la question toujours sensible d’une exploitation commerciale de (vraies) séries télévisées dans des salles de cinéma. Horizon louable ou destination foncièrement antinomique ?

Suites à n’en plus finir (on parle désormais de « franchises »), films découpés en « volets » ou en « épisodes » en raison d’une durée repoussoir impossible à assumer dans le cadre d’une seule et unique projection : le cinéma n’a jamais été aussi enclin à la sérialisation. La tendance n’est certes pas nouvelle, séries de films et serials ayant fait les beaux jours des salles obscures dès les années 1910 (les cinq Fantômas tournés par Louis Feuillade sortirent entre avril 1913 et mai 1914), avant d’être supplantés à la fin des années 1940 par l’émergence de la télévision commerciale. Du mythique Out 1 : Noli me tangere de Jacques Rivette (1972, 12h40) à La Flor de Mariano Llinás (2019, 13h34), en passant par le premier Heimat d’Edgar Reitz (1984, 15h40), les exemples de très longs métrages segmentés et diffusés en plusieurs temps ne manquent pas non plus pour illustrer la volonté de certains cinéastes d’exploser le cadre parfois jugé trop restrictif de la séance « arrêtée » de cinéma. Senses de Ryūsuke Hamaguchi, divisé en cinq parties (pour un total de 5h17) à l’occasion de sa sortie en France en mai 2018, a même été vendu comme « la première série de cinéma » par des distributeurs que l’on pourra qualifier – sans trop saler l’addition – d’opportunistes en diable. Quant au film suivant du même réalisateur, le fait qu’il se soit conformé à la durée classique d’un long métrage (2h) ne l’a pas empêché de mener le spectateur sur une fausse piste en prenant pour titre… Asako I & II. Pas de doute, la sérialité cinématographique a le vent en poupe.

Se pose cependant la question de l’adéquation entre la salle de cinéma et la projection de fiction sérielle (qu’il s’agisse d’une série de films ou d’une série télévisée à proprement parler). À l’époque des serials, l’objectif affiché de ces « amuse-gueules » était de préparer le spectateur au plat principal tout en lui donnant potentiellement envie de revenir la semaine suivante pour tester de nouvelles saveurs. Dans tous les cas, la partie nodale de la projection possédait un caractère conclusif qui la destinait à sustenter le fin gourmet et à le convaincre qu’il en avait eu pour son argent. À l’inverse, la sérialité se nourrit d’une frustration et d’une envie jamais rassasiée de connaître la suite. Dès lors, il est difficile – et peut-être vain – de chercher à lui assigner à tout prix une place dans l’écrin si particulier que constitue la salle de cinéma. D’autant que le film projeté en salle appelle un déplacement du spectateur, là où la série se distingue ouvertement par sa domesticité – et ce n’est faire offense ni à l’une ni à l’autre de ces formes artistiques que de l’exprimer ainsi. Si le film comme objet fini (même quand il s’inscrit dans une franchise étirable à l’envi) et la série comme objet en cours d’élaboration (par ses concepteurs, par ses spectateurs, etc.) ont tout à gagner à se scruter et à s’inspirer mutuellement, de leur mimétisme forcené ne pourra ressortir qu’une confusion grandissante risquant de diluer leurs atouts respectifs. La série de films et la série-film sont des formes marginales dont la conversion en modèles à suivre constituerait un contresens industriel rédhibitoire ; de même, chercher à exploiter les séries télévisées en salle dès lors qu’elles accèdent à un début de légitimité artistique et sociale s’apparenterait à une entreprise de récupération des plus discutables.

La projection d’une série télévisée en salle de cinéma ne peut s’opérer qu’au prix d’un accompagnement et d’une prise en charge éditoriale participant de son « événementialité ». Séance précédée d’une brève présentation et/ou suivie d’une discussion avec des membres de l’équipe artistique dans le cadre d’un festival, programmation centrée sur une personnalité, un lieu ou une thématique dans le cadre d’une « carte blanche » organisée par un ciné-club, soirée promotionnelle visant à initier en grande pompe le lancement d’une nouvelle saison… Les occasions d’élargir les dimensions de l’écran sur lequel sont projetées les images d’une série télévisée ne manquent pas, mais elles n’ont pas vocation à instaurer une nouvelle pratique contemporaine de cinéphilie. Dès lors qu’elle comporte plus de cinq ou six épisodes, diffuser une saison entière de série télévisée en salle est voué à l’échec : le spectateur n’acceptera jamais de se déplacer au cinéma jour après jour, semaine après semaine ou mois après mois pour connaître la suite d’une œuvre non close (sauf s’il s’agit, comme dans le cas du serial, d’un simple préambule). Sortir d’une salle de cinéma, c’est en effet emporter le film – ou des fragments mémoriels du film – avec soi, se laisser bercer par son souvenir, s’en rejouer mentalement les instants les plus marquants sur le chemin du retour. Le film est une rencontre d’un soir, la série télévisée une relation au long cours. Or, le dispositif de réception joue un rôle fondamental dans cette divergence de temporalité. En redessiner les contours ne serait favorable ni au cinéma ni à la télévision, quoi qu’en disent les bonimenteurs modernes désireux de surfer sur la vague des séries « tout écran ».

Benjamin Campion

Benjamin Campion est enseignant-chercheur en études cinématographiques et audiovisuelles. Il travaille sur l’histoire, l’économie et l’esthétique des séries télévisées, la censure cinématographique et télévisuelle, ainsi que les liens entre cinéma et nouvelles images.