Emmanuel Taïeb (revue “Saison”) : “Il faut que les séries échappent au présentisme”

Le dernier numéro de la revue Saison vient de sortir aux éditions Classiques Garnier. S’y côtoient des thématiques et des séries très variées, de la quotidienne Ici tout commence (dérivée de Demain nous appartient) à la série « ado » Euphoria, du sérial de 1922 La Maison du mystère à la série animée BoJack Horseman, en passant par la britannique Tin Star et l’américaine Goliath. En préambule, le rédacteur en chef Emmanuel Taïeb propose un stimulant éditorial sur les limites du monde « post-télévisuel » dans lequel nous sommes en train de basculer. Il revient plus en détails sur cette problématique et la réponse potentielle que pourrait constituer la création d’une Sériethèque française.

Dans votre éditorial, vous militez pour la création d’une Sériethèque ou d’un Conservatoire des séries. Cela peut paraître paradoxal à l’heure de l’hyperaccessibilité des séries via les plateformes de streaming. Celles-ci n’auraient-elles donc pas, contrairement à l’idée reçue, réglé le problème de la permanence de l’accès aux séries ?

Les plateformes de streaming accroissent surtout le nombre de séries disponibles, avec des visées autant commerciales qu’artistiques. Non seulement l’offre est payante, par le biais d’abonnements, mais elle est éclatée et parfois illisible. En outre, elle vient se superposer aux chaînes des bouquets disponibles sur les box, aux chaînes privées et publiques qui produisent ou diffusent aussi des séries. Sauf pour des professionnels ou des fans absolus, il est difficile d’être abonné à tout et a fortiori de « tout voir ». Et je suis frappé par le fait qu’à un instant T, les séries regardées peuvent être très différentes au sein de groupes ou de sociétés données. Au moins le cinéma a l’avantage d’avoir des sorties hebdomadaires, qui permettent, dans l’idéal, d’imprimer un rythme commun aux spectateurs, et donc d’avoir des films partagés. Mais le rythme de diffusion des séries est propre à chaque plateforme, et il est vraiment délicat à suivre. Résultat : personne ne voit la même chose !

Paradoxalement, donc, les séries sont à la fois partout et nulle part. Elles sont « déterritorialisées », manquant d’un lieu central, qu’il soit en dur ou hybridé avec un accès numérique distant, comme l’est la Bibliothèque Nationale de France. Une Sériethèque française serait la « plateforme des plateformes », sans limite de conservation des œuvres. Si on considère que les séries sont une forme d’art, alors il faut qu’elles échappent au présentisme et possèdent un écrin qui puisse les valoriser, bien au-delà de leur diffusion initiale. C’est la condition d’une transmission et d’un partage.

Vous déplorez la disparition contemporaine d’un « effet de rareté » qui aurait longtemps fait de la série télévisée l’objet d’une expérience spectatorielle commune, collective, partagée, par le biais d’un médium s’adressant au « grand public ». Qu’implique, selon vous, le renoncement de certaines plateformes (Netflix en tête) aux grilles de programmes et aux rendez-vous attenants ?

La culture sérielle commune n’est pas la même quand vous avez trois chaînes hertziennes et 207 comme aujourd’hui ! Mais la vraie révolution n’est pas simplement la profusion de chaînes, c’est l’asynchronisme des plateformes. C’est le moment où ces plateformes ne font plus de la télévision à l’ancienne, mais proposent un flux que les spectateurs rejoignent à leur convenance, pour regarder ce qu’ils veulent quand ils veulent. Ça ringardise le rythme télévisuel, même s’il reste très structurant (le journal de « 20 heures »), et ça permet de ne pas être dépendant d’une diffusion unique qu’on pourrait rater. Mais la catch-up TV et les programmes des plateformes ne restent pas en ligne indéfiniment. Nous n’avons pas toujours conscience que tout figure dans un catalogue temporaire.

Tout cela produit des effets problématiques : l’offre sérielle est immaîtrisable, cet éclatement n’autorise plus une expérience sérielle commune (nous regardons tous des séries, mais pas les mêmes), sans compter qu’il y a des niches thématiques et des publics cibles. L’idée d’un effet édifiant ou démocratique des séries doit être réexaminée à nouveaux frais. Il faudrait aller davantage dans le détail et faire des études de réception pour savoir qui a vu quoi, quand, et avec quelle impression. Les juges de la Cour suprême qui mettent fin à la jurisprudence Roe vs Wade, garantissant le droit à l’avortement, ont-ils bien regardé The Handmaid’s Tale ou Orange is the New Black ? Et même s’ils l’avaient fait, n’y auraient-ils vu que des fictions sans connexion avec le réel ? Les mondes sociaux restent irréductibles les uns aux autres, et les séries ne les relient pas.

Vous stipulez que, « eu égard aux modes de diffusion actuels, les séries ont une date limite de consommation ». Pourriez-vous développer cette idée ?

L’appétence pour les séries est aussi ce qui produit leur péremption. Il y a une attente insatiable pour de la nouveauté, qui conduit les sociétés de production à une course ininterrompue, mais en oubliant au passage que les œuvres d’art sérielles relèvent aussi du patrimoine. On regarde les dernières sorties, mais pas le reste du catalogue, et nombre de séries sorties quelques années plus tôt quittent complètement les radars. Or, ces séries « anciennes » conservent toute leur noblesse, et méritent qu’on y revienne.

On pense trop souvent que les séries se limitent à leur récit interne, dont on veut connaître la suite, alors que leur écriture, leur réalisation, leur économie, ce qu’elles enregistrent de leur époque, leurs acteurs et actrices sont, à l’instar de ce qui passe pour le cinéma, ce qui fait leur force. Là encore, les séries appellent un lieu capable d’être une boussole une fois que la première diffusion est passée. Ce « service après-vente » est même le moment où commence réellement la vie d’une série et son inscription dans l’histoire.

La profusion actuelle de séries empêche-elle de (re)voir les jalons d’hier ? Comment contrer cette course en avant, cette injonction d’un « ici et maintenant » qui réduit les séries à des produits « consommables » et sitôt oubliés ? Comment rendre aux séries leur « présence », par-delà leur disponibilité et au défi du temps de l’immédiateté ?

Ce qui s’est passé d’étonnant et d’inquiétant avec le morceau « Running Up That Hill » de Kate Bush, qui date de 1985, dans Stranger Things, ce n’est pas qu’il soit approprié par une nouvelle génération de spectateurs, c’est que cette génération ne le connaissait pas… Artistiquement, est-on condamné à n’écouter et ne regarder que les productions qui nous sont absolument contemporaines ? Alors même que nous disposons déjà d’importants catalogues d’œuvres accessibles. À ce compte, Mozart ou John Ford devraient sombrer dans l’oubli après leur disparition. Ce qui manque en fait, ce sont les passeurs, pour s’y retrouver dans cette jungle. Et je me réjouis que les frères Duffer jouent ce rôle, et que les années 1980, celles de mon enfance, soit iconisées !

Plus sérieusement, avoir une Sériethèque française permettrait de faire échapper les séries à une consommation accélérée pour les rendre à l’art. Pour les montrer, les commenter, les relier, les partager et les inscrire dans une mémoire pérenne et accessible. Aujourd’hui en France, où pourrait-on envisager une rétrospective Damon Lindelof, David Simon, voire Steven Bochco ? Il n’y a tout simplement pas de lieu dédié. La Sériethèque proposerait en fait un festival des séries toute l’année.

Saison. La revue des séries, n° 3, « Varia », sous la direction d’Emmanuel Taïeb. Classiques Garnier. 130 pages, 12 €. ISBN : 978-2-406-13298-1.

Benjamin Campion

Benjamin Campion est enseignant-chercheur en études cinématographiques et audiovisuelles. Il travaille sur l’histoire, l’économie et l’esthétique des séries télévisées, la censure cinématographique et télévisuelle, ainsi que les liens entre cinéma et nouvelles images.