Il arrive que l’histoire contemporaine s’invite dans la fiction bien au-delà du clin d’œil ou de l’allusion glissée au détour d’une conversation. Depuis que la pandémie de Covid-19 s’est propagée d’est en ouest, le plus grand flou règne sur la possibilité de tourner des scènes nécessitant un semblant d’intimité. Se dirige-t-on vers une télévision « sans contact » ?
Parmi ses innombrables répercussions, la crise sanitaire mondiale n’a pas manqué d’accélérer la virtualisation des interactions sexuelles au cinéma et à la télévision américaine, apparentant le moindre contact entre acteurs à une menace. La coordinatrice d’intimité Alicia Rodis estime toutefois que la distanciation prônée comme solution la plus immédiate n’est que provisoire, les rapports intimes faisant partie de la nature humaine :
Je ne pense pas que supprimer toute scène d’intimité, de combat ou de proximité va devenir une pratique durable. Nous vivons une période très particulière, mais l’intimité et la violence n’ont pas disparu du monde réel. Les gens sont toujours capables d’entretenir des rapports intimes, de différentes manières – c’est inhérent à la nature humaine. Certaines normes peuvent être amenées à évoluer, en fonction du lieu où se situe l’action – nous allons peut-être devoir faire preuve de créativité pendant un certain temps –, mais il nous incombe toujours, en tant qu’artistes, de raconter ces histoires.
Rodis concède toutefois qu’elle va devoir soupeser, au cas par cas, en accord avec le référent Covid présent sur le plateau, la nécessité de demander aux acteurs de se serrer la main ou de s’embrasser devant la caméra. Immanquablement, le curseur se déplace, sans date d’échéance préétablie : « Un baiser, une scène d’amour, sont désormais aussi difficiles à mettre en scène qu’une poursuite en voiture. Parlera-t-on bientôt de censure sanitaire[1] ? » s’interroge Élizabeth Lequeret au sujet du cinéma français.
Le soap opera, premier de cordée
Les premiers effets concrets de cette (auto)censure n’ont pas tardé à se manifester dans une autre industrie : celle du soap opera, qui a pu reprendre son activité avant les autres en raison de son ancrage narratif dans le quotidien des spectateurs, mais aussi de son tournage sur un plateau dédié. En Australie, la remise en marche précurseuse de Neighbours (Seven Network/Network Ten/10 Peach, 1985-) s’est effectuée, fin avril 2020, sans figurants et sans contacts physiques entre les acteurs. Les producteurs ont, en effet, expliqué qu’ils couperaient les coups de poing avant l’impact, et les baisers avant la rencontre des lèvres, en comptant sur l’imagination du public pour combler le vide.
Iain MacLeod, producteur du soap opera britannique Coronation Street (ITV, 1960-), a également confié que la réactivation de sa série, un mois et demi plus tard, avait nécessité de renoncer à toute intimité et, même, à toute proximité entre les protagonistes :
Nous avions une scène, située dans un univers pré-pandémique, qui nécessitait qu’un personnage essaie d’en embrasser un autre, ce qui n’est plus réalisable aujourd’hui. Le scénariste a donc dû revoir sa copie, et rendre l’interaction verbale – ce qui fonctionne tout aussi bien.
Bradley Bell, producteur exécutif et scénariste principal du soap opera américain The Bold and The Beautiful (CBS, 1987-), s’est mis en quête de parades supplémentaires, comme le tournage séparé des scènes de baiser (chaque acteur se présentant à son tour devant la caméra), la sollicitation des conjoints des acteurs pour les scènes d’amour (après un test de dépistage du Covid-19), ou l’emploi de mannequins et, même, de poupées gonflables, maquillées et coiffées de perruques, qui servaient jusque-là à passer pour des défunts[2]. Ce genre d’artifice apparaît cependant difficilement concevable en dehors du giron des soap operas, dont le rythme intensif de fabrication nécessite de trouver les solutions les plus pragmatiques et immédiates possibles.
De manière générale, se pose à la fiction un problème directement lié à la propagation et au taux de létalité du Covid-19 : les seniors sont les moins épargnés. Selon MacLeod, c’est la raison pour laquelle les scénaristes de Coronation Street ont dû « mettre de côté les arcs narratifs des acteurs plus âgés ». Ceux-ci ne pouvant se présenter en toute sécurité sur le plateau, ils disparaissent (momentanément) de la série ; le virus s’insinue ainsi dans la fiction, s’attaquant aux populations les plus fragiles, comme il le fait dans la vie réelle.
Avec deux actrices principales âgées respectivement de 80 (Lily Tomlin) et 82 ans (Jane Fonda), Marta Kauffman, cocréatrice et showrunner de Grace and Frankie (Netflix, 2015-), déplore, en outre, de ne plus pouvoir mettre en scène de baisers entre seniors. Déjà largement tenus à l’écart des représentations sexuelles de la télévision américaine, ces derniers en viennent à perdre le droit de manifester la plus élémentaire des intimités à l’écran. Là encore, le Covid-19 ne sévit pas uniquement sur les conditions de tournage des séries télévisées, mais aussi sur leur diégèse.
[1] Élizabeth Lequeret, « Les jours d’après », Cahiers du cinéma, no 767, août 2020, p. 57.
[2] Interrompue en avril 2020, la diffusion de la série a repris le 20 juillet sur CBS.