Le passage d’une année à l’autre est le moment des rétrospectives en tout genre. Au Japon, une série de personnages au design kawaii typique du pays figure de façon proéminente parmi les marques les plus populaires et les marchandises les plus vendues en 2022. Il s’agit des héros du manga Chiikawa (en photo ci-dessus) – une abréviation de « quelque chose de petit et mignon » – que l’on retrouve désormais sur d’innombrables figurines de collection, porte-clés, accessoires et vêtements en tout genre. L’origine de Chiikawa et le boom qu’il a connu révèle l’ampleur de la culture manga dans l’archipel au-delà des grandes séries produites par des mangaka connus et par des équipes professionnelles.
Chiikawa a en effet débuté non pas dans les pages d’un magasine mais sur Twitter. Son auteure, connue sous le nom de plume de Nagano, reste anonyme. Elle a commencé en 2020 à publier régulièrement des épisodes d’une page, qui ont progressivement gagné en popularité grâce aux partages et aux commentaires enthousiastes. Une année plus tard, une première collection de son œuvre paraît sur papier. En 2022, c’était le tour d’une série d’animation aux épisodes très brefs diffusés tous les vendredis matin. Le phénomène Chiikawa n’a fait que prendre de l’ampleur depuis.
Ce succès n’est en un sens pas surprenant. Ce n’était pas le premier manga lancé par Nagano de la même façon, et elle s’était déjà attiré de nombreux fans. Ses dessins ont le trait simple, mais très efficace, et le monde de Chiikawa qu’elle dépeint présente un mélange intriguant de légèreté (jeux et dégustation de snacks entre amis) et de dangers cachés (objets maudits, monstres qui rôdent). Le monde des affaires japonais est apte à s’emparer de créations qui suscitent le « buzz » et qui se prêtent à une commercialisation lucrative.
Le boom Chiikawa a également été rendu possible par la place centrale du manga dans la culture populaire japonaise. L’industrie professionnelle du manga (dont les œuvres les plus populaires alimentent également l’industrie du dessin animé) est l’un des moteurs de l’économie nippone. Le secteur amateur n’est pas en reste. Il y a les dessinateurs comme Nagano qui publient leurs œuvres sur les médias sociaux et obtiennent reconnaissance et succès. Celles-ci peuvent se trouver dans tous les genres, du commentaire social aux histoires d’amour et à la comédie. Il y a également les innombrables créateurs de « manga fan art », dérivés de leur série préférée, dont les plus sophistiqués ressemblent à des vraies histoires parallèles à l’œuvre originale. Un genre très répandu est la romance imaginée entre héros des mangas populaires. Les plus appréciés sont imprimés professionnellement et jouissent de chiffres de vente non négligeables. Ils peuvent également faire office de portefolio permettant aux plus talentueux de trouver une place dans les équipes de dessin professionnelles. Plus largement, le dessin style manga est un passe-temps très populaire visant simplement aux échanges entre amis.
Vu cette omniprésence, il est naturel que le public japonais accueille à bras ouverts les créations des personnes comme Nagano et soit prêt à dépenser généreusement pour obtenir les marchandises figurant ses personnages préférés. Les médias sociaux et diverses plateformes et forums en ligne rendent plus facile que jamais la diffusion et le partage de l’œuvre des illustrateurs talentueux, qui ne sont plus nécessairement forcés de passer par les grands éditeurs.
Malgré l’exemple des histoires à succès comme Chiikawa, le monde du manga amateur japonais reste néanmoins très artisanal et insulaire, surtout si on le compare aux « manwha nouveaux », ou webtoons, sud-coréens. Ces dernières années, il s’est en effet créé dans ce pays voisin une véritable industrie de production de bandes dessinées digitales, fortement influencées par le manga traditionnel nippon, mais adaptées aux smartphones et à l’âge du scrolling. Plusieurs plateformes dédiées promeuvent les œuvres des dessinateurs en herbe, et ceux qui attirent le plus de lecteurs se voient rapidement offrir un contrat de sérialisation et, pour les plus populaires, une traduction en langue étrangère et une promotion internationale ainsi qu’une adaptation en drame télévisé ou en série d’animation (dont certaines sont désormais confiées à des grands studios japonais). Le résultat est une croissance fulgurante et un chiffre d’affaires impressionnant, qui s’élève à plusieurs milliards de dollars.
Aucune infrastructure similaire, à échelle industrielle et portée internationale, n’existe au Japon. Il arrive que des mangas en ligne comme Chiikawa deviennent des phénomènes, mais ces cas restent rares et ne dépassent pas les frontières de l’Archipel. Cela fait cependant partie du charme de la culture populaire du manga nippone. La plupart de ceux qui y participent ne le font pas dans l’espoir d’obtenir gloire et richesse, mais par passion et amour pour le genre, et entretiennent une tradition profondément ancrée. Le succès de dessinateurs comme Nagano en est d’autant plus réjouissant.