Le scandale qui ne veut pas disparaître

J’avais écrit il y a presqu’un an un billet concernant un scandale tournant autour de la construction sur un terrain acquis dans des conditions louches d’un jardin d’enfant aux idéaux tout aussi douteux, scandale touchant de près le Premier Ministre Shinzo Abe. Si M. Abe espérait s’en être tiré sans trop de dommages, il doit aujourd’hui déchanter. En effet, le scandale de « l’école Moritomo » est revenu en force chambouler la politique du pays.

 

Documents falsifiés

Brève récapitulation des faits : l’école Moritomo s’est trouvée au centre de la tourmente pour avoir obtenu du gouvernement un terrain à prix excessivement bas. Le Premier Ministre s’est trouvé impliqué par les sympathies nationalistes qu’il partage avec le fondateur de l’établissement et à travers sa femme, nommée directrice honoraire. Le retour de l’affaire sur le devant de la scène est dû à un reportage du journal Asahi Shimbun, confirmé par le Ministre des Finances, révélant que des documents présentés au Parlement l’année dernière avaient été falsifiés pour éliminer toute référence au couple Abe et à leurs liens avec l’organisation Moritomo. L’ouragan qui a suivi et qui a bloqué toute autre activité au Parlement ne fait pas mine de retomber de sitôt, et un bureaucrate haut placé a été appelé à témoigner.

La question du degré d’implication de l’office du Premier Ministre et du Cabinet est maintenant au centre des spéculations. Il se peut que certains bureaucrates aient agi de leur propre initiative pour protéger le Cabinet, mais les rivaux politiques de M. Abe, certains au sein de son propre parti, se demandent à voix haute à quel point il est vraisemblable que les aides du Premier Ministre n’aient rien fait pour étouffer l’affaire.

 

Quoi qu’il en soit, le scandale pèse déjà lourdement sur plusieurs personnes sacrifiées pour protéger M. Abe. Le fondateur de l’école Moritomo et sa femme sont maintenant en prison pour « fraude aux subventions »; le chef de l’administration fiscale, appelé à témoigner prochainement, a vu sa carrière détruite ; et, plus tragiquement, un employé du Ministère des Finances qui avait effectué certaines des falsifications s’est suicidé, laissant derrière lui une note exprimant son désespoir de se retrouver désigné comme bouc émissaire, alors qu’il ne faisait que suivre les ordres de ses supérieurs.

 

Le futur du Cabinet peu clair

On peut donc comprendre le mécontentement du public, conduisant à une chute de popularité importante dans les sondages et à plusieurs manifestations contre le gouvernement (un fait relativement rare au Japon). Une grande majorité des personnes interrogées réclame déjà la démission du Ministre des Finances. Celui-ci, Taro Aso (en photo ci-dessus avec M. Abe), est cependant un ancien premier ministre, le descendant d’une des plus grandes dynasties politiques du pays, chef de la seconde plus grande faction du Parti libéral-démocrate (PLD), le parti au pouvoir. Son soutien est donc vital pour M. Abe, et sa position au sein du parti solide. Il affirme pour le moment sa détermination à rester à son poste, mais la pression continue de monter.

 

Quant à M. Abe lui-même, il a jusqu’à maintenant fait preuve d’une impressionnante résilience, donnant tort, au fil des dernières années, aux analystes qui ont à plusieurs reprises prédit la fin de sa vie politique. Dans un système politique caractérisé par la brévité des mandats de la plupart des Premiers Ministres (32 se sont succédé depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale), il a en effet réussi à s’imposer en tant qu’homme incontournable, aidé par ses succès électoraux, sa bonne lecture des vents politiques, et sa forte conviction d’avoir été investi de la mission quasi-divine de revitaliser le Japon. Il semble aujourd’hui encore peu probable que M. Abe soit poussé à la démission (même si des nouvelles révélations l’impliquant directement pourraient changer la donne). L’impact du scandale sur son agenda est cependant très important. Le budget pour l’année 2018 est bloqué au Parlement, et la révision de la Constitution japonaise, l’ambition la plus importante du Premier Ministre, paraît à nouveau hors de portée malgré plusieurs mois d’intense activité.

M. Abe doit également obtenir sa réélection à la tête du PLD au plus tard en septembre de cette année, sans quoi il sera forcé de quitter son poste. Cette réélection paraissait acquise d’avance – le parti avait même changé ses statuts pour abolir la limitation à deux mandats qui faisait obstacle au Premier Ministre. Tant que le scandale Moritomo continue de dominer l’actualité, cependant, il est facile d’imaginer que le PLD se fatigue des controverses de plus en plus fréquentes suscitées par l’administration de M. Abe et cherche un remplaçant plus sobre et moins compromis. Toute rumeur en ce sens serait mortelle pour son autorité. Les talents de survivant du Premier Ministre vont être mis à rude épreuve.

Antoine Roth

Antoine Roth est professeur assistant à l'Université du Tohoku à Sendai, au Japon. Genevois d'origine, il a obtenu un Master en Etudes Asiatiques à l’Université George Washington, et un Doctorat en Politique Internationale à l'Université de Tokyo. Il a également effectué un stage de six mois à l'Ambassade de Suisse au Japon. Il se passionne pour les questions sociales et politiques qui touchent le Japon et l’Asie de l’Est en général.