En politique comme en société, un seul mot peut suffire à étouffer le débat et à anéantir toute discussion : la tradition. Acculé dans ses derniers retranchements, l’orateur borné et impuissant se tourner vers elle comme un rempart. Il verra sa simple évocation comme le plus fort des arguments ; celui qui que l’on ne remet pas en question. Et ainsi, hélas, justifiera parfois la bêtise la plus crasse…
Ne voyez ici aucun procès d’intention. La tradition n’est pas, par nature, mauvaise. Établie au cours des décennies ou des siècles, elle n’est pas née par hasard. Souvent, elle est la construction d’une réflexion, d’un compromis, d’une nécessité de vivre-ensemble. Elle rassure car elle peut transporter la sagesse de plusieurs générations. Elle apaise car elle semble communément admise.
Ainsi, certaines me sont chères : la liberté d’opinion et de religion, qui a poussé la Suisse à accueillir les protestants fuyant les persécutions, par exemple, la tradition humanitaire, qu’Henri Dunant a su concrétiser par la création de la Croix-Rouge… Ce sont des héritages que je regarde avec fierté et admiration.
À l’inverse, il ne faut pas oublier que la tradition est le fruit du passé, et non du présent. Qu’elle provient d’un autre monde, et d’un autre contexte. Parfois, le passage du temps l’a si peu changée que la tradition n’est plus en phase avec la réalité moderne.
Parfois, pire encore, elle n’est que l’invention de qui l’invoque ; le fruit de l’imagination de son auteur qui croit déceler à sa vision des racines qui n’existent guère. C’est là, naturellement, que son évocation peut être la plus dangereuse.
Mais le plus grand problème n’est pas tant la tradition elle-même que sa récupération aveugle et parfois bornée. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui évoquent la «tradition judéo-chrétienne» à la base de l’Europe. Mais plutôt que d’y voir l’amour de son prochain, ses tenants en abusent parfois pour justifier la fermeture de portes et des frontières face à l’autre, le réfugié, sous prétexte qu’il est musulman.
D’aucuns évoquent la «famille traditionnelle». Mais là aussi, il ne s’agit pas tant d’admirer le rôle important de l’homme et de la femme (en soutenant, par exemple, des droits égaux pour les deux) que la volonté d’exclure les familles qui différeraient : monoparentales, recomposées ou homoparentales, par exemple.
À les entendre, on pourrait croire que la Saint-Barthélémy est un héritage précieux pour notre identité ou que la soumission de la femme à l’homme dans la famille médiévale est une coutume sur laquelle devrait reposer notre avenir. En d’autres termes, certains voient la tradition comme une façon d’exacerber les différences et d’écarter ou d’exclure ceux qui divergeraient de leur construction idéale.
Ma vision est inverse : je me reconnais dans celui prône la liberté d’expression quelle que soit son origine, je me reconnais dans le peuple qui vote où qu’il soit dans le monde, je me reconnais dans celui qui prête secours aux victimes quelle que soit sa religion ou sa couleur de peau. Je refuse les traditions qui enferment et qui séparent ; j’aime celles qui libèrent et qui rassemblent. Ce sont elles qui ont fait notre histoire !