Qui paie, commande ? La question du pouvoir dans la relation philanthropique

Je connais bien les deux versants de la relation philanthropique, ayant tour à tour été dans la position du demandeur et dans celle de membre d’un conseil de fondation appelé à statuer sur des demandes de dons. Du point de vue du bénéficiaire, donner semble un geste simple. Mais comme l’a dit Bill Gates, « Il est aussi difficile de dépenser intelligemment son argent que de le gagner. » Pour leur part, les conseils de fondation n’ont pas toujours conscience du rapport de force qui régit cette relation.

Donateurs et bénéficiaires
La relation entre donateurs ou fondations et bénéficiaires représente un aspect fondamental de la philanthropie, mais aussi l’un des plus controversés. Comme de nombreuses études l’ont démontré, cette relation est généralement dominée par les instances donatrices. Donner et recevoir seraient les deux pôles d’un transfert à sens unique. Cette vision de la relation illustre l’attitude paternaliste qui prévaut dans de nombreux conseils de fondation, selon laquelle le rôle des bénéficiaires se cantonne à présenter leur projet, obtenir un don, et se montrer reconnaissants. Qui paie, commande, dit-on. Mais ce principe vaut-il aussi pour la philanthropie ?
Sur le plan économique, les fondations sont essentiellement des prestataires de services. Le service qu’elles proposent ne se limite pas à distribuer de l’argent, mais consiste plutôt à sélectionner ou définir les projets et des programmes qui leur permettront de réaliser leurs objectifs. C’est en séparant les moutons des chèvres qu’une fondation crée de la valeur pour la société. En effet, les ressources philanthropiques sont limitées, et toutes les idées ne méritent pas de voir le jour. Les fondations contribuent au bien public en soutenant les projets les plus innovants, pertinents et prometteurs. Pour citer le célèbre philanthrope américain Andrew Carnegie, il est facile de donner à tout le monde, mais c’est le devoir du donateur de dire non.

La valeur d’une fondation dépend de la qualité de ses bénéficiaires
La contribution sociétale d’une fondation se mesure surtout par la qualité des organisations qu’elle décide de soutenir. Son activité de base consiste à financer d’autres organisations, mais ce transfert de ressources ne contribue pas en lui-même à la réalisation des buts de la fondation. L’impact social désiré n’est obtenu que si le bénéficiaire réalise un projet réussi. L’expérience et les compétences des bénéficiaires sont donc des facteurs déterminants du succès d’une fondation. D’où l’importance de mettre en place des processus clairs pour structurer la sélection de projets et le développement stratégique, afin d’attirer les organisations les plus à même de l’aider à réaliser ses objectifs.
A partir du moment où les instances dirigeantes de la fondation prennent conscience de son rôle de « prestataire de services », le paternalisme fait place à une relation de partenariat. À chacun sa contribution : la fondation fournit les ressources, le bénéficiaire apporte ses idées et ses compétences. Depuis quelques années, de nombreuses fondations suisses ont mis en place des stratégies visant à renforcer les relations avec leurs bénéficiaires, entre autres à travers une meilleure communication sur les attentes de la fondation lors de l’appel à projets, des échanges plus fréquents sur le développement stratégique de la fondation, ou plus de transparence dans le processus de sélection.

Le problème du feedback
Cela dit, le déséquilibre inhérent à la relation philanthropique crée un autre problème, tout aussi tenace : un manque de feedback sur l’efficacité de l’action de la fondation. Les mieux placés pour fournir ces informations – les bénéficiaires – ont trop à perdre. En effet, l’identification des fondations et la préparation des demandes de dons représentent un travail titanesque. Une fois la relation établie, les bénéficiaires évitent de la remettre en question par un excès de franchise. Lors de leurs échanges avec les représentants de la fondation, ils ont à toujours à l’esprit leur prochaine demande de fonds. Les autres intervenants – la famille fondatrice ou l’autorité de surveillance, par exemple – n’ont pas une connaissance assez détaillée des activités de la fondation pour faire un retour utile. Par conséquent, les fondations communiquent très peu sur leurs échecs. Pour encourager un regard plus critique, Paul Brest, l’ancien président de la Fondation Hewlett Packard, avait lancé un concours interne du « pire projet sélectionné ». Bref, les fondations doivent non seulement apprendre de leurs erreurs, mais aussi adopter une démarche d’amélioration continue. Autre possibilité pour solliciter plus de feedbacks : le sondage anonyme. Le Center for Effective Philanthropy aux États-Unis a développé un questionnaire destiné à jauger la perception des bénéficiaires envers les fondations donatrices. En 2019, le Center for Philanthropy Studies (CEPS) de l’université de Bâle a réalisé un sondage de plusieurs centaines de bénéficiaires à la demande de sept fondations suisses.

Deux résultats sont particulièrement intéressants : premièrement, la demande de don avait beaucoup plus de chances d’aboutir s’il y avait eu un contact personnel direct avec un représentant de la fondation. Deuxièmement, les organisations dont les projets ont été retenus ont consacré presque deux fois plus de temps à préparer leur dossier.

Enfin, les fondations doivent également réfléchir à comment intégrer les bénéficiaires plus en amont dans l’élaboration de leur stratégie. Une meilleure compréhension de leurs besoins pourrait aider la fondation à améliorer ses critères de sélection, par exemple. Certaines fondations invitent même les bénéficiaires à participer à la sélection de projets.

En conclusion, pour augmenter leur impact social, les fondations doivent soigner la relation avec leurs bénéficiaires, notamment en développement des modalités de communication plus bidirectionnelles.

La version française du “Grantee Review Report” est disponible sur le site du CEPS.

Fiscalité de la philanthropie : trois pistes pour la Suisse

Alors qu’elle n’a longtemps été discutée que dans des cercles académiques restreints, la fiscalité de la philanthropie suscite depuis peu une attention marquée. Cela découle notamment de tendances globales ainsi que d’événements plus ponctuels (dont évidemment la pandémie actuelle) qui encouragent la collecte massive de fonds caritatifs. Certaines estimations évaluent la philanthropie à près de 5% du GDP mondial ; l’on saisit ainsi l’intérêt d’un débat sur ses aspects fiscaux, une composante non négligeable.

Comme le démontre le récent rapport de l’OCDE sur la fiscalité et la philanthropie, résultant d’une étroite collaboration avec le Centre en Philanthropie de l’Université de Genève (Geneva Centre of Philanthropy – GCP), un grand nombre de pays encouragent la philanthropie privée par le biais d’incitations fiscales, c’est-à-dire en renonçant dans une certaine mesure à percevoir l’impôt afin de favoriser des initiatives altruistes privées. Ce rapport international, qui constitue la première étude comparative approfondie des cadres juridiques et des pratiques relatives aux aspects fiscaux des initiatives philanthropiques, aborde la question la plus importante de ce débat : quels systèmes et pratiques juridiques sont les plus propices pour soutenir et renforcer le secteur philanthropique ? Parmi les recommandations, trois d’entre elles sont particulièrement intéressantes du point de vue suisse.

Quels sont les objectifs politiques du soutien fiscal à la philanthropie?
Tout d’abord, il serait utile d’identifier clairement les objectifs politiques poursuivis par le soutien à la philanthropie. Cela peut sembler évident, mais le message demeure en l’état peu clair à cet égard. Or, l’objectif politique définit le type d’incitations fiscales à mettre en place, et ces dernières n’ont pas les mêmes effets sur les finances publiques et les contribuables.
Par exemple, l’objectif final consiste-t-il à maximiser à tout prix les dons philanthropiques? Le système suisse pourrait alors globalement s’avérer opportun, étant donné la possibilité, dans certaines limites, de déduire les dons du revenu (personne physique) ou du bénéfice (personne morale) imposables. Dans un système d’imposition avec des taux progressifs, tel le nôtre, ce type d’incitation profite – et incite donc – en effet plus aux contribuables aisés, qui sont précisément ceux qui donnent le plus en termes quantitatifs absolus.
Toutefois, il existe d’autres manières d’encourager la philanthropie, tel que le crédit fiscal (adopté par exemple par la France), en vertu duquel le montant du don est déduit directement des impôts dus (et non du revenu imposable). Ce procédé est considéré comme plus égalitaire car l’avantage retiré par les contribuables est indépendant de leurs revenus ou de leur fortune : une donation, par exemple, de cent franc suisses, déduite de la facture fiscale, a la même valeur pour tous les contribuables. Il a par ailleurs été démontré que d’autres types d’incitations peuvent encourager davantage les dons, par exemple le « matching », par lequel l’Etat s’engage à verser directement à l’entité bénéficiaire du don un montant supplémentaire correspondant à un certain pourcentage du don privé. Enfin, il convient de considérer également le système dit « d’allocation », qui offre aux contribuables la possibilité de désigner (en général dans leur déclaration) les organisations caritatives auxquelles une partie de leurs impôts doit être versée. Bref, les options sont nombreuses et méritent une considération approfondie.

Les donations transnationales : une piste d’avenir ?
Une autre suggestion politique importante du rapport de l’OCDE consiste en la réévaluation des restrictions actuelles en matière de soutien fiscal à la philanthropie transfrontalière. Deux raisons principales justifient l’approche actuelle en Suisse. Premièrement, du point de vue budgétaire, accorder des incitations fiscales pour des donations qui quittent le territoire helvétique signifie en quelque sorte que les activités caritatives étrangères sont financées par des fonds publics suisses. Deuxièmement, du point de vue pratique, il peut être difficile de vérifier si les montants donnés bénéficient in fine réellement à des organisations d’intérêt public. Comme le souligne toutefois le rapport OCDE, ces arguments et problèmes sont surmontables. Au vu de la nature des enjeux, dont certains sont globaux (par exemple, les questions climatiques), limiter l’action philanthropique aux frontières nationales peut s’avérer non seulement moralement discutable mais également objectivement inefficace.

La question (pas si ennuyeuse !) des données…
Une dernière recommandation significative consiste à améliorer la collecte et la publication de données sur les incitations fiscales en faveur des dons philanthropiques. La Suisse affiche au demeurant un net retard en la matière. Si le fédéralisme est certainement l’une des explications de cette situation, il demeure gênant, en l’absence de données suffisantes et d’études sur le sujet, de ne pas pouvoir évaluer l’efficacité des incitations fiscales en faveur de la philanthropie en Suisse. Des progrès dans ce domaine amélioreraient la transparence et la compréhension, tout en renforçant la confiance générale à l’égard des initiatives philanthropiques, dont l’opacité est parfois critiquée.

Une mise en œuvre envisageable?
Comment arriver alors à plus d’efficacité, de flexibilité et de transparence ? Le GCP va naturellement continuer à étudier attentivement ce domaine, dont le caractère stratégique a été à nouveau mis en lumière dans le cadre de cette collaboration avec l’OCDE. En parallèle, le législateur fédéral, qui débat depuis plusieurs années de l’initiative Luginbühl, serait bien inspiré de se poser d’ores et déjà les questions les plus pertinentes en la matière. Cette initiative, qui vise à renforcer l’attractivité de la Suisse pour les fondations, passe en effet à côté d’éléments dont l’impact potentiel sur les conditions cadres serait bien plus important, tels que le but même du système, les donations transnationales ou encore la disponibilité des informations.

Les bonnes résolutions de la nouvelle année incluent-elles l’audace nécessaire à aborder ces grandes questions de fond ?

Esprit de Noël, esprit de famille

En mars, ma fille ainée de 15 ans me demandait si l’épidémie du Covid19 entrerait dans l’histoire avec un grand « H ». J’aurais été alors bien en peine d’anticiper ces mois éprouvants que nous avons tous vécu, qui marqueront sans nul doute les histoires de chacun d’entre nous.

Ces dernières semaines, nous avons pu ressentir combien le lien intergénérationnel avait été malmené, en stigmatisant soit les jeunes, soit les anciens, pour des raisons différentes. Exacerbé par cette crise, ce lien est pourtant déjà fragile tant la société en 2-3 générations a changé. À l’heure où la célébration de Noël se recentre autour de la famille, première ou recomposée, c’est pourtant aussi au sein de la famille même que ce lien peut, et doit, aussi être développé.

Car les fêtes de Noël et de fin d’année sont une formidable invitation à penser notre lien à l’autre. Le lien avec celui qui est un être connu – dans le cadre de la famille par exemple -, le lien avec l’être inconnu aussi, partie de notre société, proche ou lointaine.

Le don pour l’autre, vers l’autre

Donner nous met en relation avec toutes ces personnes qui ne font pas partie de notre cercle, ces « inconnus ». La philanthropie s’adresse d’abord à tout ce qui n’est pas « soi », et ce quel que soit la taille ou la forme du don. Yann Dezarzens, responsable de la Fondation Mère Sofia qui aide les plus démunis à Lausanne, me confiait le week-end dernier : « Nous avons une longue liste d’attente de nouvelles personnes qui souhaitent faire du bénévolat pour nous aider. » En initiant ce mouvement vers l’autre, c’est soi-même que l’on transforme progressivement dans la rencontre de l’engagement.

Je ne crois pas que la philanthropie des Ford et Carnegie hier, ou des Gates et Zurckerberg aujourd’hui, soit la norme. Toute aussi fascinante qu’elle est, cette philanthropie est une exception anglo-saxonne. Aujourd’hui il y a un chemin qui se dessine ailleurs avec une philanthropie plus discrète et moins incarnée, mais pas moins engagée ni moins exigeante, et qui par sa posture même laisse plus de place à l’autre. Soudain, « ma philanthropie » devient « notre philanthropie ».

La philanthropie comme vecteur d’un dialogue intergénérationnel

« Le temps ne fédère pas non plus, mais sépare les générations. Ce qui réunit les hommes et les femmes, ce sont les valeurs. (…) La philanthropie familiale devrait permettre aussi bien de fédérer les membres de la famille que le personnel de l’entreprise autour de valeurs communes. » évoque Thierry Mauvernay dans l’introduction du Family Philanthropy Navigator, un livre récemment publié par la Chair Debiopharm de Philanthropie de Famille à l’IMD, et consacré à la philanthropie en famille.

Alors comment définir et stimuler ces valeurs communes ? Des valeurs qui, la plupart du temps, sont le fruit de comportements. Aider les autres, nous apprend à nous comprendre nous-mêmes dans l’altérité de l’autre qui n’est pas moi. La philanthropie devient une expérience familiale fondatrice pour développer différemment un socle commun dans une culture de plus en plus laïque.

D’expérience, je constate que si construction n’est pas toujours aisée, lorsqu’elle est bien menée elle fonctionne comme un révélateur des divergences comme des rencontres. La philanthropie devient alors un espace de discussion et d’échange entre les générations où les visions différentes peuvent se confronter pour s’additionner.

Autrement dit, à l’heure où nous nous interrogeons ce qui est « normal » en cette fin d’année, nous voyons combien, jeunes ou aînés, nous sommes à la recherche de sens dans ce que nous entreprenons, ou en lien avec ce que faisons ou ce que nous possédons. La reconnaissance de l’interdépendance des générations comme de l’autre comme partie prenante. L’empathie comme la générosité peuvent ainsi tout à fait côtoyer la philanthropie sans échelle de valeur aucune.

Sur ces mots, qui je l’espère vous inspireront – et nourriront qui sait les discussions familiales pendant les fêtes autour d’engagements actuels ou à venir – je vous souhaite une très beau Noël.

 

Pourquoi donner ?

Les études de neuro-imagerie le montrent : le comportement généreux procure du plaisir et, par sa connexion à d’autres zones du cerveau, participe à créer une sensation de bonheur. Cela fait-il de la recherche du plaisir la motivation à donner ?

Certains le pensent, qui trouvent là une justification empirique aux thèses avancées voici deux siècles par David Hume. Hume en effet ne nie pas qu’un fond de générosité nous lie à nos proches, mais qui s’estompe à mesure que nous nous en éloignons, car plus qu’à la bonté, la générosité se rapporte au plaisir égoïste trouvé dans la relation. Quant à celui ou celle-là qui se montrerait généreux par-delà ce cercle, il n’échapperait pas à la logique égoïste et hédoniste, d’une attente secrète de rétribution dans l’autre monde.

On objectera que ce n’est pas parce que la générosité procure un certain plaisir qu’elle n’est motivée que par lui, et moins encore par cette sorte de plaisir particulier qui le rapproche du moteur des économies marchandes. Tout au plus, cela conduit-il à nuancer Descartes et Spinoza qui réduisent la générosité à un simple devoir rationnel.

Alors pourquoi donner ?

Voici un siècle, Marcel Mauss faisait une hypothèse inverse à la maximisation du plaisir par calcul d’intérêt. L’Essai sur le don vise à faire apparaître une logique plus archaïque et plus profonde : celle du don et du contre-don. Mauss part du « potlatch », le type d’échange qu’on trouvait parmi les tribus du nord-ouest américain, où chaque chef se montrait prêt à dépenser toute la fortune de son clan, pour prouver à celui qui l’avait invité qu’il n’était pas son obligé. Réponse au don, le contre-don, à la fois inattendu et excessif, trouverait sa racine dans une lutte pour le prestige. Mauss en rapporte la logique à la « force magique » des choses échangées. Donner en retour, serait faire revenir la force contenue dans le don à son origine chez le donateur. L’économie du don, suppose ainsi une sorte d’efficacité du rite, indépendante de la qualité des personnes, qui au fil des cycles, tisserait entre les donateurs et les donataires un réseau de dettes, d’obligations et de responsabilités réciproques à l’effet pacificateur.

Plusieurs travaux contestent cependant cette analyse qui fait reposer l’exigence d’un retour sur la chose donnée. Pour Paul Ricœur le véritable enjeu du don, comme de la générosité, serait plutôt l’acte mutuel par lequel deux êtres se reconnaissent, le don n’étant que le gage sans mot de cette reconnaissance : « Le fonctionnement du don serait en réalité non pas dans la chose donnée, mais dans la relation donateur-donataire, à savoir une reconnaissance tacite symboliquement figurée par le don. (2004, p. 24) En donnant, le donateur manifesterait qu’il reconnaît le donataire, qui, reconnu, pourrait sans contrainte le reconnaître à son tour. De cela, chacun peut faire l’expérience banale, lorsque le bienfait ou le cadeau reçus, ou même la simple politesse, nous font expérimenter « le petit bonheur d’être reconnaissant et d’être reconnu ».

Il y a sans aucun doute du plaisir, de la reconnaissance et peut être aussi une rivalité mimétique dans tous ces cadeaux, petits ou grands, que nous nous offrirons en cette fin d’année, et même dans nos dons à toutes les œuvres et les causes qui nous sollicitent sans cesse. Que la générosité ne soit pas purement désintéressée ne doit pas nous effrayer. C’est bien.

Mais le plaisir, le prestige et la reconnaissance épuisent ils ainsi le sens du don ? La philanthropie antique esquissait une autre voie que nous avons parfois oubliée : celle de donner pour se prouver à soi-même qu’on n’est pas pris seulement dans sa fonction, dans son rôle ou dans ses biens. Le don ouvrirait alors le donateur à une nouvelle identité. Par sa force d’âme, il se prouverait à lui-même qu’il n’est pas réduit à ce qu’il a et à ce que les autres pensent qu’il est. En se posant comme homme ou femme de bien, le donateur montrerait qu’il est libre. Humain simplement, il s’affirmerait comme l’égal de tous et s’approcherait ainsi paradoxalement des dieux, qui ne font acception de personne, indifférents au plaisir, au prestige et à la quête de reconnaissance.

A relire :

Quelques réflexions sur la générosité et les fondations

La beauté invite à la générosité

Les concerts et les expositions me manquent pendant cette pandémie. En attendant, je me suis intéressé à un essai intitulé “On Beauty and being just“, Elaine Scarry, professeure de philosophie à Harvard, y soutient que la beauté nous aide à porter notre attention sur la justice.

La beauté nous invite aussi à la générosité. Par son appel direct à nos perceptions sensorielles, la beauté nous enveloppe d’une “surabondance de vie”. Dans un monde qui nous pousse à nous recroqueviller sur nous-même, tout particulièrement en ces temps de pandémie, la beauté nous éloigne du centre de nos préoccupations personnelles et attire notre attention vers l’extérieur, vers les autres et, en fin de compte, nous conduit à la générosité, celle qui est radicale tout en étant responsable.

La générosité en action

La générosité resterait un concept abstrait si nous n’avions pas d’outils pour l’exercer. Elle peut prendre différentes formes. Il pourra s’agir d’un geste de bienveillance, d’un mécénat de compétences ou de mettre à disposition du temps – le temps est peut-être notre ressource la plus précieuse. Lorsqu’on parle de générosité matérielle, la fondation sera souvent évoquée.

Comment tenter d’assurer la pertinence et l’efficacité d’une fondation?

La fondation est le pain quotidien de ma pratique d’avocat. J’ai le privilège d’accompagner des personnes qui constituent des fondations dont les buts sont d’intérêt général ou qui souhaitent que ces fondations aient un véritable impact. Dans un environnement complexe et changeant, je réalise toujours plus les difficultés auxquelles ces personnes sont confrontées lorsqu’elles veulent assurer qu’une fondation philanthropique demeure pertinente dans son but, efficace dans sa poursuite.

Tout d’abord, quand quelqu’un constitue une nouvelle fondation, il doit s’assurer d’en formuler les buts et de l’organiser de manière à ce qu’elle puisse traverser les âges en restant fidèle à l’esprit initial tout en demeurant agile. Il conviendra ainsi d’être particulièrement vigilant à formuler le but de manière suffisamment large, en distinguant bien ce qui relève de la finalité, des moyens ou encore des motivations. Au niveau de l’organisation et sauf rares exceptions, il paraît par exemple capital de limiter le nombre possible de mandats des membres du conseil de fondation. Cette mesure permet de diminuer le risque qu’un membre utilise la fondation pour servir ses propres intérêts plutôt que pour poursuivre le but philanthropique fixé dans les statuts. De même, cette mesure permet à la fondation de se garantir de nouvelles énergies et un certain dynamisme sur le long terme.

Mais la question de la pertinence et de l’efficacité ne concerne pas seulement les fondations au moment de leur constitution. Aujourd’hui, 50% des fondations d’utilité publique en Suisse existent depuis plus de 20 ans. La première génération a ainsi souvent laissé place à de nouveaux membres au conseil de fondation. Ces membres ont-ils conservé la même passion pour le but? Ce but est-il d’ailleurs toujours d’actualité? Les ressources de la fondation sont-elles adaptées à son but? Qu’en est-il de son organisation? Tant de questions peuvent se poser. Le droit des fondations est relativement strict lorsqu’on veut toucher aux buts ou à certains éléments de l’organisation de la fondation. L’admissibilité de telles modifications dépendra particulièrement de la pratique des autorités de surveillance, laquelle est parfois irrégulière. En parallèle de ce type de modifications, la fondation pourra amorcer une évolution organique en ayant par exemple une approche plus stratégique, en se coordonnant avec d’autres acteurs et en travaillant sur sa gouvernance et la constitution de son conseil.

Finalement, quand une fondation a fait son temps, qu’elle n’a plus les moyens de ses ambitions, le conseil de fondation et l’autorité de surveillance ne devraient pas hésiter à envisager sa transformation, sa fusion avec une autre fondation ou une fondation abritante, ou encore sa dissolution.

Pour conclure

Alors que la plupart de mes amis artistes attendront encore avant de pouvoir se produire, que certains devront se réinventer pour continuer à contribuer à la beauté, au dialogue et à la réflexion dans notre société, je me rappelle que la philanthropie ne peut se contenter d’être un passe-temps pour se donner bonne conscience ou, pire, un simple gagne-pain pour quelques prestataires de services. Un travail important doit être mené à de nombreux niveaux pour que les fondations philanthropiques demeurent pertinentes et soient plus efficaces. Il en va de leur légitimité, notamment au niveau des avantages fiscaux qui leur sont octroyés, mais aussi de la réputation de la place philanthropique suisse.

Nous devrions tous être prêts à apporter quelque chose à la collectivité

À ma retraite, je voulais continuer à être utile, à rendre service à la collectivité. Les autorités vaudoises m’ont demandé d’apporter mon aide à certains conseils de fondation en difficulté. J’ai naturellement accepté : cela me permet de maintenir des contacts humains et sociaux, ainsi qu’une activité intellectuelle.

Don, partage et responsabilité
Cet engagement m’a inspiré une réflexion autour de trois notions qui me semblent prépondérantes lorsqu’on intègre les instances dirigeantes d’une fondation : don, partage et responsabilité. D’abord, quand on accomplit une action bénévole, on donne de son temps. Il en est de même lorsqu’on accepte de siéger dans un Conseil de fondation, ce qui permet en plus de partager ses compétences et ses expériences. On les met à disposition d’une cause qui nous est chère, qui nous touche. C’est ainsi que je comprends dans ce contexte les deux premiers aspects. Pour ce qui est de la troisième notion, en siégeant dans un conseil de fondation, il est impératif de prendre ses responsabilités. C’est une dimension que beaucoup de membres de conseils ont tendance à oublier. Il s’agit moins d’agir, comme le ferait un bénévole, que de conseiller et de soutenir ceux qui agissent, en leur créant les conditions favorables à la réalisation du but de la fondation.

Une autre responsabilité des conseils de fondation, parfois un peu mise de côté, est le contrôle. Ce n’est de loin pas un rôle agréable, mais il reste fondamental, en assurant justement ces conditions favorables. C’est d’ailleurs dans cette surveillance que réside aussi la plus-value d’un conseil de fondation pour les donateurs, les philanthropes ou les bailleurs de fonds.

Ainsi, appartenir à un conseil de Fondation, ce n’est pas seulement donner et partager, mais aussi et surtout assumer ses responsabilités. Ce dernier point n’est pas toujours pris suffisamment en compte par les personnes qui s’engagent. J’en ai pris conscience ces dernières années en intervenant dans différents conseils de Fondation.

Cela explique partiellement pourquoi il peut être difficile de trouver de nouveaux membres pour les conseils, même si certaines personnes refusent rarement lorsqu’on le leur demande. De manière générale, le recrutement s’avère plus ardu que pour le bénévolat ‘traditionnel’. La bonne volonté ne suffit pas toujours. En effet, cette tâche requiert des compétences financières, juridiques, de management, de ressources humaines ou encore dans le domaine d’activité concerné. Il faut rassembler ces différentes compétences dans un groupe d’individus, qui doivent se compléter et être conscients de leurs responsabilités. Un conseil ne peut se contenter d’enregistrer des décisions.

Aucun d’entre nous ne doit être discriminé
De manière générale, je n’ai pas l’impression qu’on a moins tendance à s’engager de nos jours. Je pense que cet état d’esprit est bien ancré ici en Suisse. Nos compatriotes se rendent bien compte que, malgré le filet social, certains restent marginalisés en raison de leur santé, de leur déficience ou de problèmes professionnels. Bien sûr, l’État les protège, mais cela ne suffit pas toujours. Il faut plus de mesures pour que tout le monde puisse être parfaitement intégré à la société. Pour les personnes présentant une déficience, il ne faut pas se contenter de savoir qu’elles sont dans une institution et se dire que cela suffit. Nous devons tous ensemble nous assurer de leur donner la place qui leur revient.

C’est également valable pour les personnes âgées, et plus généralement pour chaque membre de notre société. Nous avons tous droit à la reconnaissance de notre dignité humaine, quel que soit le moment où l’on se trouve dans notre parcours de vie. C’est mon moteur profond sur le plan philosophique et éthique : personne ne doit être discriminé à cause de son âge, son éducation ou sa formation par exemple. Nous avons toutes et tous les mêmes droits à être intégrés totalement.

Heureusement, même si nous sommes dans une société assez individualiste, beaucoup d’efforts sont déployés. Pourtant, de bonnes démarches se heurtent encore à des seuils ou des blocages budgétaires. L’école inclusive en témoigne. Elle nécessite certes beaucoup d’efforts et des moyens importants, mais de cette façon, on construit la cohésion, on construit le bien commun et on ne laisse personne au bord du chemin.

Pour encourager l’engagement personnel dans notre société, il faut valoriser tous ces bénévoles en mettant en avant leur rôle. J’appartiens à cette génération de baby-boomers qui a eu beaucoup de chance, et rendre un peu de ce que j’ai reçu a toujours été une évidence à mes yeux. Certains pensent que la génération d’aujourd’hui n’a peut-être plus les mêmes perspectives, qu’elle risque de se replier sur elle-même. C’est un enjeu de société intéressant, et je crois qu’il est permis d’espérer car chacun trouve ses raisons.

Je pense que cet engagement est indispensable si l’on veut vraiment contribuer à la cohésion sociale, au bien vivre. Nous devrions toutes et tous être prêts à apporter quelque chose à la collectivité ; cela me paraît une belle motivation.

Illustration : © Fondation Coup d’Pouce

Soutenez la part des anges

Au fur et à mesure que la pandémie touche les différents continents (Afrique, Amérique Latine, Moyen-Orient, Asie du Sud-Est) dans lesquels les donateurs que nous accompagnons soutiennent des projets de développement sur différentes thématiques, il me semble utile de continuer à témoigner des réalités vécues par les acteurs de terrain et surtout les réponses apportées à cette crise sanitaire hors Europe.

Mon propos n’est pas de tirer de constat, je crois qu’il est encore trop tôt pour le faire mais plutôt de partager mon analyse sur la base des échanges réguliers avec les organisations qui viennent en aide aux plus démunis et donner, quand faire se peut, une mise en perspective :

Vulnérabilité

Poursuivre les activités malgré les mesures de confinement plus ou moins strictes prises par les autorités dans chacun des pays concernés. A l’image des PME chez nous, beaucoup d’organisations doivent travailler avec un effectif réduit dans des pays où l’allocation chômage n’existe pas.

Continuité

Concrètement, il faut garder un niveau d’activités, protéger les équipes qui les réalisent, tout en réduisant les salaires et en licenciant une partie des équipes.

Du développement à l’humanitaire

En l’espace de deux semaines, la plupart des organisations ont dû revoir ce qu’on pourrait qualifier de « modèle d’affaire » en passant de services de développement (accès à l’éducation, formation professionnelle, réduction de la pauvreté) à de l’aide humanitaire de base (repas, médicaments) pour leurs bénéficiaires qui sont souvent la population la plus vulnérable (famille vivant sous le seuil de pauvreté avec des profils vulnérables comme personnes âgées, très jeunes enfants, ou encore foyer monoparental,).

Sens du mot partenariat

La majorité des bailleurs de fonds a informé les organisations de leur solidarité quant à la situation et sur l’utilisation des fonds. Cependant, les modalités ne sont pas toujours précisées.

Les amateurs de whisky connaissent bien le concept de la part des anges : il s’agit de la part d’évaporation du breuvage lors de son vieillissement et qui rend le breuvage meilleur. Si l’on fait l’analogie avec le monde de la philanthropie, il peut s’agir des fameux coûts administratifs sur lesquels il existe un débat sans fin. On peut les percevoir comme superflus alors qu’il s’agit bien souvent des salaires des équipes ou autres coûts fixes dont dépendent le bon fonctionnement d’une organisation.

Je ne peux qu’inviter les donateurs à soutenir cette part des anges pour les mois à venir, c’est ce qui permettra aux organisations de se relever. Il ne s’agit pas de signer un chèque en blanc mais plutôt de faire preuve de la même flexibilité que les organisations pour répondre à ce nouveau contexte et de permettre à celles-ci de garder les collaborateurs qu’elles ont mis des années à former et de permettre la réalisation des activités prioritaires au service des plus démunis.

Martial Paris

 

Les solutions provisoires d’aujourd’hui feront-elles le monde de demain ?

Dans le soin, l’alimentation ou la collaboration médicale, le bénévolat a suscité une créativité inédite pour faire face à notre nouveau monde pandémique. Ces innovations sont-elles durables ? Quel futur préfigurent-elles ?

Trouver un producteur ou un commerçant local en Suisse romande n’a jamais été aussi pratique, grâce à la plateforme Local Heroes. Si vous êtes à risque et que vous cherchez un·e volontaire en bonne santé pour faire vos courses, vous le trouverez sur l’application gratuite Covhelp, le site Coronaide.ch, ou une autre initiative locale, parmi les dizaines ayant émergé. Grâce au hackathon #VersusVirus et ses 5000 participants d’autres projets devraient encore voir le jour.

Le point commun de toutes ces innovations ?

Elles sont bénévoles, initiées par des personnes qui ont offert leur temps, leurs fonds et/ou leurs compétences. Et en cela, elles rendent notre monde plus humain. Ces particulier·e·s, ces entrepreneur·e·s, ces étudiant·e·s, ou ces coaches, ont choisi de donner. Spontanément, face à l’urgence, ils ont imaginé des réponses, rassemblé des partenaires, agi. Ils montrent que construire des solutions collectives est possible hors d’une logique marchande et comptable.

Surtout, ces projets créent du lien. On a vu, grâce à la générosité, des contacts se nouer entre des personnes qui n’avaient jamais échangé : habitants d’une même région, d’un même quartier, bénévoles engagés autour d’une même cause… À l’échelle de villes, de villages, de nouvelles solidarités sont nées, des conversations ont été initiées. 20 % des Suisses apprécient l’amélioration des contacts avec leur voisinage selon un sondage SSR.

Enfin, une série de ces micro-initiatives portent en germe de nouveaux moyens pour prendre soin. Elles nous outillent pour être attenti·v·e·s les uns envers les autres, s’impliquer sur un territoire, s’approprier la santé publique, que nous redécouvrons comme un bien commun.

Parmi ces solutions émergentes, lesquelles vont demeurer ?

On peut imaginer que celles qui facilitent la vie, par exemple ces tablettes distribuées par les HUG aux patients pour communiquer avec leurs proches, resteront. Celles qui ont accéléré la réponse à des aspirations de longue date, — consommer plus localement —, sans doute aussi.

Enfin, tout ce qui permet de prévenir d’autres situations d’isolement sera forcément utile à l’avenir. Ainsi, lister les personnes fragiles et isolées dans un quartier facilite leur suivi en cas de très forte canicule, par exemple.

Et après ?

On le voit, la philanthropie, quand chacun se l’approprie, se révèle un puissant espace d’innovation. Dans un monde devenu complexe et incertain, elle ouvre des îlots de simplicité ou s’élabore cet « après », qui, nous l’avons désormais compris, sera forcément très différent. Est-ce que cela préfigure d’autres modes d’organisation sociale ? Aux Pays-Bas, l’entreprise de soins infirmiers Buurtzorg fait déjà florès, avec ses services à domicile holistiques, centrés sur le local et l’humain. Et certains penseurs comme Jacques Attali voient, demain, l’empathie devenir un moteur économique…

Et si finalement, être philanthrope, y compris à petite échelle, c’était, au même titre qu’un entrepreneur, être pionnier ? Initier des solutions ou soutenir celles des autres ? Repenser les liens au monde qui nous entoure ? Le quotidien d’avant-pandémie misait sur la rapidité, l’efficacité, mais il était vulnérable à bien des égards. Les solutions que construisent ces « innovateur caritatifs », parce qu’elles développent des liens durables, contribuent à la résilience de nos sociétés.

Crédit illustration : www.save2020.org

 

La générosité locale en ébullition grâce au Covid-19

C’est à qui offrira le plus ! Les dons et la générosité explosent en cette période de Covid-19. Avec une particularité : ils se « relocalisent », stimulant les communautés locales, soutenant nos voisin·e·s et aîné·e·s … Allons-nous tisser de nouveaux liens ?

Des fleurs, des gants, de la crème pour les mains et de la nourriture en quantité : à Lausanne, le CHUV croule sous les dons pour ses soignants. A tel point qu’il a fallu structurer cet élan : un fonds d’entraide a été lancé, tout comme aux HUG, à Genève, pour recueillir toutes les marques de générosité.

Ce désir d’aider est loin d’être purement financier. Il y a les initiatives technologiques : on ne compte plus les plateformes, souvent montées bénévolement, pour encourager la consommation locale. Ni les collectifs pour accompagner les personnes à risques : à Genève, un groupe de réfugiés syriens aide ainsi les aîné·e·s à faire leurs courses. Des idées similaires ont rapidement essaimé en Suisse romande : préparation de repas, garde d’enfants… Le tout facilité par des paroisses, des communes, ou par l’application « Five up » de la Croix-Rouge, qui réunit des bénévoles. Le plus bluffant ? On a découvert que l’on peut participer à cet effort massif …en restant tranquillement chez soi ! Les chaînes téléphoniques de ProSenectute ont ainsi trouvé une seconde jeunesse.

Reprendre le contrôle

Comment comprendre cette vague de générosité ‘locale’ ? J’y vois le même élan qu’il y a trois mois, lorsque nous étions tous tournés vers l’Australie. Les posts Facebook avaient fleuri, reflet de notre impuissance face à ces forêts en flammes, à des milliers de kilomètres. Comme à l’époque, l’ampleur de la catastrophe nous a un temps laissés pantois. Mais après la sidération, une envie irrépressible d’agir nous a envahis. Pour conjurer le sort, redevenir acteurs au sein de ce difficile confinement. Et, peut-être aussi, par empathie…

Est-ce que ce soudain repli sur nous-mêmes, qui nous force à ouvrir les yeux sur ce qui nous entoure, renouvelle notre altruisme ? Fallait-il être assigné à domicile pour se rendre compte que nos aîné·e·s ont besoin qu’on les écoute, que nos commerçants locaux ne peuvent pas survivre sans notre fidélité ?

Vulnérabilité

En Suisse, pour la première fois nous craignons pour nos besoins élémentaires : manger, demeurer en bonne santé et en sécurité. Et s’il fallait ressentir sa propre vulnérabilité pour avoir besoin –ou envie– de se tourner vers l’autre ? L’opulence et le confort peuvent exacerber notre attention aux inégalités. Ou l’inverse. Soudain, nous devenons hypersensibles à des situations qui ont toujours existé : l’isolement, la fragilité et les inégalités.

L’essence du don

Privés de tout, nous déployons des trésors d’ingéniosité pour exprimer notre reconnaissance. Jusqu’à tambouriner sur des casseroles à nos fenêtres à 21 heures tapantes. Nous semblons redécouvrir que donner c’est d’abord exprimer sa reconnaissance et sa gratitude. Dire : « merci d’exister et de faire ce que vous faites ! » Cette générosité-là ne vient en rien s’opposer à des dons ‘sonnants et trébuchants’, au contraire, elle les complète. Peut-être même qu’elle les fonde. Donner relève d’abord d’un état d’esprit, d’une sensibilité : on se tourne vers l’autre quand on reconnaît sa vulnérabilité, ses limites, ses peurs.

 

Je peux pas, j’ai collecte de sang !

Combien de fois je me suis arrêté devant cette affiche, sublime de poésie et de simplicité. Il y pleut des roses stylisées, dont le rouge irradie sur fond vert. En deux couleurs et quelques traits, les graphistes sont parvenus à tout dire : la goutte de sang, sa nature précieuse, le don que représente sa collecte, comme si l’on offrait un magnifique bouquet de roses à un parfait inconnu.

Cette affiche de la Croix-Rouge polonaise fait partie d’une collection exceptionnelle, au cœur de la Genève internationale. Près de 11’000 affiches y sont conservées au Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Les parcourir, c’est plonger dans 150 ans de campagnes d’information conçues et déployées par les sociétés nationales dans plus de 160 pays. Les messages sont innombrables et toujours spécifiques à un contexte culturel et historique. Cela dit, quelques grands thèmes sont récurrents : les récoltes de fonds, la prévention des maladies ou des catastrophes naturelles, le recrutement des bénévoles, l’enseignement des premiers secours et bien sûr, le don du sang.

C’est donc devant ce bouquet de roses rouges que j’aimais m’arrêter avec mes visiteurs. Il était idéalement placé à mi-parcours de notre récente exposition temporaire Arrêt sur affiches. J’aimais attirer leur attention sur ces tâches rouges sur fond vert, insignifiantes au premier coup d’œil, mais qui, avec le soutien de quelques explications, devenaient tout à coup fascinantes. Puis un jour, en pleine visite, je m’approchai du cartel de l’affiche pour en lire, à voix haute, le titre exact : « Le sang – le don de la vie ». En prononçant ces mots, je me rendis compte d’une absurdité, à mon sens : je n’avais jamais donné mon sang. Je comprends toute l’importance de la collecte de sang, je disserte sur les stratégies de représentation du don du sang et je travaille pour un musée associé à la plus grande organisation humanitaire au monde. Pour autant – et j’en ai un peu honte –, je n’avais jamais donné mon sang. Je m’en retrouvai bouche bée, tout à coup entouré d’affiches qui, du haut de leur cimaise, me dévisageaient avec leur appel au don. Pas le temps de reprendre le fil de ma visite. Le slogan d’une affiche du Canada – « Votre groupe est en demande » – m’amena à un second constat, tout aussi gênant : je ne connaissais pas mon groupe sanguin. Etais-je la seule personne au monde à ne pas connaître son groupe sanguin à presque 40 ans ?

Je conclus ma visite aussi bien que possible, remerciai mes invités de leur intérêt et remontai me réfugier dans mon bureau. Dans l’heure, je réglai la question du groupe sanguin en fixant un rendez-vous médical, mais celle du don m’interpellait. Pourquoi n’avais-je jamais donné mon sang ? L’occasion ne s’était pas présentée, je n’avais pas trouvé le temps, je m’étais renseigné puis ça m’était sorti de la tête. J’en ai trouvé, de bonnes excuses, mais la raison, au fond, était évidente : je n’avais tout simplement jamais fait l’effort. Et si je ne l’avais pas fait moi-même, il était probable que de nombreuses autres personnes ne l’avaient pas fait non plus.

En quittant mon bureau, je traversai le hall d’accueil du musée et passai devant notre salle de conférence, dont les espaces sont généreux. Je pensais à l’affiche polonaise et à la séance de travail que j’avais eu plus tôt dans la journée avec mon équipe. Nous discutions de ma vision du musée : un forum citoyen, ouvert, accueillant et bienveillant, un outil au service de la communauté… « Et si on organisait une collecte de sang au musée ? » Très enthousiaste, je partageai l’idée avec mes collègues le lendemain.

Tous motivés, ils ont depuis pris contact avec les Hôpitaux universitaires genevois. L’enthousiasme est réciproque et un projet est lancé. Au second semestre 2020, si notre quotidien reprend un peu de couleurs, nous organiserons une collecte de sang au Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge dans notre belle salle Henry Dunant. A tous ceux qui participeront, nous offrirons des billets d’entrée aux expositions et des visites guidées conçues pour l’occasion sur le thème du don.

Plus qu’un lieu d’exposition, un musée est un lieu de vie ! Mes collègues et moi seront heureux de le mettre à votre disposition pour que vous puissiez, avec moi, offrir de magnifiques bouquets de roses à de parfaits inconnus.

Le rendez-vous est pris.

A bientôt !

Pascal