Pourquoi donner ?

Les études de neuro-imagerie le montrent : le comportement généreux procure du plaisir et, par sa connexion à d’autres zones du cerveau, participe à créer une sensation de bonheur. Cela fait-il de la recherche du plaisir la motivation à donner ?

Certains le pensent, qui trouvent là une justification empirique aux thèses avancées voici deux siècles par David Hume. Hume en effet ne nie pas qu’un fond de générosité nous lie à nos proches, mais qui s’estompe à mesure que nous nous en éloignons, car plus qu’à la bonté, la générosité se rapporte au plaisir égoïste trouvé dans la relation. Quant à celui ou celle-là qui se montrerait généreux par-delà ce cercle, il n’échapperait pas à la logique égoïste et hédoniste, d’une attente secrète de rétribution dans l’autre monde.

On objectera que ce n’est pas parce que la générosité procure un certain plaisir qu’elle n’est motivée que par lui, et moins encore par cette sorte de plaisir particulier qui le rapproche du moteur des économies marchandes. Tout au plus, cela conduit-il à nuancer Descartes et Spinoza qui réduisent la générosité à un simple devoir rationnel.

Alors pourquoi donner ?

Voici un siècle, Marcel Mauss faisait une hypothèse inverse à la maximisation du plaisir par calcul d’intérêt. L’Essai sur le don vise à faire apparaître une logique plus archaïque et plus profonde : celle du don et du contre-don. Mauss part du « potlatch », le type d’échange qu’on trouvait parmi les tribus du nord-ouest américain, où chaque chef se montrait prêt à dépenser toute la fortune de son clan, pour prouver à celui qui l’avait invité qu’il n’était pas son obligé. Réponse au don, le contre-don, à la fois inattendu et excessif, trouverait sa racine dans une lutte pour le prestige. Mauss en rapporte la logique à la « force magique » des choses échangées. Donner en retour, serait faire revenir la force contenue dans le don à son origine chez le donateur. L’économie du don, suppose ainsi une sorte d’efficacité du rite, indépendante de la qualité des personnes, qui au fil des cycles, tisserait entre les donateurs et les donataires un réseau de dettes, d’obligations et de responsabilités réciproques à l’effet pacificateur.

Plusieurs travaux contestent cependant cette analyse qui fait reposer l’exigence d’un retour sur la chose donnée. Pour Paul Ricœur le véritable enjeu du don, comme de la générosité, serait plutôt l’acte mutuel par lequel deux êtres se reconnaissent, le don n’étant que le gage sans mot de cette reconnaissance : « Le fonctionnement du don serait en réalité non pas dans la chose donnée, mais dans la relation donateur-donataire, à savoir une reconnaissance tacite symboliquement figurée par le don. (2004, p. 24) En donnant, le donateur manifesterait qu’il reconnaît le donataire, qui, reconnu, pourrait sans contrainte le reconnaître à son tour. De cela, chacun peut faire l’expérience banale, lorsque le bienfait ou le cadeau reçus, ou même la simple politesse, nous font expérimenter « le petit bonheur d’être reconnaissant et d’être reconnu ».

Il y a sans aucun doute du plaisir, de la reconnaissance et peut être aussi une rivalité mimétique dans tous ces cadeaux, petits ou grands, que nous nous offrirons en cette fin d’année, et même dans nos dons à toutes les œuvres et les causes qui nous sollicitent sans cesse. Que la générosité ne soit pas purement désintéressée ne doit pas nous effrayer. C’est bien.

Mais le plaisir, le prestige et la reconnaissance épuisent ils ainsi le sens du don ? La philanthropie antique esquissait une autre voie que nous avons parfois oubliée : celle de donner pour se prouver à soi-même qu’on n’est pas pris seulement dans sa fonction, dans son rôle ou dans ses biens. Le don ouvrirait alors le donateur à une nouvelle identité. Par sa force d’âme, il se prouverait à lui-même qu’il n’est pas réduit à ce qu’il a et à ce que les autres pensent qu’il est. En se posant comme homme ou femme de bien, le donateur montrerait qu’il est libre. Humain simplement, il s’affirmerait comme l’égal de tous et s’approcherait ainsi paradoxalement des dieux, qui ne font acception de personne, indifférents au plaisir, au prestige et à la quête de reconnaissance.

A relire :

François Dermange

Diplômé de HEC (Paris), François Dermange a d’abord été consultant chez Arthur Andersen. Il a ensuite entrepris des études de théologie à Paris, puis Genève, où il a fait sa thèse sur « Éthique, économie et théologie » dans l’œuvre d’Adam Smith. Il est depuis 1998 professeur ordinaire d’éthique à la Faculté de théologie de l’Université de Genève dont il a été le doyen pendant quatre ans (2005-2009). Il est membre du Comité stratégique du Centre en philanthropie (UNIGE) et enseigne dans le cours sur la philanthropie à la faculté de droit. François Dermange est également intervenant de la "Master Class Philanthropie".