Je connais bien les deux versants de la relation philanthropique, ayant tour à tour été dans la position du demandeur et dans celle de membre d’un conseil de fondation appelé à statuer sur des demandes de dons. Du point de vue du bénéficiaire, donner semble un geste simple. Mais comme l’a dit Bill Gates, « Il est aussi difficile de dépenser intelligemment son argent que de le gagner. » Pour leur part, les conseils de fondation n’ont pas toujours conscience du rapport de force qui régit cette relation.
Donateurs et bénéficiaires
La relation entre donateurs ou fondations et bénéficiaires représente un aspect fondamental de la philanthropie, mais aussi l’un des plus controversés. Comme de nombreuses études l’ont démontré, cette relation est généralement dominée par les instances donatrices. Donner et recevoir seraient les deux pôles d’un transfert à sens unique. Cette vision de la relation illustre l’attitude paternaliste qui prévaut dans de nombreux conseils de fondation, selon laquelle le rôle des bénéficiaires se cantonne à présenter leur projet, obtenir un don, et se montrer reconnaissants. Qui paie, commande, dit-on. Mais ce principe vaut-il aussi pour la philanthropie ?
Sur le plan économique, les fondations sont essentiellement des prestataires de services. Le service qu’elles proposent ne se limite pas à distribuer de l’argent, mais consiste plutôt à sélectionner ou définir les projets et des programmes qui leur permettront de réaliser leurs objectifs. C’est en séparant les moutons des chèvres qu’une fondation crée de la valeur pour la société. En effet, les ressources philanthropiques sont limitées, et toutes les idées ne méritent pas de voir le jour. Les fondations contribuent au bien public en soutenant les projets les plus innovants, pertinents et prometteurs. Pour citer le célèbre philanthrope américain Andrew Carnegie, il est facile de donner à tout le monde, mais c’est le devoir du donateur de dire non.
La valeur d’une fondation dépend de la qualité de ses bénéficiaires
La contribution sociétale d’une fondation se mesure surtout par la qualité des organisations qu’elle décide de soutenir. Son activité de base consiste à financer d’autres organisations, mais ce transfert de ressources ne contribue pas en lui-même à la réalisation des buts de la fondation. L’impact social désiré n’est obtenu que si le bénéficiaire réalise un projet réussi. L’expérience et les compétences des bénéficiaires sont donc des facteurs déterminants du succès d’une fondation. D’où l’importance de mettre en place des processus clairs pour structurer la sélection de projets et le développement stratégique, afin d’attirer les organisations les plus à même de l’aider à réaliser ses objectifs.
A partir du moment où les instances dirigeantes de la fondation prennent conscience de son rôle de « prestataire de services », le paternalisme fait place à une relation de partenariat. À chacun sa contribution : la fondation fournit les ressources, le bénéficiaire apporte ses idées et ses compétences. Depuis quelques années, de nombreuses fondations suisses ont mis en place des stratégies visant à renforcer les relations avec leurs bénéficiaires, entre autres à travers une meilleure communication sur les attentes de la fondation lors de l’appel à projets, des échanges plus fréquents sur le développement stratégique de la fondation, ou plus de transparence dans le processus de sélection.
Le problème du feedback
Cela dit, le déséquilibre inhérent à la relation philanthropique crée un autre problème, tout aussi tenace : un manque de feedback sur l’efficacité de l’action de la fondation. Les mieux placés pour fournir ces informations – les bénéficiaires – ont trop à perdre. En effet, l’identification des fondations et la préparation des demandes de dons représentent un travail titanesque. Une fois la relation établie, les bénéficiaires évitent de la remettre en question par un excès de franchise. Lors de leurs échanges avec les représentants de la fondation, ils ont à toujours à l’esprit leur prochaine demande de fonds. Les autres intervenants – la famille fondatrice ou l’autorité de surveillance, par exemple – n’ont pas une connaissance assez détaillée des activités de la fondation pour faire un retour utile. Par conséquent, les fondations communiquent très peu sur leurs échecs. Pour encourager un regard plus critique, Paul Brest, l’ancien président de la Fondation Hewlett Packard, avait lancé un concours interne du « pire projet sélectionné ». Bref, les fondations doivent non seulement apprendre de leurs erreurs, mais aussi adopter une démarche d’amélioration continue. Autre possibilité pour solliciter plus de feedbacks : le sondage anonyme. Le Center for Effective Philanthropy aux États-Unis a développé un questionnaire destiné à jauger la perception des bénéficiaires envers les fondations donatrices. En 2019, le Center for Philanthropy Studies (CEPS) de l’université de Bâle a réalisé un sondage de plusieurs centaines de bénéficiaires à la demande de sept fondations suisses.
Deux résultats sont particulièrement intéressants : premièrement, la demande de don avait beaucoup plus de chances d’aboutir s’il y avait eu un contact personnel direct avec un représentant de la fondation. Deuxièmement, les organisations dont les projets ont été retenus ont consacré presque deux fois plus de temps à préparer leur dossier.
Enfin, les fondations doivent également réfléchir à comment intégrer les bénéficiaires plus en amont dans l’élaboration de leur stratégie. Une meilleure compréhension de leurs besoins pourrait aider la fondation à améliorer ses critères de sélection, par exemple. Certaines fondations invitent même les bénéficiaires à participer à la sélection de projets.
En conclusion, pour augmenter leur impact social, les fondations doivent soigner la relation avec leurs bénéficiaires, notamment en développement des modalités de communication plus bidirectionnelles.
La version française du “Grantee Review Report” est disponible sur le site du CEPS.