Alors qu’elle n’a longtemps été discutée que dans des cercles académiques restreints, la fiscalité de la philanthropie suscite depuis peu une attention marquée. Cela découle notamment de tendances globales ainsi que d’événements plus ponctuels (dont évidemment la pandémie actuelle) qui encouragent la collecte massive de fonds caritatifs. Certaines estimations évaluent la philanthropie à près de 5% du GDP mondial ; l’on saisit ainsi l’intérêt d’un débat sur ses aspects fiscaux, une composante non négligeable.
Comme le démontre le récent rapport de l’OCDE sur la fiscalité et la philanthropie, résultant d’une étroite collaboration avec le Centre en Philanthropie de l’Université de Genève (Geneva Centre of Philanthropy – GCP), un grand nombre de pays encouragent la philanthropie privée par le biais d’incitations fiscales, c’est-à-dire en renonçant dans une certaine mesure à percevoir l’impôt afin de favoriser des initiatives altruistes privées. Ce rapport international, qui constitue la première étude comparative approfondie des cadres juridiques et des pratiques relatives aux aspects fiscaux des initiatives philanthropiques, aborde la question la plus importante de ce débat : quels systèmes et pratiques juridiques sont les plus propices pour soutenir et renforcer le secteur philanthropique ? Parmi les recommandations, trois d’entre elles sont particulièrement intéressantes du point de vue suisse.
Quels sont les objectifs politiques du soutien fiscal à la philanthropie?
Tout d’abord, il serait utile d’identifier clairement les objectifs politiques poursuivis par le soutien à la philanthropie. Cela peut sembler évident, mais le message demeure en l’état peu clair à cet égard. Or, l’objectif politique définit le type d’incitations fiscales à mettre en place, et ces dernières n’ont pas les mêmes effets sur les finances publiques et les contribuables.
Par exemple, l’objectif final consiste-t-il à maximiser à tout prix les dons philanthropiques? Le système suisse pourrait alors globalement s’avérer opportun, étant donné la possibilité, dans certaines limites, de déduire les dons du revenu (personne physique) ou du bénéfice (personne morale) imposables. Dans un système d’imposition avec des taux progressifs, tel le nôtre, ce type d’incitation profite – et incite donc – en effet plus aux contribuables aisés, qui sont précisément ceux qui donnent le plus en termes quantitatifs absolus.
Toutefois, il existe d’autres manières d’encourager la philanthropie, tel que le crédit fiscal (adopté par exemple par la France), en vertu duquel le montant du don est déduit directement des impôts dus (et non du revenu imposable). Ce procédé est considéré comme plus égalitaire car l’avantage retiré par les contribuables est indépendant de leurs revenus ou de leur fortune : une donation, par exemple, de cent franc suisses, déduite de la facture fiscale, a la même valeur pour tous les contribuables. Il a par ailleurs été démontré que d’autres types d’incitations peuvent encourager davantage les dons, par exemple le « matching », par lequel l’Etat s’engage à verser directement à l’entité bénéficiaire du don un montant supplémentaire correspondant à un certain pourcentage du don privé. Enfin, il convient de considérer également le système dit « d’allocation », qui offre aux contribuables la possibilité de désigner (en général dans leur déclaration) les organisations caritatives auxquelles une partie de leurs impôts doit être versée. Bref, les options sont nombreuses et méritent une considération approfondie.
Les donations transnationales : une piste d’avenir ?
Une autre suggestion politique importante du rapport de l’OCDE consiste en la réévaluation des restrictions actuelles en matière de soutien fiscal à la philanthropie transfrontalière. Deux raisons principales justifient l’approche actuelle en Suisse. Premièrement, du point de vue budgétaire, accorder des incitations fiscales pour des donations qui quittent le territoire helvétique signifie en quelque sorte que les activités caritatives étrangères sont financées par des fonds publics suisses. Deuxièmement, du point de vue pratique, il peut être difficile de vérifier si les montants donnés bénéficient in fine réellement à des organisations d’intérêt public. Comme le souligne toutefois le rapport OCDE, ces arguments et problèmes sont surmontables. Au vu de la nature des enjeux, dont certains sont globaux (par exemple, les questions climatiques), limiter l’action philanthropique aux frontières nationales peut s’avérer non seulement moralement discutable mais également objectivement inefficace.
La question (pas si ennuyeuse !) des données…
Une dernière recommandation significative consiste à améliorer la collecte et la publication de données sur les incitations fiscales en faveur des dons philanthropiques. La Suisse affiche au demeurant un net retard en la matière. Si le fédéralisme est certainement l’une des explications de cette situation, il demeure gênant, en l’absence de données suffisantes et d’études sur le sujet, de ne pas pouvoir évaluer l’efficacité des incitations fiscales en faveur de la philanthropie en Suisse. Des progrès dans ce domaine amélioreraient la transparence et la compréhension, tout en renforçant la confiance générale à l’égard des initiatives philanthropiques, dont l’opacité est parfois critiquée.
Une mise en œuvre envisageable?
Comment arriver alors à plus d’efficacité, de flexibilité et de transparence ? Le GCP va naturellement continuer à étudier attentivement ce domaine, dont le caractère stratégique a été à nouveau mis en lumière dans le cadre de cette collaboration avec l’OCDE. En parallèle, le législateur fédéral, qui débat depuis plusieurs années de l’initiative Luginbühl, serait bien inspiré de se poser d’ores et déjà les questions les plus pertinentes en la matière. Cette initiative, qui vise à renforcer l’attractivité de la Suisse pour les fondations, passe en effet à côté d’éléments dont l’impact potentiel sur les conditions cadres serait bien plus important, tels que le but même du système, les donations transnationales ou encore la disponibilité des informations.
Les bonnes résolutions de la nouvelle année incluent-elles l’audace nécessaire à aborder ces grandes questions de fond ?
Notre pays est déjà attractif pour les fondations caritatives à but non-lucratif, puisqu’elles ne sont pas taxées. Je pense que la Suisse fait beaucoup, et il serait injuste de détourner en quelques sortes les revenus de l’Etat, par de nouvelles déductions fiscales, encore plus en faveur d’entités étrangères. Dans un monde idéal, un pays qui enregistre systématiquement chaque année un déficit budgétaire comme la France, devrait être interdit de contribuer financièrement par déductions fiscales aux donations de tous ceux qui veulent ouvrer pour le bien. La politique d’aide d’un Etat ne se dessine pas par le forcing à contribuer sans savoir en faveur de qui de l’argent du contribuable sera dépensé. Les 5% de philanthropie, que vous mentionnez, sont étroitement liés au système fiscal américain où beaucoup de contribuables l’utilisent dans l’optimisation fiscale, tout en gardant la main sur les avoirs comme il le fait si bien M. Gates.
Bonjour,
Merci pour votre commentaire. Ce débat est complexe, mais il convient de toujours garder à l’esprit que le but final des incitations fiscales en matière de philanthropie est la redistribution de ressources privées vers des buts d’utilité publique (qui doivent d’ailleurs être démontrés). Ainsi, il est inexact de considérer que les dons philanthropiques, même soutenus indirectement par des incitations fiscales, équivalent à un « détournement » d’argent public. Malgré la déduction fiscale, il reste quand même un don “net” majoritairement supporté par le donateur. La philanthropie demeure un acte par définition volontaire, mais la question scientifique (et politique) qui se pose est de savoir si la personne ou l’entité en question aurait donné (le même montant) même sans la déduction fiscale. J’aborde d’ailleurs ce débat, qui est majoritairement économique, dans d’autres de mes travaux ; de multiples instruments existent, qui dépendent bien entendu du contexte économique, social et politique du pays concerné. Les 5% mentionnés proviennent d’estimations encore très imprécises. En Suisse, nous ne connaissons p.ex. pas encore ces montants (mais on y travaille !).
Meilleurs messages,
Giedre Lideikyte Huber