L’Allemagne doit quitter la zone euro

Au lieu de paniquer à l’égard de Grexit ou Brexit, les politiciens et les économistes s’intéressant à l’intégration européenne devraient plutôt étudier les modalités de Gexit – entendez la sortie de l’Allemagne de l’Euroland – afin d’éviter l’implosion de la zone euro et la paralysie du processus d’intégration européenne (désormais évidente pour tout le monde). En effet, c’est la vision myope et l’attitude dogmatique (pour ne pas écrire stupide) des politiciens et des économistes orthodoxes allemands qui, en l’état, entretient la spirale perverse de la crise dans laquelle se trouve l’Euroland. L’intransigeance allemande qui freine – voire empêche – toute augmentation des dépenses publiques, surtout en Allemagne (où les besoins d’investissements publics sont de plus en plus évidents), oblige la Banque centrale européenne (BCE) à faire de plus en plus appel à la «pompe à liquidité» sans aucune possibilité réelle de faire sortir la zone euro de sa propre crise.

Il est illusoire, en réalité, de (faire) croire que l’augmentation de 60 à 80 milliards d’euros d’obligations privées ou publiques que la BCE achète sur le marché secondaire, ainsi que la réduction supplémentaire (dans le domaine des grandeurs négatives) du taux d’intérêt que les banques doivent payer à la BCE pour y déposer leur liquidité puissent permettre à l’Euroland une sortie de crise à long terme. La zone euro se trouve à présent dans une «trappe à liquidité» dont les sorties de secours sont, visiblement, verrouillées par l’idéologie néolibérale, malgré l’«évidence empirique» de la faillite des politiques d’austérité néolibérales à travers cette zone.

L’analyse économique a montré que les personnes stupides se font du mal toutes seules, tout en en faisant aussi aux autres, au détriment de l’ensemble de la société. En l’occurrence, l’intransigeance allemande à l’égard des politiques keynésiennes de relance économique, associant une augmentation des investissements publics à l’expansion monétaire de la banque centrale, porte atteinte aux banques allemandes (au-delà des entreprises du même pays). Les rendements négatifs des bons du Trésor allemand réduisent en effet de manière considérable les profits des banques allemandes dont un nombre non-négligeable a aussi des créances douteuses problématiques pour la solidité de leurs bilans. Ne pouvant pas transférer à leurs déposants la charge qui pèse sur elles découlant des taux d’intérêt négatifs de la BCE, ces banques pèsent à bien des égards sur l’économie allemande dont les exportations nettes (qui représentent désormais 8 pour cent du produit intérieur brut de ce pays) ne pourront aucunement pallier les problèmes découlant du fort recul de la demande intérieure suite à la stagnation (voire à la baisse) des salaires de la classe moyenne allemande.

En plus d’endommager sérieusement sa propre économie nationale, l’ordolibéralisme allemand nuit gravement à l’ensemble des pays de l’Euroland qui doivent urgemment trouver une issue aux résultats de plus en plus dramatiques des politiques d’austérité – qui leur ont été imposées par la «Troïka» des créanciers internationaux chapeautés par l’Allemagne.

Il faut donc que l’Allemagne quitte la zone euro pour le bien commun, réduisant ipso facto le taux de stupidité au sein de l’Euroland.

Lois et comportements économiques

La crise économique éclatée au plan mondial suite aux déboires de la finance globalisée a montré que «le Roi est nu». N’en déplaise à celles et ceux qui identifient le Roi avec l’État Providence, le Roi dont, en fait, il s’agit ici est la «science économique» à l’origine de ladite crise. Cette crise est, en effet, une crise provoquée par la pensée unique dominant à l’échelle mondiale dont les maîtres-à-penser sont vénérés comme s’il s’agissait de divinités avec des capacités métaphysiques – à l’instar de la prévision et la prédiction des événements économiques à un horizon temporel plus ou moins éloigné dans l’avenir.

Or, force est de constater que toute prévision économique est plus ou moins erronée, a fortiori lorsque le système économique est dans une période caractérisée par de fortes incertitudes et une volatilité élevée. Cela tient au fait que l’orthodoxie économique considère uniquement le comportement des agents économiques dans le cadre de ses analyses supposées d’ordre macroéconomique (entendez qui portent sur tout un système économique, comme l’économie nationale ou celle du monde entier). Ces analyses «micro-fondées» ont pris de l’ampleur au fur et à mesure que les outils informatiques et les techniques mathématiques pour la modélisation des comportements sont devenus de plus en plus sophistiqués, donnant l’impression que les développements techniques allaient de pair avec (et permettaient dès lors l’approfondissement de) la compréhension du fonctionnement de nos systèmes économiques.

Ce triomphe de l’économie comportementale a amené les économistes orthodoxes (de matrice néolibérale) à s’imposer au plan mondial sur la base d’un rapport de forces – plutôt que grâce à la force de leurs idées – qui a bafoué toute pensée économique alternative, reléguant l’étude des lois structurelles fondamentales régissant le système économique à la périphérie du monde académique, voire même au-delà de celui-ci.

Tant que l’analyse économique ne reposera pas sur l’étude des lois de nature structurelle régissant le fonctionnement ordonné ou désordonné de toute économie, le monde entier continuera à évoluer dans le chaos économique et le désarroi social, profitant à très court terme à l’élite de la finance globalisée, qui, au-delà de la classe politique, a visiblement soudoyé aussi les économistes les plus influents et «réputés» par la pensée autoréférentielle de leurs pairs au niveau académique. Errare humanum est, perseverare diabolicum!

La faute à la secrétaire de Draghi?

Lors de la séance du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne de jeudi passé à Francfort, prenant acte de l’insuccès du premier programme d’«assouplissement monétaire», une rumeur circulait afin d’attribuer la faute de cet insuccès à la secrétaire de Mario Draghi qui aurait mal traduit l’une des circulaires à usage interne: au lieu d’écrire le texte original, selon lequel ledit programme devait servir à «simuler une relance économique» dans la zone euro, la secrétaire aurait écrit que ce programme allait «stimuler une relance économique» dans cet espace monétaire. N’en déplaise à celles et ceux qui font confiance au correcteur automatique disponible dans les logiciels pour le traitement des textes par les ordinateurs modernes, il faut toujours faire appel au «capital humain» dont on dispose normalement pour éviter d’être pris au piège.

Le temps est révolu pour Mario Draghi et ses confrères, qui doivent se rendre à l’évidence et revoir de fond en comble leur propre stratégie de politique monétaire, plutôt que d’en attribuer l’insuccès à une «faute de frappe» d’une secrétaire quelconque tapant à la va-vite sur son clavier.

Marché du travail et demande globale

Les perspectives économiques restent sombres pour la Suisse et bien d’autres pays en Europe et dans le reste du monde. Face au franc fort, les milieux d’affaires et les autorités de la Confédération appellent sans cesse à davantage de flexibilité sur le marché du travail, comme si cela pouvait être la clé de voûte pour une relance de l’activité économique.

Or, il n’en est rien, parce que le ralentissement de cette activité, en fait, est tributaire d’une demande insuffisante sur le marché des produits en Suisse comme ailleurs. «Flexibiliser» davantage le marché du travail et dès lors accroître la précarité et l’insécurité d’une partie importante des travailleurs de la classe moyenne reviendrait à aggraver la situation et les perspectives de ceux-ci, les amenant à limiter leurs dépenses pour toute sorte d’achat. La «loi fondamentale» du circuit économique étant incontournable, cela signifie au final que les ventes des entreprises sur le marché des produits ne leur permettraient pas d’éponger la totalité des stocks de biens accumulés à l’issue de leur production. Selon la doctrine néolibérale, cela appellerait alors évidemment un autre tour de vis (entendez encore davantage de flexibilité) sur le marché du travail, dans une spirale perverse sans fin, péjorant la situation de l’ensemble des parties prenantes au fur et à mesure de l’écoulement du temps.

En réalité, la solution au problème du chômage et, de là, au problème du ralentissement de l’activité économique doit être cherchée au sein du marché des biens et services produits. En clair, il faut augmenter la demande globale sur ce marché, par une augmentation des dépenses publiques dont le besoin devient de plus en plus évident, en Suisse et ailleurs. Qu’il s’agisse de la formation, des nouvelles technologies qui sont favorables à l’environnement, des soins personnels (notamment d’une population vieillissante), ou des infrastructures de toute sorte, les collectivités publiques (Confédération, cantons et communes) doivent accroître leurs dépenses, quitte à augmenter leurs recettes par une stratégie équitable, c’est-à-dire qui déplace la charge fiscale du travail (dépendant) vers le capital (financier).

Si l’idéologie néolibérale continue en revanche à l’emporter sur un sain pragmatisme, il faudra commencer à réfléchir sérieusement à éviter les déboires du populisme montant, avant que celui-ci ébranle la cohésion sociale et nous fasse précipiter dans les affres d’une «troisième guerre mondiale» dont les germes sont de plus en plus visibles en Europe.

Plaidoyer pour un revenu de base inconditionnel

Le 5 juin prochain, le peuple suisse aura voté pour décider du sort de l’initiative populaire fédérale «Pour un revenu de base inconditionnel». Il n’est pas difficile de prédire le résultat de ce vote, au vu de la nature du débat politique et dans la société civile qui l’a précédé ces mois-ci.

Or, au-delà du refus populaire que cette initiative va essuyer, a fortiori considérant qu’il lui faudrait la double majorité (peuple et cantons) afin de modifier la Constitution fédérale suisse pour y introduire le (nouvel) article 110a établissant le principe d’un revenu de base inconditionnel, il faut reconnaître que cette initiative a le mérite de lancer un débat qui va s’avérer nécessaire au fur et à mesure que le chômage augmentera à travers la Suisse, suite aux politiques économiques néolibérales et à la robotisation induite par la «quatrième révolution industrielle» qui est censée se diffuser à l’ensemble de l’économie ces prochaines années.

Il est désormais indubitable que, faute d’une «contre-révolution» dans les sciences économiques, qui rétablirait la primauté analytique d’une approche véritablement macroéconomique (ou «systémique» selon le langage contemporain) aux questions touchant l’ensemble des agents économiques, il sera impossible d’assurer une place de travail à toute personne voulant et pouvant travailler – que ce soit en Suisse ou dans n’importe quel autre pays dans le reste du monde.

Par ailleurs, en ce qui concerne la Suisse (mais l’analyse vaut bien sûr pour beaucoup d’autres nations de l’économie mondiale), il ne fait pas de doute que le système (de plus en plus compliqué) des assurances sociales n’est pas viable à long terme. Compte tenu du vieillissement de la population, ainsi que de la mobilité de celle-ci, le financement de ce système pose problème – au-delà des retouches cosmétiques que la classe politique suisse cherche à y apporter depuis belle lurette. Le revenu de base inconditionnel permet de faire table rase de ces divers problèmes intriqués en ce qui concerne la possibilité pour «l’ensemble de la population de mener une existence digne et de participer à la vie publique», comme l’indique l’alinéa 2 de l’article constitutionnel (110a) que ladite initiative vise à introduire dans la Constitution fédérale de la Confédération suisse dont l’article 12, en l’état, établit déjà le principe fondamental du revenu inconditionnel.

Même s’il est impossible de prévoir (ne serait-ce que grossièrement) le nombre de personnes qui seront évincées du marché du travail suite à ce qu’on a désormais pris l’habitude d’appeler la «quatrième révolution industrielle», il est indubitable que l’automatisation, l’informatisation et la robotisation de bien des activités économiques vont faire augmenter le nombre des personnes au chômage ainsi que la durée de la période durant laquelle celles-ci auront besoin d’un soutien financier afin de ne pas sombrer dans la pauvreté et la déchéance.

Au lieu de leur faire endurer l’humiliation personnelle et la stigmatisation sociale découlant de l’aide sociale indispensable pour leur survie et qui implique un carcan bureaucratique de plus en plus lourd afin aussi que les comportements illicites soient sanctionnés correctement à ce sujet, le revenu de base inconditionnel évite tout cela, mettant tout le monde sur un pied d’égalité (réalisant le principe de justice distributive dont le philosophe Thomas Paine s’était déjà inspiré au XVIII siècle proposant une «allocation universelle» d’une partie des produits de l’agriculture).

En fait, le vrai enjeu de l’initiative populaire fédérale pour un revenu de base inconditionnel est double. D’une part, il s’agit d’en déterminer les modalités de financement. D’autre part, il faut en fixer le montant ainsi que la formule pour calculer celui-ci tout en l’adaptant à l’évolution des conditions socio-économiques au sein du pays concerné.

Le financement du revenu de base inconditionnel peut être assuré par différentes sources. Tout d’abord, il est évident que les montants qui à présent financent l’aide sociale vont être alloués à la caisse du revenu de base inconditionnel. Ensuite, une partie des montants qui à présent sont déboursés par l’assurance-chômage, l’assurance-invalidité ou par l’assurance-vieillesse et survivants va aussi confluer dans cette caisse. Par ailleurs, au lieu de distribuer le revenu produit d’abord aux facteurs de cette production, les entreprises vont en prélever une partie pour la verser dans ladite caisse, ce qui signifie concrètement que les salaires des travailleurs seront amputés dans la mesure du revenu de base que ceux-ci recevront (laissant dès lors inchangée leur capacité d’achat). Il ne resterait plus qu’à trouver une vingtaine de milliards de francs, qu’il serait tant éthiquement juste que techniquement possible de prélever à travers une taxe sur les transactions financières dont le taux serait très faible et tout à fait insignifiant pour les acteurs de l’économie «réelle».

Le niveau du revenu de base inconditionnel et son évolution à travers le temps ne posent, eux aussi, aucun problème éthique ou technique. Comme le montrent bien des exemples pratiques à travers le monde, un tel revenu, s’il est bien calibré, n’induit pas les gens à flâner durant le temps que ceux-ci pourraient utiliser pour travailler. Au contraire, ils libèrent leurs forces créatives et s’adonnent à des activités bien utiles à l’ensemble de la société (par exemple, le soin des personnes âgées ou la garde de leurs propres enfants), contribuant d’une manière ou d’une autre à la formation de richesse dans l’ensemble de l’économie. Aussi, un revenu de base inconditionnel contribue-t-il à augmenter le niveau de formation des jeunes, qui pourront étudier mieux et davantage car ils n’auront plus besoin de travailler pour financer leurs études ou leurs propres loisirs.

On l’aura compris, le revenu de base inconditionnel comporte bien des avantages matériels pour l’ensemble de l’économie et de la société. Le nier relève du dogmatisme aveugle face aux changements profonds de la société contemporaine. Qui vivra verra!

L’aléa moral des banques de l’Euroland

Au début de cette année le mécanisme de résolution unique au sein de la zone euro est entré en vigueur afin de constituer – à l’horizon 2024 – un fonds doté de 55 milliards d’euros pour éviter des faillites bancaires, renflouer les banques en grave difficulté et contribuer à restructurer les bilans bancaires en cas de crise majeure à travers l’Euroland. Il s’agit du deuxième pilier de l’Union bancaire européenne qui, avec ses deux autres piliers (le mécanisme de surveillance unique, mis en œuvre le 4 novembre 2014 par la Banque centrale européenne, avec la garantie européenne des dépôts bancaires, que les États membres de l’Union européenne doivent encore finaliser), est censée éviter la prochaine crise d’ordre systémique dans la zone euro.

Au-delà des illusions du premier pilier et de l’insuffisance du troisième pilier qui se dessine à l’horizon 2024, il faut être naïf (ou un politicien) pour croire que le deuxième pilier de l’Union bancaire européenne va éviter (seul ou avec ses deux confrères) une crise bancaire systémique dans l’Euroland.

Mis à part l’ampleur, visiblement insuffisante, du fonds de résolution (à 55 milliards d’euros en 2024), qui ne peut nullement suffire à protéger ne serait-ce qu’un pays membre de l’Euroland d’une crise touchant son système bancaire de manière transversale, le deuxième pilier souffre à bien regarder d’un défaut structurel dirimant pour la stabilité financière: étant donné que ce sont les banques elles-mêmes qui doivent (à juste titre) contribuer financièrement pour constituer le fonds de résolution à 55 milliards d’euros, les «top managers» de chacune d’entre-elles vont prétendre avoir le droit d’accroître la prise de risques de leur banque à travers les marchés financiers globalisés, étant donné que celle-ci paie sa part dans le pot commun représenté par ledit fonds et qu’elle estime dès lors avoir le droit de faire appel à ce fonds en cas de besoin. C’est, mutatis mutandis, ce que certains assurés pensent, lorsqu’ils prennent des risques excessifs sachant que si un risque s’avère, l’assurance qui intervient dans ce cas couvrira une (large) partie des coûts engendrés par l’événement assuré. Cet aléa moral est d’autant plus dangereux à l’égard de l’Union bancaire européenne qu’il peut avoir des effets bien au-delà du secteur bancaire concerné, parce qu’il affecte tout à la fois les débiteurs et les créanciers d’une banque en détresse et contamine par là l’ensemble du système économique national, avec de possibles ramifications à travers les marchés globalisés, affectant l’économie de toute la zone euro (voire même au-delà de celle-ci).

Dès lors, il ne faudra pas s’étonner de constater que la survalorisation du franc suisse n’est pas un phénomène transitoire, censé disparaître, ou en tous cas s’atténuer, à l’horizon des dix prochaines années. Il ne s’agit pas d’une prévision économique, mais d’une prédiction qu’il vaut la peine de considérer sérieusement avant que ce soit trop tard pour le bien commun à l’échelle du Vieux continent – déjà mis à mal par trente années de politiques économiques néolibérales, qui ont trahi l’esprit du libéralisme politique et ses principes de responsabilité individuelle pour l’appât du gain sans fin d’une poignée de ploutocrates abominables (et bien soutenus par la pensée dominante en «sciences économiques»).

L’importance de la Théorie générale 80 ans après

Cette année marque le 80ème anniversaire de la parution de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, que John Maynard Keynes écrivit durant la Grande dépression en proposant une voie de sortie de la crise économique des années Trente du siècle passé, qui inspira le président Roosevelt et le «New Deal» aux États-Unis.

L’approche et les propositions de politique économique présentées par Keynes dans sa Théorie générale (un ouvrage que tous les politiciens et les économistes affirmant vouloir sortir de la crise actuelle devraient lire attentivement) sont encore importantes 80 ans après la parution de cet ouvrage majeur dans l’histoire de la pensée économique, malgré la grande différence du système économique contemporain par rapport à celui existant du temps de Keynes.

La crise économique qui sévit dans l’Union européenne sept ans après son éclatement retentissant (une crise induite et largement entretenue par l’idéologie néolibérale) montre clairement aussi bien l’actualité que l’urgence de l’analyse, véritablement macroéconomique, proposée par Keynes dans les années 1930.

Cette crise économique, comme la crise des «sciences économiques» qui l’ont provoquée, doivent induire une profonde remise en question à trois niveaux (interconnectés) de la politique économique actuelle. Tout d’abord, il est nécessaire de reconsidérer le système économique dans son ensemble, au lieu de prétendre comprendre ce système par les comportements individuels des agents économiques. Par la suite, il est nécessaire de repenser le rôle de l’Etat dans le système économique à partir du constat que les ménages, les banques et les entreprises dans l’économie privée ne sont visiblement pas en mesure de sortir de cette crise majeure sans l’aide publique. Enfin, il est nécessaire de réfléchir sur les réformes qu’il faut mettre en place dans le système monétaire à l’échelle nationale et internationale, s’inspirant des propositions de réforme monétaire que le grand économiste cantabrigien avait élaborées dans les années 1930–40 (avant sa mort).

Or, le caractère utopique de cette profonde remise en question devient évident si l’on considère l’impérialisme dominant au niveau mondial les «sciences économiques» contemporaines. Aucune «contre-révolution» keynésienne n’aura lieu, tant que les économistes influençant bien des choix publics dans les pays «avancés» continuent à faire semblant de comprendre les causes essentielles de la crise économique actuelle à travers l’étude du comportement individuel, proposant de là un paquet de réformes réglementaires qui donnent l’illusion de pouvoir empêcher la prochaine crise du capitalisme financier désormais arrivé au bout de sa trajectoire autodestructrice.

Le mirage de l’austérité expansive

Six années après la mise en œuvre des plans d’austérité à travers la zone euro, force est de reconnaître leur totale incapacité à atteindre l’objectif annoncé par leurs partisans, à savoir la sortie de crise par le haut (entendez la relance économique). Bien entendu, ces partisans peuvent toujours invoquer que l’austérité a été édulcorée (par souci humanitaire) et que, dès lors, ses résultats ne sont pas à la hauteur des attentes. L’honnêteté intellectuelle, toutefois, impose d’observer que, en l’état, les effets de l’austérité ne sont pas tous négatifs: pour une très petite partie des agents économiques, l’austérité a bien des conséquences positives, qui montrent clairement pourquoi les États membres de l’Euroland continuent le long de cette trajectoire malgré les souffrances imposées ainsi à de larges pans de leurs populations.

Ainsi, pour les grandes entreprises transnationales dans la zone euro, contrairement aux petites et moyennes entreprises (souvent tournées vers le marché domestique), il devient plus facile d’obtenir des crédits bancaires, étant donné leur taille et leurs débouchés dans l’économie globale, compte tenu aussi de leur possibilité d’emprunter des fonds à travers les marchés financiers globalisés. Cet avantage considérable a aussi une dimension géographique remarquable, dans la mesure où il est plus important pour une grande entreprise située en Allemagne que pour ses concurrentes de même taille implantées dans un pays dont la situation économique est sans doute bien pire. À cela s’ajoute l’état de solidité (ou de fragilité) du système bancaire national: dans un pays où les banques sont moins solides, les (petites et moyennes) entreprises, de manière générale, doivent payer des taux d’intérêt plus élevés que ceux appliqués à des entreprises semblables situées dans des nations dont la solidité bancaire est assurée.

Or, force est de constater que ces «avantages compétitifs» des firmes transnationales dans les pays formant le noyau dur de la zone euro et en particulier en Allemagne ne sont pas exploités pour le bien commun car, bien souvent, ces entreprises placent une partie prépondérante de leurs profits sur les marchés financiers au lieu de les investir dans leur propre activité. Si la rentabilité financière de ces placements est assez souvent plus élevée et plus vite atteinte que celle des investissements dans l’économie «réelle», c’est aussi parce que l’austérité déprime les acheteurs de biens et services non-financiers dont la demande est dès lors insuffisante pour éponger l’offre de ces produits.

Si les tenants de l’austérité continuent de prétendre que celle-ci permet d’augmenter l’offre potentielle sur le marché des produits et de là aussi le niveau d’emploi, il faut leur faire remarquer que l’offre effective reste, en l’état, bien en dessous de ce potentiel, à cause d’une demande tout à fait insuffisante sur ledit marché.

En fin de compte, l’austérité agit sur la répartition du revenu de manière inverse à ce que ses nombreux partisans prétendent. Celui qui affirme le contraire est donc soit un fou, soit un économiste néolibéral (tertium non datur).

Finance omnivore

À la fin de ce mois, le peuple suisse sera appelé à exprimer son vote à l’égard de l’initiative populaire fédérale «Pas de spéculation sur les denrées alimentaires». Cette initiative lève le voile sur des transactions financières hautement problématiques à bien des égards. Pour un bon économiste, au-delà des questions éthiques, environnementales et qui ont trait au développement humain, les éléments importants pour voter en faveur de cette initiative concernent la stabilité financière, la viabilité et la soutenabilité du système économique global.

Avant d’entrer en matière d’un point de vue macroéconomique, il faut définir rigoureusement le phénomène de la spéculation financière, car il existe beaucoup de confusion – souvent créée à dessin – à ce sujet.

«La spéculation peut être définie comme l’achat (ou la vente) de biens avec l’intention de les revendre (ou les racheter) plus tard. Le motif de ces transactions réside dans l’attente d’une variation du prix [de ces biens] par rapport au prix actuel» (Nicholas Kaldor, “Speculation and economic stability”, Review of Economic Studies, vol. 7, no. 1, 1939, p. 1, nous traduisons).

Cette citation explique clairement que la spéculation financière, en ce qui concerne par exemple les denrées alimentaires, n’a aucun rapport avec la nature des biens qui en font l’objet. Il ne s’agit aucunement de transactions ayant pour mobile la transformation, la consommation, le transport ou le stockage de ces biens. Il s’agit uniquement d’achats et ventes visant à réaliser le profit maximal dans les plus brefs délais. En conséquence, les nombreuses répercussions individuelles, sociales et environnementales sont complètement ignorées par les spéculateurs à travers les marchés financiers «globalisés».

La spéculation sur les denrées alimentaires nuit à la stabilité financière – tant sur le plan des institutions financières impliquées directement ou indirectement dans cette activité qu’au niveau du système économique dans son ensemble. L’effet de levier (reposant sur l’endettement) dont profitent les institutions financières actives dans la spéculation – ou qui financent ces activités pour le compte de leurs propres clients – est un facteur de crise financière, comme l’a montré par le passé la crise des «subprime» aux États-Unis. Il s’agit, en effet, de transactions qui sont déstabilisantes pour les bilans de ces institutions, parce qu’elles sont déterminées de manière pro-cyclique, c’est-à-dire que leur nombre et leur volume augmentent lorsque les prix des biens qui en font l’objet augmentent et diminuent dans la période baissière du cycle financier. À l’instar de la spéculation immobilière ayant mené en 2007 à la crise des «subprime», les prix des biens sur lesquels les banques (comme les autres institutions financières) spéculent, augmentent de manière excessive (par rapport à l’évolution de l’activité économique) lorsque les crédits bancaires sont octroyés dans la perspective d’engendrer des profits de plus en plus élevés, nourrissant une spirale à la hausse qui s’auto-renforce avec l’écoulement du temps. Cet enchaînement rend les bilans bancaires de plus en plus fragiles, avant de s’écrouler lors d’un choc ou d’un événement imprévu induisant des répercussions systémiques.

La spéculation sur les denrées alimentaires nuit aussi à la viabilité et à la soutenabilité du système économique global dans la mesure où elle affecte l’allocation des ressources au détriment de l’investissement au sein de l’économie «réelle», entretenant une trajectoire de croissance insoutenable pour l’ensemble du système économique. Tant le crédit bancaire que l’épargne accumulée dans ce système sont utilisés pour des activités (spéculatives) qui, à long terme, nuisent à la croissance économique. De cette manière, le développement économique, aussi bien des pays avancés que des pays émergents ou en transition, n’a pas les ressources nécessaires pour une croissance soutenable. Cela réduit également le commerce international pour satisfaire les besoins humains, en plus d’affecter négativement le développement individuel et social, dans la mesure où l’augmentation et la volatilité des prix des denrées alimentaires que la spéculation comporte empêchent l’accès aux biens de première nécessité par des milliards de personnes dans le monde. La diffusion des phénomènes de pauvreté, malnutrition et surendettement est une évidence empirique suffisante pour illustrer le cercle vicieux entretenu par les transactions spéculatives des banques et des institutions financières non-bancaires largement interconnectées à l’échelle globale.

L’initiative populaire contre la spéculation sur les denrées alimentaires vise à empêcher que les activités de la finance omnivore puissent avoir des répercussions négatives pour l’ensemble des parties prenantes au sein de l’économie suisse. Même si ces activités vont continuer à être mises en œuvre dans le reste du monde, l’économie helvétique sera, à coup sûr, moins exposée aux effets négatifs de la spéculation sur les denrées alimentaires dans la mesure où elle pourra œuvrer au sein d’un système financier national moins instable et davantage résilient en cas de crise majeure. Les conditions-cadres seront donc bien plus favorables pour les investissements des entreprises en Suisse dans la production de biens et services, aussi parce que les taux d’intérêt que les entreprises devront payer seront plus faibles suite notamment à la solidité accrue du secteur financier helvétique.

Le nouveau rêve américain: un cauchemar!

Le rêve américain d’avoir une maison et deux voitures s’est transformé suite à la crise financière éclatée en 2007 aux États-Unis, pour devenir le rêve d’avoir un travail (rémunéré). Ce constat amer d’un prédicateur baptiste dans la Caroline du Nord est mentionné dans un article récent du Financial Times, qui relate l’évaporation de la classe moyenne aux États-Unis suite à la crise dont les conséquences négatives continuent de sévir dans l’économie globale.

Ce phénomène ne tient pas principalement du niveau d’instruction des individus qui tombent sous le seuil de pauvreté, ou qui s’y rapprochent de manière dramatique – comme le prétendent les tenants de la vision néo-libérale de la société contemporaine, qui culpabilisent dès lors les individus n’ayant pas les capacités et les compétences nécessaires au plan économique pour être «compétitifs» dans l’économie globale. La paupérisation de la société états-unienne (mais il en va de même pour le Vieux continent et a fortiori pour les pays de l’Euroland soumis à des mesures d’austérité contre-productives) touche en effet de plus en plus de personnes ayant une formation universitaire (dont aussi les jeunes, auxquels on ne peut certainement pas reprocher de ne pas avoir suivi de formation continue car ils viennent d’obtenir leur diplôme de niveau académique). Le problème tient à l’approche dominante dans le milieu des affaires, qui s’est répandue des États-Unis au reste du monde, au fur et à mesure que la globalisation et la financiarisation ont pris pied à l’échelle planétaire.

Dans ce régime (de croissance) économique, la compétitivité se joue à travers une pression à la baisse sur les coûts de production, entendez donc principalement les salaires (hormis ceux des «top managers» qui, eux, suivent une tendance haussière qui n’a rien à voir avec l’apport de ces individus à la création de valeur sur le plan économique). C’est dès lors une lapalissade de noter que les salaires de la classe moyenne au pays-centre de l’économie globalisée (les États-Unis) ne lui permettent plus d’être le consommateur de dernier ressort au niveau mondial. L’image de la société états-unienne ressemble ainsi à une clepsydre, avec une base (les pauvres de toute sorte) dont l’ampleur augmente à travers le temps, un resserrement au milieu (la classe moyenne) de plus en plus mince, et un sommet (les plus nantis) qui enfle au fur et à mesure que la politique monétaire de la Réserve fédérale américaine se répercute positivement sur les valeurs boursières sans cependant couler de manière conséquente dans l’économie réelle (figée dans une monumentale trappe à liquidité, qui tétanise les entreprises produisant des biens et services non-financiers).

Le rêve américain de jadis a désormais l’allure d’un vrai cauchemar et il est temps de se réveiller collectivement, si l’on veut éviter le pire à la société contemporaine.