Finance omnivore

À la fin de ce mois, le peuple suisse sera appelé à exprimer son vote à l’égard de l’initiative populaire fédérale «Pas de spéculation sur les denrées alimentaires». Cette initiative lève le voile sur des transactions financières hautement problématiques à bien des égards. Pour un bon économiste, au-delà des questions éthiques, environnementales et qui ont trait au développement humain, les éléments importants pour voter en faveur de cette initiative concernent la stabilité financière, la viabilité et la soutenabilité du système économique global.

Avant d’entrer en matière d’un point de vue macroéconomique, il faut définir rigoureusement le phénomène de la spéculation financière, car il existe beaucoup de confusion – souvent créée à dessin – à ce sujet.

«La spéculation peut être définie comme l’achat (ou la vente) de biens avec l’intention de les revendre (ou les racheter) plus tard. Le motif de ces transactions réside dans l’attente d’une variation du prix [de ces biens] par rapport au prix actuel» (Nicholas Kaldor, “Speculation and economic stability”, Review of Economic Studies, vol. 7, no. 1, 1939, p. 1, nous traduisons).

Cette citation explique clairement que la spéculation financière, en ce qui concerne par exemple les denrées alimentaires, n’a aucun rapport avec la nature des biens qui en font l’objet. Il ne s’agit aucunement de transactions ayant pour mobile la transformation, la consommation, le transport ou le stockage de ces biens. Il s’agit uniquement d’achats et ventes visant à réaliser le profit maximal dans les plus brefs délais. En conséquence, les nombreuses répercussions individuelles, sociales et environnementales sont complètement ignorées par les spéculateurs à travers les marchés financiers «globalisés».

La spéculation sur les denrées alimentaires nuit à la stabilité financière – tant sur le plan des institutions financières impliquées directement ou indirectement dans cette activité qu’au niveau du système économique dans son ensemble. L’effet de levier (reposant sur l’endettement) dont profitent les institutions financières actives dans la spéculation – ou qui financent ces activités pour le compte de leurs propres clients – est un facteur de crise financière, comme l’a montré par le passé la crise des «subprime» aux États-Unis. Il s’agit, en effet, de transactions qui sont déstabilisantes pour les bilans de ces institutions, parce qu’elles sont déterminées de manière pro-cyclique, c’est-à-dire que leur nombre et leur volume augmentent lorsque les prix des biens qui en font l’objet augmentent et diminuent dans la période baissière du cycle financier. À l’instar de la spéculation immobilière ayant mené en 2007 à la crise des «subprime», les prix des biens sur lesquels les banques (comme les autres institutions financières) spéculent, augmentent de manière excessive (par rapport à l’évolution de l’activité économique) lorsque les crédits bancaires sont octroyés dans la perspective d’engendrer des profits de plus en plus élevés, nourrissant une spirale à la hausse qui s’auto-renforce avec l’écoulement du temps. Cet enchaînement rend les bilans bancaires de plus en plus fragiles, avant de s’écrouler lors d’un choc ou d’un événement imprévu induisant des répercussions systémiques.

La spéculation sur les denrées alimentaires nuit aussi à la viabilité et à la soutenabilité du système économique global dans la mesure où elle affecte l’allocation des ressources au détriment de l’investissement au sein de l’économie «réelle», entretenant une trajectoire de croissance insoutenable pour l’ensemble du système économique. Tant le crédit bancaire que l’épargne accumulée dans ce système sont utilisés pour des activités (spéculatives) qui, à long terme, nuisent à la croissance économique. De cette manière, le développement économique, aussi bien des pays avancés que des pays émergents ou en transition, n’a pas les ressources nécessaires pour une croissance soutenable. Cela réduit également le commerce international pour satisfaire les besoins humains, en plus d’affecter négativement le développement individuel et social, dans la mesure où l’augmentation et la volatilité des prix des denrées alimentaires que la spéculation comporte empêchent l’accès aux biens de première nécessité par des milliards de personnes dans le monde. La diffusion des phénomènes de pauvreté, malnutrition et surendettement est une évidence empirique suffisante pour illustrer le cercle vicieux entretenu par les transactions spéculatives des banques et des institutions financières non-bancaires largement interconnectées à l’échelle globale.

L’initiative populaire contre la spéculation sur les denrées alimentaires vise à empêcher que les activités de la finance omnivore puissent avoir des répercussions négatives pour l’ensemble des parties prenantes au sein de l’économie suisse. Même si ces activités vont continuer à être mises en œuvre dans le reste du monde, l’économie helvétique sera, à coup sûr, moins exposée aux effets négatifs de la spéculation sur les denrées alimentaires dans la mesure où elle pourra œuvrer au sein d’un système financier national moins instable et davantage résilient en cas de crise majeure. Les conditions-cadres seront donc bien plus favorables pour les investissements des entreprises en Suisse dans la production de biens et services, aussi parce que les taux d’intérêt que les entreprises devront payer seront plus faibles suite notamment à la solidité accrue du secteur financier helvétique.

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.