Valaisanne, de gauche et féministe : Carole Roussopoulos ou la vidéo militante

Magnifique, ce ‘Carole Roussopoulos. La vidéo pour changer le monde‘, l’hommage, avec projections, que la Médiathèque de Martigny a rendu cette année à la grande vidéaste militante valaisanne Carole Roussopoulos (1945-2009) : dans l’actuel débat, en Suisse comme ailleurs, sur les relations hommes-femmes et sur les inégalités persistantes de traitement, sa démarche et l’importance historique de son travail sont fascinants d’intelligence.

C’est que cette intellectuelle de bonne famille – née de Kalbermatten, les banquiers valaisans – fait d’abord des études de Lettres à l’Université de Lausanne jusqu’en 67, puis se retrouve à Paris où elle travaille pour le magazine Vogue, d’où elle est licenciée après quelques mois.

Sur les conseils de son ami l’écrivain Jean Genet, elle utilise ses indemnités de licenciement pour acheter la toute nouvelle caméra vidéo portable de marque Portapack, fabriquée par Sony et dont il n’existait alors qu’une dizaine en circulation en France (Jean-Luc Godard en avait une).

En 69, Carole Roussopoulos fonde le collectif Vidéo Out et, avec son mari, se met au service de l’histoire sociale et politique, qu’elle a su filmer au plus près, non seulement pour en conserver la mémoire, mais aussi pour diffuser les témoignages de celles et ceux qu’on n’entend jamais, qui n’ont pas accès aux médias – en France, les chaines publiques de télévision étaient déjà assujetties au oligarchies politiques, économiques et culturelles – en une suite de bouleversants portraits saisis au vif au cours de différents évènements qui suivirent mai 68.

ÊTRE LÀ OÙ IL FAUT ET ENREGISTRER L’ÉVÉNEMENT

Pour la vidéo Jean Genet parle d’Angela Davis (1970), Genet, à qui la chaine française Antenne 2 avait demandé une déclaration sur le sort de la militante noire Angela Davis aux États-Unis, s’était méfié et avait dit à Carole Roussopoulos de filmer cette déclaration en parallèle. Avec raison : seule nous reste cette vidéo, la direction d’Antenne 2 ayant décidé de ne pas diffuser le message, trop radical pour une chaine étatique…

La vidéo du débat des militants du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (F.H.A.R., 1971) restitue dans sa fraicheur, sa nouveauté, son audace, toute la réflexion sur les notions de sexe et de genre, d’hétérosexualité, d’homosexualité ou de bisexualité, de normalité ou d’anormalité. On se dit qu’on n’a pas beaucoup avancé, malgré les apparences…

Les portraits émouvants, magnifiques de Monique et de Christiane dans les chroniques filmées à l’usine LIP de Bezençon (1976) restent étonnants de vérité dans l’expression de la réalité économique et professionnelle d’une majorité silencieuse, une réalité prolétaire et quotidienne que ces deux femmes expriment avec lucidité et sincérité et qui touchent, parce qu’aujourd’hui encore on n’entend pas souvent ça dans les médias.

LA VIDÉO COMME MOYEN DE CONTRE-INFORMATION

« Les Insoumuses », le collectif que Carole Roussopoulos avait fondé avec ses amies Delphine Seyrig et Ioana Wieder, n’épargnait pas non plus les médias dominants.

Dans Maso et Miso vont en bateau (1976), le titre – ‘masochiste’ et ‘misogyne’ abrégés – faisait allusion aux inepties proférées à la télévision par Françoise Giroud (alors Secrétaire d’état à la condition féminine) lors d’une émission de Bernard Pivot intitulée : Encore un jour et l’année de la femme, ouf ! c’est fini (30 décembre 1975, sur Antenne 2). Intercalant avec humour les images de l’émission et le commentaire off, reprenant certaines réponses de la ministre en les lui faisant répéter, y ajoutant des textes à la main et des chansons narquoises, la vidéo reste un exemple d’insolence, d’humour et de liberté de pensée.

Les contraintes subies par les actrices dans les milieux du cinéma sont clairement exposées dans Sois belle et tais-toi (1976), une suite d’entretiens. Quarante ans avant l’affaire Weinstein, Jane Fonda expliquait à Delphine Seyrig les exigences physiques des studios et des producteurs…

Quant à la dictature masculine, elle est attaquée de front dans S. C. U. M. Manifesto (1976) sur un texte de Valerie Solanas – emprisonnée aux États-Unis pour attentat contre Andy Warhol et les ‘male chauvinist pigs’ – où Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos se partagent l’écran autour d’une table, la première lisant le manifeste féministe de Solanas, la seconde le tapant à la machine, avec entre les deux, au centre, un poste de télévision diffusant les informations du jour (la guerre des hommes au Liban, la marche des femmes pour la paix à Belfast…).

« LE RÔLE DES IMAGES DANS LA TRANSMISSION EST DÉCISIF »

Grâce à l’extraordinaire travail de Carole Roussopoulos et de son mari, le peintre et mathématicien grec Paul Roussopoulos, qui l’assistait dans les interviews et les prises de vue et s’occupait aussi du montage, c’est tout une histoire sexuelle, sociale et politique qui est conservée, avec sa fraîcheur, son humour et ses espoirs.

Dans une série d’entretiens filmés par Hélène Fleckinger en août 2002, la vidéaste valaisanne était aussi lucide sur les circonstances qui avaient permis ce Printemps des femmes : « Le mouvement de libération des femmes n’aurait probablement pas pu exister si nous n’avions pas été dans une conjoncture économique très favorable, Les grands mouvements de société peuvent se faire quand les choses vont bien ».

Elle soulignait aussi le côté facétieux qui ponctuait toujours ce militantisme visuel: « Une des actions que je trouve la plus géniale, et qui me fait encore aujourd’hui le plus rigoler, c’est le dépôt de la gerbe de fleurs à la mémoire de la femme du soldat inconnu. Tout le mouvement est résumé dans l’humour et la justesse de cette action ».

Elle ajoutait : « Dans les débats qui suivent les projections de Debout ! la première chose que les gens disent : ‘Je ne savais pas que les féministes étaient comme ça !’ Je suis très étonnée de voir que les jeunes découvrent que les filles avaient beaucoup d’humour, étaient belles et pas dogmatiques ! Les vidéos montrent les yeux qui brillent encore aujourd’hui, trente ans après. Le rôle des images dans la transmission est donc décisif : elles permettent de casser les clichés. »

Sergio Belluz

Sergio Belluz est l'auteur de «CH La Suisse en kit -Suissidez-vous!» (Xenia, 2012), de «Les Fables de la Fredaine» (Irida, 2016) et de «Balzac, c'est bien, mais les descriptions sont trop longues» (Irida, 2020). Écrivain, chanteur lyrique et comédien, il se produit régulièrement en Suisse et à l'étranger dans des spectacles mêlant musique et littérature. Il est membre d'Autrices et Auteurs de Suisse (AdS), de la Société suisse des auteurs (SSA), et de Pro Litteris. Photo: Wollodja Jentsch.

3 réponses à “Valaisanne, de gauche et féministe : Carole Roussopoulos ou la vidéo militante

  1. Vous nous faites là le portrait d’une femme très intéressante. Je ne savais pas qu’elle était née de Kalbermatten. C’était donc une gauchiste, mais de bonne famille. Tiens, tiens. On se réjouit de découvrir ses films si la télé a l’intelligence de nous les présenter, ce dont je doute.

    Ca nous rappellera le bon vieux temps des années 70 avec toutes leurs illusions.

    En ce qui concerne LIP, c’est très bien de nous faire percevoir avec talent et sensibilité la condition ouvrière bisontine. Mais entre nous soit dit et pour ceux, comme moi, qui se rappellent cette époque et cette affaire, c’était un beau gâchis.

    Il faut savoir que la maison LIP, fondée en 1867 par la famille Lippmann, était une très grande entreprise française qui produisait environ 300’000 montres par an et employait environ 1500 collaborateurs avant d’être complétement foutue en l’air à cause de cette bandes de gauchistes parisiens (des types comme Alain Krivine & Cie), tous des fils à papa cousus d’or qui se sont fait les griffes en organisant des grèves sauvages et des manifs monstres à Besançon pendant la semaine, mais en n’oubliant jamais de revenir à Paris le week-end pour faire la fête et se pavaner devant les médias de gauche comme Libé et le Nouvel Obs.

    Ces petits voyous d’extrême gauche se disaient “maoïstes” ou “trotskistes” et prétendaient “émanciper les masses populaires” en faisant de LIP une expérience pilote de l’autogestion. Toute l’intelligentsia branchée faisait chorus. Le seul résultat de leur action irresponsable à été de précipiter le fiasco d’une grande entreprise française et ceux qui ont payé les pots cassés ce sont justement ces pauvres prolétaires décrit-e-s dans le film de Carole Roussopoulos de Kalbermatten.

    C’est vrai que le patron de l’époque, monsieur Fred Lippmann, ou Fred Lip, surnommé “le Fred”, était un original fini qui avait peut-être commis quelques erreurs de tir. Il était connu pour ses extravagances et beaucoup d’anecdotes très drôles circulent à son sujet, aujourd’hui encore. Mais il n’était pas le seul à avoir sous estimé la concurrence asiatique et la montre à quartz. En Suisse aussi les grands patrons de l’horlogerie ont fait la même erreur et l’industrie horlogère suisse a passé un sale quart d’heure avant d’être remontée par Thomke et Hayek. Seulement en France LIP aurait pu s’en sortir, avec l’aide d’Ebauches SA (aujourd’hui ETA), s’il n’y avait pas eu cette bande de naufrageurs gauchistes parisiens qui ont foutu la m…..

    Quand on repense à cette affaire le sentiment qui domine est l’écœurement. Un fleuron industriel à été ravagé, comme par un vol de sauterelles gauchistes à la mode, dans un grand enthousiasme idéologique post soixante-huitard, et après leur passage l’herbe n’a jamais repoussé. Des milliers d’emplois perdus, un désastre.

    Ceux qui à l’époque avaient soutenu ce mouvement social devraient avoir honte!!!!

  2. Vous voulez une bonne histoire sur “le Fred”? En voilà une. Elle m’a été racontée par un franc-comtois: le romancier Bernard Clavel.

    Le Fred, Lippmann, patron de LIP, avait la réputation de faire un peu de trafic, comme par exemple de passer de l’or en Suisse. C’est bien possible qu’il l’ait fait à l’occasion. C’est un genre de sport qui s’est beaucoup pratiqué dans l’horlogerie, même récemment en Suisse. Et à l’époque il y avait encore le secret bancaire. Donc…

    Toujours est-il qu’il y a eu une dénonciation, et “le Fred” à été interpelé par les douaniers au poste de Vallorbe, côté français bien entendu. Interrogatoire serré, auto passée au peigne fin, fouille corporelle. Le grand industriel a été obligé de se mettre tout nu. Grave humiliation.

    A la fin les douaniers n’ont rien trouvé, tous penauds ils lui disent: “Monsieur Lipmann vous pouvez vous rhabiller. On s’excuse, on n’a rien trouvé”.

    Réponse du Fred: “Ah mais ça ne va pas se passer comme ça! Ne croyez pas que vous allez vous en tirer si facilement. Je suis Fred Lippmann, patron de LIP, et je connais le texte qui vous donne le droit de m’obliger à me mettre à poil, mais il n’existe aucun texte qui vous permet de m’obliger de me rhabiller. Je reste à poil.”

    Sur quoi il allume une cigarette et sort du poste de douane, tout nu, et commence à fumer sa cigarette devant tout le monde. Vous imaginez la scène et les têtes des automobilistes passant là frontière et voyant ce monsieur tout nu fumant sa cigarette devant le poste de douane. Un attroupement se forme.

    “Mais enfin Monsieur Lippmann, s’il vous plaît rhabillez vous. Vous allez créer un scandale.”

    Le Fred: “Pas question, je continue. J’y suis j’y reste”.

    Les douaniers affolés: “Mais enfin Monsieur Lippmann, Ca n’est pas possible. On vous supplie de vous rhabiller”.

    “Je ne me rhabillerai que si le ministre des finances en personne me téléphone, ici à Vallorbe, et me présente ses excuses, ainsi qu’un blâme pour votre excès de zèle”.

    Selon Bernard Clavel, effectivement le ministre des finances, qui était Giscard d’Estaing, a été oblugé de d’excuser à monsieur Lippmann qui a fini par se rhabiller.

    Si non e vero e ben trovato. Mais ce genre d’anecdotes sont typiques du Fred Lip et celle-ci je la tiens de bonne source (Bernard Clavel).

    1. Merci pour votre contribution. Quelles que soient les opinions, de gauche comme de droite, et quelles qu’aient été les coulisses des événements de l’époque (et les non-dits), le portrait qu’ont fait Carole Roussopoulos et son mari de ces deux employées de chez Lip frappe aujoud’hui par la manière dont tout une réalité sociologique est captée sur le vif

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