« Navalny » sur les écrans suisses

Depuis mercredi dernier le public suisse est invité à visionner le film du cinéaste canadien Daniel Roher consacré au plus célèbre opposant russe vivant et décrit comme « un documentaire biographique avec des éléments de thriller ». Le mot « thriller » me gêne car il sous-entend des éléments de fiction, tandis que la force de ce genre de film est dans sa véracité.

Le film couvre une période entre août 2020, quand Alexeï Navalny est sorti du coma après avoir être empoisonné par Novitchok dans l’avion Tomsk-Moscou, jusqu’à son retour à Moscou le 17 janvier 2021, quand il a été immédiatement arrêté. Il montre également l’investigation des auteurs de l’empoisonnement mené avec succès par Navalny et son équipe.

La première du film a eu lieu le 25 janvier 2022 au Sundance Film Festival aux États-Unis où il a reçu le prix du public. (La veille, Navalny est inscrit sur la liste des personnes terroristes par l’organisme fédéral russe de contrôle des transactions financières.) Par la suite, quelques cadres ont dû être rajoutés – pour annoncer le nouveau verdict tombé le 22 mars 2022 : 9 ans d’internement en régime strict pour détournement de fonds et non-respect de la justice. Dans le contexte de la guerre cette nouvelle n’a pas reçu l’attention qu’elle méritait.

 J’imagine que, sorti sur les écrans, ce film attirera d’avantage le public non-russophone, ce dernier étant plus au courant de l’histoire. Mais même pour nous, il est intéressant de voir les divers épisodes, pour ainsi dire, rassemblés dans un film concis de 98 minutes. Surtout que l’opinion des Russes est aussi divisée sur le sujet de Navalny que sur tant d’autres. J’ai pu le constater lors de la première publication le concernant dans Nasha Gazeta – en février 2021, quand plusieurs manifestations de ses supporters ont eu lieu en Suisse, je vous en ai parlé à ce moment-là, dans le texte « Les limites de la neutralité ».  Les commentaires de mes lecteurs allaient de « bravo » et « héro » jusqu’au « clown ».

 Le film de Daniel Roher a le mérite de nous montrer un homme vif, avec ses qualités et ses défauts, et pas un personnage « photoshopé » et stérile. D’où la dualité de sa perception :  comme une fusion d’un décembriste et Don Quichotte pour les uns ou comme un type vaniteux et ambitieux avec des prétentions irréalistes, incapable d’évaluer la situation, pour les autres. Ces dernières utilisent l’arrestation de Navalny comme argument en leur faveur, disant qu’il a sous-estimé l’ampleur possible de la reposte du pouvoir, déterminé de l’enlever de la scène politique.

 Je présume que le nouveau film ne changera pas radicalement ces opinions. Quelqu’un affichera un sourire ironique en l’entendant dire, en janvier 2021, qu’il reviendra à Moscou avec « le vol de la victoire » – on connait la suite des événements. D’autres, comme moi, seront heurtés par la légèreté de sa réponse à la question sur sa coalition avec les nationalistes en 2011 – « ils sont aussi des citoyens Russes et ils sont nombreux », explique-t-il. Il y aura ceux, enfin, qui seront énervés par ces folâtreries et ces messages sur tik-tok en absence d’un programme politique clair. Effectivement, il y une dissonance entre le ton souvent léger et la gravité de la question de base. Cette question de base est formulée par Daniel Roher lui-même, qui décrit ce film comme « l’histoire d’un homme et sa lutte contre le régime autoritaire ».

 On peut spéculer à l’infini sur les raisons qui ont poussées Alexeï Navalny de rentrer à Moscou. Pensait-il vraiment avoir une chance de rester en liberté ? Pensait-il vraiment que les masses populaires allaient le suivre ? Et si oui, le suivre où – à l’assaut du palais poutinien dont il a tourné un film vu, selon Navalny, par plus de 100 millions de personnes ? Est-il un naïf ou un fataliste, un sans foi ni loi ? Ou une personne d’un courage extrême, déterminé à aller jusqu’au bout dans sa lutte acharnée contre la corruption et l’abus du pouvoir en Russie ? Au tout début du film Navalny dit, en faisant référence au réalisateur : « Il fait un film qu’il va relâcher une fois que je me serai fait descendre ». Le film est sorti, son héro vit. Heureusement.

Quoi qu’on pense d’Alexeï Navalny, il est difficile de pas admirer son courage, car pendant que les spectateurs vont scruter son visage sur les écrans en mâchant leur popcorn, lui est au bagne. Il est difficile de ne pas admirer également le courage de ses proches unis pas ce slogan des mousquetaires « un pour tous, tous pour un ».

Le film a été tourné avant la guerre en Ukraine mais sa perception est forcément influencée par cette guerre. Dans ce contexte je retiens cette phrase comme la plus importante prononcée par Alexeï Navalny : « Le mal n’a besoin que d’une chose pour gagner – l’inaction des bonnes gens ».

PS. Il parait que le film « Navalny » sera discuté sur RTS à 19.30 aujourd’hui. Regardons-le ensemble.     

Un jour sans victoire

Place des Nations, 8 mai 2022 (c) N. Sikorsky

Il y a quelques mois encore personne ne croyait que la guerre entre la Russie et l’Ukraine était possible. Bien que les bruits courraient. Mais la guerre a commencé. Puis les bruits courraient qu’elle serait terminée pour le 9 mai, célébré en Russie comme le Jour de Victoire dans la Grande guerre patriotique du 1941-1945. Nous sommes le 9 mai. La guerre continue, et la parade sur la Place Rouge à Moscou aura lieu comme prévu, comme chaque année.

Le nœud d’émotions provoquées par le 9 mai chez chaque ex-soviétique est tellement dense que je doute que nous arriverions à le défaire en tirant dessus pour arriver au cœur du problème.

Petite, j’ai adoré le 9 mai. Le beau temps était garanti – on dit que les Russes ont trouvé le moyen de disperser les nuages menaçant d’empêcher la fête. La rue Gorky (aujourd’hui Tverskaya) était fermée à la circulation, et, habillée dans ma plus belle robe, je marchais fièrement, une glace dans la main, entre mes deux grands-pères dont les vestes affichaient les décorations militaires qui brillaient au soleil. L’un a fait quatre ans dans les tranchées, a été blessé deux fois, l’autre a donné plus de 1000 concerts pour les soldats au front, il était un chanteur d’opéra. Nous marchions au milieu de la rue, saluant de nombreuses connaissances. Tout le monde souriait, les gens portaient des fleurs et des pancartes avec les slogans antimilitaires – les mêmes exactement pour lesquels aujourd’hui en Russie on risque 15 ans de prison. Nous marchions en direction de la Place Rouge puis tournions à gauche, où, dans un joli square devant le théâtre Bolshoï les vétérans chantaient les chansons de la guerre, ces si belles chansons. Le 9 mai était le jour de la grande gloire nationale et de petits bonheurs personnels.

En grandissant, et en lisant, j’ai commencé à me poser des questions sur toute cette glorification de la guerre, sur les chiffres terribles de morts dont tout le monde avait l’air de se vanter. Plutôt qu’une fête, ne serait-il plus logique de déclarer le 9 mai le jour de deuil national ?

En 2020,  le président Poutine a trouvé nécessaire d’amender la Constitution, en s’appuyant sur la votation populaire. Deux phrases y ont donc été ajoutées entre autres, pour rendre obligatoire la célébration de la mémoire des défenseurs de la patrie afin de protéger la vérité historique et pour légalement interdire aux citoyens de minimiser la signification de l’héroïsme du peuple qui défendait sa patrie.

Pourquoi cela était-il nécessaire dans un pays avec un niveau de patriotisme élevé, dans un pays où la vie de chaque famille a été bouleversée par La Grande guerre patriotique ? La guerre qui a été gagnée grâce à l’héroïsme incontestable de l’ensemble du peuple soviétique, multinational et multiethnique, au prix de dizaines de millions de nos vies. Faut-il vraiment légalement obliger les descendants de ses héros à commémorer la mémoire de leurs pères, grands-pères ou arrière-grands-pères comme moi je commémore la mémoire des miens ? Je ne crois pas, car je ne connais personne qui aurait besoin d’un tel « encouragement ».

(c) N. Sikorsky

En revanche, je connais ceux qui rejettent l’utilisation de cette grande victoire de 1945 comme moyen de la manipulation de l’opinion publique d’aujourd’hui pour justifier tous les crimes commis par le pouvoir, au nom du peuple, avant et après la guerre.

Je connais ceux qui rejettent l’imposition des règles de la commémoration: le non-conformisme dans ce domaine peut mener à l’accusation de trahison. Cela concerne les Russes en Suisse également : en 2020 j’ai eu un accrochage avec l’Ambassade à Berne qui m’avait accusée, sur mon propre site, de « l’oubli historique ».

Je connais ceux qui rejettent l’utilisation de la rhétorique de la dernière guerre, légitime et juste, pour justifier la guerre actuelle dont personne ne comprend le but réel, sauf peut-être le président russe lui-même. Et encore.

Je connais ceux enfin qui se s’indignent de récentes insinuations du ministre russe des affaires étrangers M. Lavrov quant aux origines juives de Hitler. Bientôt l’agression de l’Ukraine sera la faute de juifs, what else is new ?!

Voilà pourquoi, sans aucune intention de minimaliser l’importance de la victoire de 1945 et de dénigrer le sacrifice des citoyens soviétiques, j’attendais le 9 mai 2022 sans la joie habituelle, sa brillance étant obombrée par le brame de la guerre actuelle. Quel mot, « obombrer » – vient-il d’une « bombe » ? Sans joie, et avec inquiétude – qui sait de quelle manière le président Poutine décide-t-il de marquer l’occasion ?!

Kirill Sergeev, un moscovite genevois (c) N. Sikorsky

En attendant, samedi dernier, je devais assister à une manifestation commémorative, le « Régiment immortel », à la place des Nations, à Genève. Elle m’a été signalé comme « propoutinenne ». Logique, si on sait que c’est Mme Elvira Voskresenskaia, qui, dans une interview donnée à la RTS le 27 février depuis les locaux de l’UDC-Genève, justifiait l’invasion de l’Ukraine, qui l’avait organisé. (Un détail intéressant – depuis cette prise de position elle a été apparemment obligée de quitter les rangs de l’UDC sous la pression de ses camarades politiques.) La manifestation a été annoncé dans un groupe sur Facebook qui s’appelle « Protection des droits des Russes en Suisse », sur le fond rouge composé des étoiles soviétiques. On apprenait que « suite à de longues et difficiles négociations avec le service de sécurité de Genève », les organisateurs ont accepté de renoncer à un cortège et se contenter d’une manifestation, avec la garantie de soutien par la police. « Les chansons de la guerre, les symboles et les photos des vétérans sont autorisées », disait l’annonce contenant un avertissement pour les potentiels participants : « Ceux qui désirent répondre aux questions des journalistes doivent se tenir prêt à le faire d’une manière équilibrée, digne et historiquement correcte ». « Ne permettrons pas de gâcher la grande fête », concluait cette annonce. J’étais prête à y aller pour voir de mes propres yeux. Or, vendredi après-midi j’ai appris que les organisateurs ont retiré leur demande, la manifestation a été donc annulée.

Il se trouve que je connais la coordinatrice qui l’avait déjà organisé en 2016 et 2018. En 2020, elle a été annulée en raison de la pandémie. Cette année, d’autres considérations ont été prise en compte, y compris des menaces reçues via des réseaux sociaux – Katia Toporkova m’avait envoyé quelques screenshots, tout à fait éloquents. Elle assure que la manifestation prévue n’avait rien à voir l’actualité et s’indigne qu’il s’avère impossible, dans un pays démocratique, de commémorer « les anciens, grâce à qui nous avons pu vivre si longtemps en paix ». « Nous avons pris la décision difficile d’annuler la manifestation pour ne pas transformer en clownerie une fête qui reste sacrée pour beaucoup de ressortissants de l’Union soviétique », m’a-t-elle expliqué. Une sage décision, dirai-je, car, hélas, les drapeaux rouges sont aussi indissociables du pouvoir russe actuel que les terribles Z.

Il faut espérer que se petit garçon n’aura pas honte de parler russe en grandissant (c) N. Sikorsky

A la place, j’ai assisté à une autre manifestation, toujours à la Place des Nations mais dimanche. Celle-ci a été organisée au nom de tous les Russes qui sont contre la guerre. « Nous sommes contre le régime de Poutine qui a lancé une agression militaire contre l’Ukraine. Ce n’est pas pour cela que nos grands-pères se sont battus », ont proclamés les initiateurs de cette action, et ils ont raison – clairement pas pour cela.

Malgré des conditions météo idéales, il y a eu très peu de monde. Trop peu de monde. Intolérablement peu. Les Russes, les Ukrainiens, les Suisses. Qui parlait de la mémoire commune violée, volée. De la propagande suffocante qui empoisonne les esprits. Des blessures qui prendront des générations à guérir. Les choses justes, vraies, importantes. Mais pourquoi, pourquoi si peu de monde ?

Ces deux actions, une échouée, l’autre maintenue reflètent la fosse qui se creuse dans la société russe, en Russie comme ailleurs.

Chaque année j’ai l’habitude d’écrire, dans Nasha Gazeta, un texte vivifiant, unificateur. J’ai l’habitude d’utiliser les paroles bien connues de poèmes, de romans ou de chansons qui parlent de la guerre. L’autre guerre. Cette année je n’y arrive pas car toutes ses belles paroles encourageaient les soldats à défendre leur pays, pas à agresser un autre.

… Je ne peux pas terminer sans vous parler d’un livre. Je l’ai lu récemment, c’est un roman « The Winter Soldier » d’un auteur américain Daniel Mason qui combine l’écriture créative avec l’enseignement à la faculté de psychiatrie à l’Université de Stanford.  C’est une histoire extrêmement touchante d’un étudiant en médecine viennois d’origine polonaise, un surdoué qui se porte volontaire lorsque la Première Guerre mondiale éclate. Il découvre à travers sa propre expérience qu’il n’y a rien de beau ni de romantique dans une guerre. Une guerre c’est toujours la saleté, le sang et la destruction, elle ne fait que mutiler les corps et les âmes. Pour toujours.

Aujourd’hui, jour de la grande victoire du passé, je n’ai qu’un souhait – que la guerre actuelle finisse, de toute urgence.

Je remercie Brigitte Bocquet-Makhzani pour la relecture de ce texte.

« Voyages en Russie absolutiste »

J’ai envie d’ajouter à ce titre « aller simple ». Car l’essai de 850 pages de Jil Silberstein, paru récemment aux Éditions Noir sur Blanc, nous emmène à la triste conclusion qu’il n’y a pas de retour possible de ces voyages. Cette conclusion enrage et attriste son auteur, ce parisien de naissance et suisse d’adoption, passionné par la Russie depuis son enfance, quand, grâce aux voisins d’immeuble et un camarade de classe, il a pu pénétrer à l’intérieur d’une maison de Russes blancs et connaitre leur mentalité dominée par la passion pour la littérature. Et qui plus tard, chez L’Age d’Homme, « baignait » dans tout ce qui est russe. Le bon timing de la parution de sa fresque monumentale et en même temps très intimiste de l’histoire de l’opposition à l’absolutisme russe, de Catherine II à Vladimir Poutine, est comparable avec celui de « Soumission » de Michel Houellebecq paru en janvier 2015, au moment de l’attaque contre Charlie Hebdo. Les hasards.

J’ai eu une longue conversation avec Jil Silberstein à propos de son livre, une conversation qui a pris la forme de l’interview publiée dans Nasha Gazeta. J’ai appris entre autres que son premier acte de l’engagement civique en lien avec la Russie était l’édition, en 1982, du livre en hommage à Youri Galanskov, un opposant politique disparu dans un camp soviétique à l’âge de 33 ans.

Puis il a suffi de peu – une vielle carte postale de Touva trouvée au marché aux puces à Paris – pour qu’il passe trois étés consécutifs dans cette république de Sibérie orientale qui a des frontières terrestres avec la Mongolie et, en Russie, avec les républiques de l’Altaï, de Khakassie et de Bouriatie, le kraï de Krasnoïarsk et l’oblast d’Irkoutsk. Le résultat – la parution de Dans la taïga céleste : Entre Chine et Russie, l’univers des Touvas, chez Albin Michel, en 2005.

Comme on le sait maintenant, ce n’était que le début. Sans apprendre le russe – « Pas par faute d’avoir essayé !» – Jil Silberstein a réussi à trouver plusieurs complices qui ont accepté de l’accompagner dans ses escapades russes qui ont suivi : loin, très loin des sentiers battus. Tatarstan, le Caucase, l’Oural et la région rarement visitée de son propre gré de Kolyma, sans compter des innombrables villes et villages …  Cinq ans de travail acharné, deux ans de lecture à plein temps.

« Ce livre n’a pas eu une structure idéologique comme démonstration de l’absolutisme en Russie. Ce sont quatre hommages à quatre personnes qui ont joué un rôle important dans ma vie », me raconta Jil Silberstein. Effectivement, le livre a un sous-titre – « Vie et mort de quatre opposants ». Qui sont ces quatre ? Le Poète et romancier Mikhaïl Lermontov (1814-1841), Vladimir Tan Bogoraz (1865-1936), révolutionnaire et pionnier de l’anthropologie, l’écrivain anarchiste Victor Serge (Viktor Lvovitch Kibaltchitch, 1890-1977), antistalinien, auteur de S’il est minuit dans le siècle, et Anatoli Martchenko (1938-1986), l’un des derniers intellectuels russes à être mort en détention au Goulag.

Maintenant, un mini-sondage : ces noms vous disent-ils quelque chose ? Rien, aucun ? Oui, celui de Lermontov ? Dans les deux cas votre « résultat » peut être considéré comme « normal », car il serait pareil en Russie qui a une mémoire courte, très courte quand il s’agit de ses héros qui, à différentes époques, luttaient pour son avancement politique et moral.

Ces quatre ne sont que les axes majeurs, pour ainsi dire, car à travers le récit, le lecteur, parfois confus mais toujours fasciné, assiste à une multitude de rencontres imaginaires et réelles – présentées sans ordre chronologique et sans liens apparents – avec des dizaines, voire des centaines de personnages qui constituent pour Jil Silberstein cette Russie qu’il aime tant et qui, selon lui, mérite d’être aimée. Le mérite-t-elle vraiment, malgré tout ? Le monde pourrait-il encore l’aimer après cette guerre ? Sont les questions provocatrices que je lui lance. « Bien entendu, arrive sa réponse sans hésitation. Je pense que les gens qui l’aiment sincèrement sont dans une sorte de deuil, comme moi. Je suis à la fois très heureux que ce livre paraisse enfin » et triste que l’intérêt qu’il suscite soit en partie instigué par les circonstances actuelles.

Ce livre est un vrai manuel inédit de l’histoire russe pour ceux qui veulent comprendre comment nous en sommes arrivés là. Mais que faire avec cette triste vérité : il ne fait que confirmer que toutes les tentatives d’opposition à l’absolutisme en Russie ont été écrasées et leurs auteurs punis. Toutes. Tous. Voici un exemple. Alexandre Radichtchev, un philosophe et poète russe, directeur des douanes de Saint-Pétersbourg et membre de la Commission d’élaboration des lois, fut l’auteur du premier livre « contestataire » de la littérature russe : Voyage de Pétersbourg à Moscou, publié en 1790, dans lequel il dénonce sévèrement le servage, le système judiciaire et l’administration russes sous le règne de Catherine II. Cette dernière, une correspondante de Voltaire de longue date, a lu ce livre avec la plus grande attention et… a condamné son auteur à mort, la peine commuée en dix années de bagne en Sibérie. Libéré par Paul Ier , après la mort de Catherine II, Radichtchev tenta à nouveau de faire pression pour réformer le gouvernement russe. Brièvement employé sous le règne d’Alexandre Ier pour aider à la révision de la législation dont il avait rêvé toute sa vie, sa fonction dans ce corps administratif s’avéra courte et infructueuse. Radichtchev mit fin à ses jours en s’empoisonnant. Officiellement, il est mort d’une phtisie. Sounds familiar, n’est-ce pas ?

Parmi des innombrables citations utilisées dans le livre, il y a celle de Piotr Tkatchev, un écrivain, critique et théoricien révolutionnaire, à l’origine de principes qui auraient été développés et mis en œuvre par Vladimir Lénine. Mort dans un hôpital psychiatrique en 1885, à l’âge de 41 ans, il a écrit, en 1868 : « Ni à présent, ni dans l’avenir, le peuple livré à lui-même n’est capable d’accomplir la révolution sociale. Nous seuls, minorités révolutionnaires, pouvons ou devons faire au plus vite… Le peuple ne peut se sauver lui-même, ne peut fixer son sort conformément à ses besoins réels, ne peut donner corps et vie aux idées de la révolution sociale. »

Mais qui est cette minorité révolutionnaire aujourd’hui quand l’intelligentsia est ouvertement traitée en Russie comme la cinquième colonne ? « Il faut espérer que la société civile actuelle dispose de plus d’instruments que dans le temps des décembristes pour instaurer la démocratie », dit Jil Silberstein. Oh les décembristes, ces héros préférés de tous les Russes un peu romantiques, et donc les miens. Hélas, aujourd’hui le rôle qu’ils ont joué en 1825 ne peut être assumé que par les oligarques. « Ah non! », mon interlocuteur sursaute sur sa chaise. Mais oui, cher Jil ! Qui d’autres sont les personnes dans la Russie actuelle qui sont aussi proches du pouvoir et possèdent le statut social et les moyens nécessaires pour le faire ? Peut-on compter sur eux ? Je le doute. Comme Jil Silberstein doute que son livre soit traduit en russe. Et pourtant il est si important que les Russes le lisent ! L’auteur voit l’avenir de la Russie « extraordinairement grise, âpre, avec l’accentuation de la méfiance vis-à-vis des autres. C’est affreux. »

Et vous, qu’en dites-vous ?

Guerre de l’information et ses répercussions en Suisse

(c) N. Sikorsky

Vendredi dernier j’ai assisté au débat du Club suisse de la presse qui s’annonçait très intéressant. Voici le résumé qui accompagnait l’invitation :

« Alors que le conflit russo-ukrainien s’intensifie, la guerre de l’information fait rage et prend des proportions inédites. Les répercussions de cette bataille entre tenants d’une forme de “censure de guerre” et défenseurs de la liberté d’expression sans limite a aussi ses répercussions en Suisse et en Suisse romande. L’information est-elle une arme de guerre et, si oui, quelle est sa véritable force de frappe ? Y a-t-il une censure légitime en temps de guerre ? La presse doit-elle choisir son camp ? A-t-elle pour mission de défendre la démocratie à tout prix ? Et que devient la liberté d’expression ? Réduite à rien ou presque en Russie, la liberté de parole se trouve-t-elle aussi menacée en Europe, en Suisse ? A-t-on le droit de “comprendre” voire soutenir certaines réactions de Vladimir Poutine ou de critiquer l’Occident ? Quelles règles s’imposent aux journalistes en temps de guerre ? » A toutes ces questions s’en est vu rajouter une autre, très importante, celle du rôle des réseaux sociaux – une première dans un conflit armé en Europe.

Le panel a été composé de cinq journalistes et experts – que des hommes ! – que Pierre Ruetshi en tant que modérateur a nommé les « faconds conférenciers ». Connaissant bien leurs avis sur les questions évoquées j’ai trouvé leur disposition sur le podium bien éloquente : d’un côté, Philippe Reichen, correspondant du Tages Anzeiger en Suisse romande et Stéphane Benoit Godet, rédacteur en chef de l’Illustré. De l’autre, Eric Hoesli, président du Conseil d’administration du journal Le Temps, journaliste, éditeur, auteur d’ouvrages sur la Russie et « père biologique » de Nasha Gazeta dont il s’est distancié fin 2009 déjà, et Guy Mettan, journaliste, président de la chambre de commerce Suisse – Russie, politicien bi-national suisse et russe et auteur d’ouvrages sur la Russie dont Russie-Occident, une guerre de mille ans : La russophobie de Charlemagne à la crise ukrainienne. Entre eux, en guise d’une instance neutre – Denis Masmejan, membre du Conseil suisse de la presse, expert des questions de droit des médias.

Cette image m’a rappelé le « stenka » (en russe : стенкаmur), ou « stenka na stenkou » (en russe : стенка на стенкуmur contre mur) qui est un art martial russe dérivé du pugilat traditionnel russe et pratiqué en équipe. Heureusement, les orateurs ne sont pas passés aux combats à mains nues ; quant à leur bataille verbale, elle ressemblait plus à un échauffement.

Le débat est disponible online , je ne vais pas vous le raconter – je vous invite à le regarder. Mes commentaires sont les suivants. Globalement, j’ai été déçue par son niveau. D’abord, les positions prises étaient prévisibles. Trop prévisibles. Puis, face aux questions vraiment cruciales d’aujourd’hui, les questions qui divisent le public autant que les journalistes eux-mêmes, les orateurs, à mon avis, ont consacré trop de temps aux accusations mutuelles et auto-justifications.

L’opposition principale s’est centrée autour de la question essentielle de la censure, à savoir : la guerre, permet-t-elle la censure en général et, plus précisément, l’interdiction des chaines russes Russia Today et « Sputnik ». Stéphane Benoit Godet, que je connais depuis longtemps et à qui je dois ce blog dans Le Temps, s’est trouvé en minorité en approuvant la censure – « à la guerre comme à la guerre », a-t-il dit. En serrant les dents et contre mon cœur et mes tripes, je ne peux pas le soutenir, moi non plus !

Depuis le début de cette guerre, je pense tous les jours à la liberté dont je dispose en tant que journaliste ici, en Suisse. Durant les 15 ans d’existence de mon journal, aucun de mes sponsors (que je préfère considérer comme partenaires) n’a essayé de m’imposer ses opinions, pas une seule fois. Cette liberté que je prenais pendant longtemps comme quelque chose de normal, je la perçois aujourd’hui comme un immense privilège. Et c’est précisément cette prise de conscience qui m’oblige à être contre la censure.

Je suis très fière de compter parmi mes lecteurs les représentants des toutes les ex-républiques soviétiques. Je perçois ce fait comme preuve du bon choix de ma ligne éditoriale qui a pour but d’unir et pas de séparer. Et je ne me suis jamais sentie autant soutenue par mes lecteurs, y compris mes lecteurs ukrainiens, comme ces jours-ci.

Je déteste Russia Today et Sputnik, ces chaînes qui ciblent le public en dehors de la Russie. Elles sont abjectes. Je ne les regarde pas, c’est mon libre choix. Mais je me force à regarder, tous les jours, la Première chaine de la TV russe, toute aussi abjecte, pour essayer de comprendre ce qui se passe dans les têtes de Russes qui n’ont que cela comme source d’information.

Je suis contre la censure, y compris de la censure de ces deux chaînes odieuses, pour plusieurs raisons. 1 : Il faut connaître son ennemi. 2: Le fruit défendu est celui qui a le meilleur goût. 3 : En appliquant la censure, l’Ouest se met au niveau du gouvernement russe qui fait exactement cela, et se prive ainsi d’un argument majeur pour la dénonciation de cette politique répressive. 4 : Tous les spectateurs ne sont pas débiles et peuvent faire la part des choses. J’espère que vous avez tous vu la récente performance de l’ambassadeur russe auprès de l’UNOG sur le plateau de RTS, cela vaut la peine. 5 : Ma professeure de la littérature française à l’Université de Moscou adorait cette phrase attribuée à Voltaire – « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire ».

A mon avis, ce dernier point, si bien formulé par Voltaire, correspondant privilégié de Catherine la Grande, distingue l’état de droit d’un régime totalitaire. Une démocratie n’est pas un menu à la carte. Voilà pourquoi je soutiens la décision du Conseil fédéral, prise vendredi dernier même, de ne pas reprendre la mesure arrêtée par l’UE le 1er mars concernant la diffusion de Sputnik et Russia Today bien que, selon Guy Parmelin, « elles diffusent des mensonges et de la désinformation dans le but d’attiser les incertitudes et d’utiliser la liberté de nos démocraties contre la Suisse ». Comme l’a dit le Conseil fédéral à juste titre, pour contrer des affirmations inexactes et dommageables, il est plus efficace de leur opposer des faits plutôt que de les interdire. Il est de la responsabilité d’un état démocratique d’assurer le droit fondamental qui est la liberté de l’expression. Le Conseil fédéral assume cette responsabilité.

P.S. La photo ci-dessous est la preuve que j’ai entendu tout ce qui a été dit au Club de la presse de mes propres oreilles, sans me confier à un intermédiaire quelconque.

(c) Laurent Guiraud

Macbeth, ou la Solitude d’un tyran

“Macbeth” à l’Opernhaus Zürich (c) N. Sikorsky

ll est difficile d’imaginer une œuvre d’art qui correspondrait plus à notre état d’esprit actuel que le chef d’œuvre de Guiseppe Verdi dans la mise-en-scène de Barrie Kosky à l’Opernhaus Zürich bien qu’elle date de 2016.

En ce moment qui ne se prête pas aux distractions, je me suis tout de même rendue à Zurich, et ceci pour deux raisons. D’abord, parce que je partage la certitude exprimée il y a quelques jours par le maestro Jonathan Nott que la musique soulage. Puis, parce que je voulais voir de mes propres yeux la production qui a été précédée d’un scandale autour de la chanteuse russe Anna Netrebko, je vous en ai déjà parlé.

Je suis heureuse d’avoir surmonté la paresse et que mes craintes n’aient pas été confirmées. Non, je ne me faisais pas de soucis pour les cotés musical et vocal de cette production, mais plutôt pour la scénographie et la vision du metteur-en-scène. L’opéra traverse aujourd’hui une phase quand les plus solides « duos » de compositeurs et auteurs d’œuvres littéraires à base de librettos ont du mal à résister à la fantaisie (phantasmes ?) des metteurs-en-scène, la fantaisie que je trouve parfois privée de sens commun et de bon gout.  Je vais donc laisser de côté la musique de Verdi qui est hors concours et ne nécessite pas mes éloges – chaque air, chaque ensemble, chacun des magnifiques chœurs provoquent des frissons, l’extase et des larmes, comme il se doit.

Je vais me concentrer sur ce qui se passe sur scène, pourvue des expériences négatives de « Eugène Onéguine » et « Boris Godunov » revisités per Barrie Kosky à l’Opernhaus Zürich ces dernières années.

Je ne crois pas avoir baissé mes défenses uniquement parce que les Écossais et les Norvégiens placés par William Shakespeare dans le contexte du 11è siècle me sont moins proches et moins chers. Peu importe la raison, j’applaudis cette version de « Macbeth » de tout cœur. Bien que pas au premier coup d’œil.

… Le rideau s’est ouvert pendant l’Ouverture magistrale et a révélé, sur la scène non encombrée par un décor, Macbeth prosterné, couvert par quelque chose ressemblant à des chiffons noirs (le baryton roumain Georges Petean est excellent dans ce rôle). Derrière lui, sous une espèce de lustre-couvercle, un groupe de gens nus, avec des organes sexuels « confondus ». Horrifiée et anticipant la suite, j’ai regardé une amie à côté de moi : « Et voilà, ça commence ! » Mais les chiffons se sont avérés être des plumes noires de corbeaux, dont le symbolisme est évident. Quant aux personnes nues, – pour ceux ayant regardé récemment le « Babi Yar », j’ai d’abord cru à une allusion macabre aux Juifs emmenés dans une chambre à gaz – leur présence étant justifiée par Shakespeare lui-même. De retour à la maison, j’ai pris le texte original sur mon étagère, ainsi que sa traduction en russe, brillante, par Boris Pasternak, et j’ai trouvé ces paroles de Banco étonné :

What are these
So wither’d and so wild in their attire,
That look not like the inhabitants o’ the earth,
And yet are on’t? Live you? or are you aught
That man may question? You seem to understand me,
By each at once her chappy finger laying
Upon her skinny lips: you should be women,
And yet your beards forbid me to interpret
That you are so.

Mais bien sûr, ce sont des sorcières, des sorcières qui comme des Parques dans les tragédies grecques, annoncent les horreurs à suivre, en promettant à Macbeth la couronne écossaise ! Sauf que Barri Kosky a remplacé les barbes par d’autres « attributs » masculins qui souvent se substituent aux cerveaux de certains hommes. D’ailleurs, après quelques minutes je ne les remarquai s plus, « camouflés » par un éclairage subtil.

Si seulement Macbeth les avait ignorées, ces sorcières, si seulement il avait remis à sa place sa « lady » – pas moins effrayante en ancienne Ecosse que dans la ville de Mtsensk, plus proche de nous grâce aux génies de Nikolaï Leskov et Dmitri Shostakovich. Mais rares sont les hommes dont l’orgueil résiste à une femme manipulatrice qui sait parfaitement où appuyer pour atteindre son but – l’endroit est toujours le même, bien banal. (La soprano russe Veronika Dzhioeva est d’ailleurs merveilleuse dans le rôle de Lady Macbeth !)

Si seulement il écoutait le courageux Banco (magnifiquement interprété par le basse ukrainien Vitaly Kovalev qui j’ai déjà admiré dans les rôles de Général Grèmin et Pimen sur la scène genevoise) ! Car Banco lui dit on ne peut pas plus clairement :

The instruments of darkness tell us truths,
Win us with honest trifles, to betray’s
In deepest consequence.

Mais Macbeth est sourd à la voix de la raison. Et ainsi il se met sur le chemin du pouvoir, un chemin pavé par les trahisons et arrosé du sang, accompagné par la foule, toujours avide des spectacles gratuits. Une fois ce chemin emprunté, l’homme ne peut plus s’arrêter : chaque crime dont il s’en tire sans châtiment le pousse vers le suivant, en ignorant la mort et le malheur qu’il emmène avec lui. Le cataplasme saisi la gorge quand on entend le chœur, qui, au nom de ceux qui ont perdu leurs maris et leurs enfants, appelle aux cieux en réclamant la vengeance… Comment est-ce possible que malgré tous les exemples historiques que nous connaissons, on trouve toujours ceux qui embarquent sur ce chemin sans issue ?!

La scénographie minimaliste à l’extrême de l’allemand Klaus Grünberg – un tunnel noir sans fin éclairé par des petits lumières blanches – ne nécessite aucun effet supplémentaire. Elle ne fait qu’accentuer la puissance de la musique et du texte, les plaçant au premier plan. Et annonçant dès le début le final bien connu : la fin solitaire et sans gloire d’un tyran obsédé par le pouvoir qui a perdu la raison, dont aucune lumière n’attend au bout du tunnel noir et dont la mort ne sera pas déplorée, même par la foule… Cela peut paraitre étonnant mais dans les scènes finales du spectacle de Macbeth, qui, en l’absence d’autres interlocuteurs essaye de converser avec des corbeaux, m’avait rappelé le Dictateur immortalisé par Charlie Chaplin – cette scène où il tourne le globe sur le doigt, fou à lier.

Y-a-t-il une lumière d’espoir pour nous les spectateurs ? Peut-on le soupçonner dans le T-shirt blanc (le drap mortuaire ?) de Macbeth, couvert des plumes noires comme des cendres ? Ou dans le fait qu’à la fin du spectacle, Veronika Dzhioeva et Vitaly Kovalev se tiennent par la main, ovationnées par le public ? Oh, que j’aimerais y croire ! Quant au « deepest consequence », nous allons encore en déguster.

What’s more to do,
Which would be planted newly with the time,
As calling home our exiled friends abroad
That fled the snares of watchful tyranny;
Producing forth the cruel ministers
Of this dead butcher and his fiend-like queen,
Who, as ’tis thought, by self and violent hands
Took off her life; this, and what needful else
That calls upon us, by the grace of Grace< >

L’université de Moscou est contre la guerre

Photo de I. Cernova Burger

Hier, pour la première fois dans ma vie, j’ai pleuré dans un transport public, le bus N 5, pour être précise. C’est un courriel reçu qui m’a fait fondre en larmes. Rassurez-vous, personne de mes proches n’est mort. Bien au contraire, pour ainsi dire, je vous explique.

La veille, à peine sortie du studio de la RTSj’ai appris la position de la communauté scientifique suisse faisant suit à l’invasion de l’Ukraine : la Conférence des recteurs des Hautes écoles recommande à ses membres de réexaminer, voire de suspendre leurs collaborations avec leurs partenaires russes dans les cas où cette collaboration puisse “soutenir la politique belliqueuse du gouvernement russe”. Cette prise de position a été provoqué par le fait qu’un tiers des recteurs des universités russes ont signé, une semaine plus tôt, une lettre de soutien à la guerre. En rappelant que les universités ont toujours été un pilier de l’État, ils ont appelé à se rassembler autour de Vladimir Poutine. Ce texte, je l’ai vu. J’ai vu, entre autres, la signature de Victor Sadovnichy, le recteur de l’Université de Moscou, mon université, le plus ancien du pays, le principal. La honte inexprimable. Les spectres de mes professeurs, les professeurs de l’École de journalisme, le plus « idéologique » de tous, situé dans le vieux bâtiment de l’université juste en face du Kremlin, se sont dressés devant moi comme une armée muette – les visages renversés, les questions dans les yeux. Beaucoup d’entre eux ont participé comme soldats dans la Deuxième guerre mondiale, la Guerre Patriotique pour les Russes. Mes professeurs, qui possédaient une immense culture et des logis modestes avec des livres pour les seuls objets de valeur ; mes professeurs qui, dans un pays fermé, m’enseignaient l’ouverture d’esprit. Je n’avais pas de réponses à leur donner. Sauf que voilà.

Le message que j’ai reçu contenait une phrase seulement. Pas une phrase même, un lien, un lien vers une lettre ouverte de la part de la communauté de l’Université de Moscou, de la part de ses étudiants, enseignants, collaborateurs, alumni… Plus de 7500 signatures ressemblées six jours après le début de la guerre.

Avec un ton sombre, digne et solennel, cette lettre dénonce sans équivoques « cette guerre honteuse ». Elle rappelle qu’une de plus grandes valeurs de l’éducation que nous avons reçue consiste en « la capacité d’évaluer la réalité d’une manière critique, d’analyser les arguments et de rester fidèle à la vérité – scientifique et humaniste ».

Quelle joie ! Quel soulagement ! Mes chers professeurs, vous pouvez vous reposer en paix et arrêter de vous agiter dans vos tombes – notre alma mater ne nous a pas trahie. Je dis bien notre alma mater, car un recteur, ce n’est pas encore l’université, comme un président n’est pas encore un peuple. 

Dans mon blog précédent j’avais remercié M. Yves Flückiger, président de Swissuniversities et recteur de l’Université de Genève, d’avoir mentionné ses collaborateurs russes parmi ceux qui ont besoin aujourd’hui du soutien moral. Je lui réitère mes remerciments car il l’avait répété en soulignant que Swissuniversities entend aussi protéger les chercheurs ukrainiens et russes qui travaillent dans les universités suisses et qui défendent les mêmes valeurs que les siennes. Voici une position sage !

En 15 ans de l’existence de mon journal Nasha Gazeta nous avons accumulé un volumineux dossier intitulé « Les scientifiques russes en Suisse »  – la Suisse a de quoi être fière ! Je me permets de rappeler qu’en 1900, quand les universités en Russie tsariste restaient inaccessibles aux femmes, 200 jeunes Russes étudiaient à l’Université de Genève. En 1908 ils – et surtout elles – étaient déjà 785. Je me permets de rappeler également que la première femme en Suisse à devenir un professeur titulaire était une Russe Anna Tumarkina, en 1905 – une rue à Berne d’ailleurs porte son nom. Enfin, plus proche de nous, en 2010, c’est le mathématicien Russe Stanislav Smirnov, professeur de l’Université de Genève, qui a apporté à la Suisse sa première Médaille Fields, l’équivalent du Prix Nobel dans le domaine de mathématique. 

La Russie a connu l’exode après 1917. L’Europe et la Suisse ont accueillis ces malheureux qui ont rejeté la révolution bolchévique et la guerre civile. Le nouvel exode a déjà commencé – ceux qui rejettent la guerre, fuient le pays sans peut-être la possibilité d’y retourner, selon une demande d’un membre de la Douma. J’espère que l’Europe et la Suisse les accueilleront, eux aussi. 

« Avec qui êtes-vous, maîtres de la culture ? »

“Poutine n’est pas la Russie”. J’ai pris cette photo lors une manifestation à la place de Neuve, à Genève, samedi dernier

Certains dénoncent aujourd’hui de la décision du Conseil fédéral de se joindre aux paquets de sanctions édictés par l’Union européenne contre la Russie. Je me permets de supposer que cette décision – bien qu’exceptionnelle – ait été prise pas seulement sous la pression hors norme de ses partenaires européens et américains mais aussi en souvenir de son comportement pendant la Deuxième guerre mondiale, comportement qu’on lui rappelle régulièrement aujourd’hui encore. Oui, M. Poutine doit être arrêté d’urgence. Oui, les sanctions sont nécessaires. Mais pas « en vrac ». A mon avis, avant d’appliquer chacune des sanctions prévues il faut se poser la question de savoir si cette action concrète sera contre M. Poutine ou le contraire ? Personne ne pleure sur la saisie des yachts des oligarques qui figurent sur la liste des personnes sanctionnées. Les Russes vont survivre sans le fromage et les montres suisses et les iPhones américains. Mais quand IKEA ferme ses usines en laissant 15 000 personnes sans travail, c’est autre chose, car les gens appauvries et affamés, les gens qui, dans les mots de Carl Marx, n’ont rien à perdre que leurs chaînes, sont facilement manipulables et leur rage risque de se tourner contre ceux qui annoncent ces mesures et pas celui qui les a provoquées.

La Suisse a-t-elle l’intention de passer de la guerre économique à la guerre physique ? Sinon, comment expliquer la publication hier, dans La Tribune de Genève, de la « liste des réserves de crise à stocker chez soi » – dans la partie payante du contenu d’ailleurs

Grand Théâtre de Genève (c) GTG

Mais aujourd’hui ce n’est pas de l’économie dont je veux vous parler mais de la culture, mon domaine préféré, inséparable – hélas ! – de la politique. Je vous ai parlé dans mon article précèdent du courage de l’intelligentsia russe qui se mobilise, d’une manière non-violente, contre cette guerre absurde. Ils sont des milliers, et de nouvelles signatures s’ajoutent tous les jours. Leur courage est proportionné aux mesures de plus en plus draconiennes introduites par le gouvernement russe contre ses concitoyens – la punition pour la diffusion de l’information sur l’offensive de l’armée russe peut être considérée comme « fake » et va jusqu’au 15 ans de réclusion. Je ne pense pas que beaucoup de Suisses de souche peuvent pleinement comprendre ce que c’est que d’être emprisonné pendant 15 ans pour ses opinions. Dans le pays de la démocratie directe on demande notre avis sur tout, même sur des questions la plupart ne comprend rien. M. Poutine, avant de déclencher la guerre, n’a demandé l’avis de personne.

Les événements de ces derniers jours ont introduit des changements dans l’agenda culturel suisse et cela me pose un problème. Il existe un proverbe russe qui dit « Quand on fend du bois, les éclats volent. » La même chose que « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ». Parlons donc de ces éclats et de ces œufs.

Le festival de musique de chambre russe « Zaubersee »  à Lucerne, soutenu depuis plusieurs années par le milliardaire russe installé à Zoug Victor Vekselberg, est annulé. Pourtant M. Vekselberg ne figure pas dans la liste des personnes sanctionnées. Le Verbier Festival, comme indiqué dans son communiqué, a « demandé et accepté la démission de Valery Gergiev en tant que directeur musical du Verbier Festival Orchestra », s’est engagé à restituer « les dons et mécénats apportés par des personnalités ou des structures sanctionnées par les gouvernements occidentaux » (à commencer par la Fondation de la famille Timtchenko donc le nom a disparu du site internet) et à déprogrammer « des artistes alignés publiquement sur les positions du gouvernement russe ». J’attends de voir la liste de ces artistes. En 2015, maestro Gergiev a évité de répondre clairement à ma question, sous quel chapeau, pour ainsi dire, il souhaitera rester dans l’histoire – celui du grand musicien, du grand entrepreneur ou du grand ami de M. Poutine. Mais le directeur du Verbier Festival, en l’invitant en 2018 à en devenir le directeur musical, ignorait-il ses affiliations professionnelles et personnelles ? J’en ai parlé à ce moment-là dans mon journal.

Le consul général honoraire de Russie à Lausanne, M. Frederik Paulsen, a pris la décision de fermer le Consulat général honoraire du fait des circonstances extraordinaires et dramatiques hors de notre contrôle qui se déroulent en Ukraine” jusqu’à nouvel avis. J’ignore si ses “circonstances” ont affecté le fonctionnement de son entreprise Ferring en Russie.

MigrosPourcentculturelClassics a annulé la tournée de l’Orchestre national Russe qui devait jouer sous la baguette de Mikhaïl Pletnev, résident suisse de longue date, avec le pianiste français Lucas Debarque comme soliste.

L’Opéra de Zurich a annoncé quAnna Netrebko ne paraîtra pas dans « Macbeth » le 26 et 29 mars, et ceci après que, à la demande du théâtre, elle ait « expressément condamné la guerre en Ukraine et a exprimé ses condoléances aux habitants de la région déchirée par la guerre ». « Nous évaluons positivement cette déclaration de l’artiste et notons qu’elle n’a pas pu se distancer de Vladimir Poutine au-delà de cela. En principe, nous ne jugeons pas approprié de juger les décisions et les actions des citoyens des régimes répressifs du point de vue d’une démocratie d’Europe occidentale, – puis-je lire dans le communiqué de presse. – Dans le même temps, nous devons réaliser que notre ferme condamnation de Vladimir Poutine et de ses actions d’une part et la position publique d’Anna Netrebko à leur sujet d’autre part sont incompatibles ». Peut-être mon français n’est pas assez bon pour comprendre les subtilités de ces propos ? La grande soprano russe sera remplacée par sa collègue et compatriote Veronika Dzhioeva. Selon les informations à ma disposition, ni la merveilleuse Veronika Dzhioeva, ni le merveilleux Ildar Abdrazakov, qui chantera Barque à la première le 9 mars prochain, n’ont reçu de demandes de se positionner de la part de la direction du théâtre. Remarquons, qu’à partir du 18 mars le rôle de Barque sera interprété par Vitalij Kovalev. J’ai déjà eu la chance d’admirer cette basse native de Cherkasy en Ukraine dans les productions de « Eugène Oneguine » et « Boris Godunov » à Genève, il est excellent.

Je suis certainement mauvaise diplomate mais je déteste l’hypocrisie. Évidemment, tout le monde sait que Valery Gergiev est proche de M. Poutine. Mais cette fois il ne s’est pas exprimé. Pourquoi, c’est une autre question. contrairement à Marie-Hélène Miauton qui a spéculé à ce sujet dans Le Temps de vendredi dernier, je n’ai aucune idée de ce qui se passe dans sa tête. Son silence est-il regrettable ? certainement. Est-il signe de l’évolution de sa position ? peut-être. Mais est-il criminel ? Vous me connaissez et devez bien savoir que, personnellement, je crois que chaque personne qui a l’oreille du public doit dénoncer la guerre. Mais un état qui se veut un état de droit, peut-il exiger des prises de position et punir pour manque d’héroïsme ? Est-il légitime d’exiger l’héroïsme ? je vous le demande en assumant pour quelques minutes le rôle de l’avocat du diable. Et surtout de discriminer ceux qui ont manifesté leur refus de la guerre, car Anna Netrebko n’est pas la seule à être montrée du doigt. Les gens évoluent, vous savez, leurs avis changent, il faut les encourager sur ce chemin. Dans les situations de crise chacun reste tête à tête avec sa conscience et agit selon ses consigne. Puis le Temps choisit les noms qu’il garde dans l’Histoire et les connotations qu’il les attribut.

L’Opernhaus de Zurich

En 1932, le célèbre écrivain russe Maxime Gorki a posé la question que je cite dans le titre de ce texte. Et a reçu la question de Staline : « Qui n’est pas avec nous est contre nous ». Sommes-nous amenés à revivre ce genre d’échange aujourd’hui ?

La situation est extrêmement compliquée, mais qui se marie à la hâte, se repent à loisir, dit un proverbe français. Et j’aimerai citer Fazil Iskander, un excellent auteur russophone d’origine abkhaze, qui a écrit : « Un être humain doit rester intègre, ceci est faisable dans toutes les circonstances, sous tous les régimes. L’intégrité ne présume pas l’héroïsme, elle présume la non-participation à la bassesse ».

Je salue le recteur de l’Université de Genève qui s’est adressé à l’ensemble des étudiants et collaborateurs pour dire que « Face à l’ampleur de cette crise, il est essentiel de défendre la liberté académique et la liberté d’expression, de préserver les collaborations au sein de la communauté universitaire internationale qui partage des valeurs identiques et peut être porteuse de paix sur la scène mondiale » et pour souligner que « L’institution se tient à la disposition des étudiant-es et collaborateurs/trices de nationalité ukrainienne, biélorusse ou russe actuellement en Suisse, et qui seraient confronté-es à des difficultés administratives du fait de la situation internationale. »

Je salue la droiture des Éditions Noir sur Blanc à Lausanne pour le message que vous voyez ci-dessous.

Je salue les opéras de Genève et Zurich qui dressent leurs façades aux couleurs ukrainiennes, ainsi que le concert avec la participation dartistes ukrainiens, russes et suisses organisé par l’Opernhaus Zurich dont la collecte ira à la Croix Rouge Suisse pour l’aide humanitaire en Ukraine.

Mais je salue également l’Orchestre de la Suisse Romande qui va jouer, le 9 mars, la musique de Rakhmaninov et Prokofiev. Je me réjouis des concerts à Bâle et à Zurich du pianiste Evgeny Kissine, né à Moscou, qui a pris une position remarquable contre cette guerre  et son collègue d’origine hongroise Andras Schiff, qui a connu l’Holocauste. Je me réjouis d’écouter le Concerto pour violon N° 1 de Chostakovitch interprété par Maxime Vengerov au BFM.

Nous ne choisissons pas plus notre pays d’origine que notre couleur de peau. Discriminer quelqu’un pour ce qu’il est et non pour ce qu’il fait est un mauvais choix. La chasse aux sorcières est un mauvais choix. Aliéner les russes « en vrac », surtout les Russes de l’étranger, est un mauvais choix car cela peut provoquer la perte de confiance en les valeurs proclamées par ce qu’on nomme l’Ouest. J’appelle à la sagesse des Suisses à ne pas commettre une telle erreur.

Hier, Le Matin a relayé que des personnes d’origine russes résidant en Suisse ne se sentent plus bien dans leur peau depuis le début de la guerre en Ukraine. SonntagsBlick a relayé qu’un médecin du groupe Hirslanden a refusé de traiter un patient Russe, suivi depuis cinq ans. Le médecin n’a pas été licencié. Pour les journalistes zurichois, la manière dont le groupe Hirslanden, qui avait un service spécial pour attirer les riches Russes, exprime sa solidarité avec l’Ukraine est «plus que douteuse». Je partage cet avis. 

Comme M. Kissine, je souhaite que les responsables de cette guerre atroce soient jugés. Comme vous tous, j’attends que les Russes se révoltent par millions et pas seulement par milliers, c’est leur seule chance de survie en dignité. Encore aujourd’hui on me rappelle dans mon entourage que qui ne dit mot consent. Je suis une citoyenne suisse depuis vingt ans et très fière de l’être. Ces derniers jours on me demande de plus en plus souvent si j’ai peur d’être une Russe en Suisse. Non, je n’ai pas peur. Et j’aimerai que le gouvernement suisse fasse le nécessaire pour que chacun de mes compatriotes, binationaux ou non, qui vivent en Suisse n’aient pas peur non plus.

Tous les jours du 7 à 11 mars, du 19 à 20 h, vous verrez, en face du palais Wilson à Genève les Russes qui manifestent contre la guerre et pour la dignité.

Je ne sais pas combien de temps encore mon journal va survivre. Mais je remercie toutes celles et tous ceux qui m’offrent leur soutien en ce moment extrêmement difficile.

Les otages et les complices 

Il y a quelques jours, en répondant à la question d’une journaliste de La Tribune de Genève sur la situation en Ukraine, j’ai dit que j’étais convaincue que personne ne veuille la guerre. Que les Russes et les Ukrainiens sont les otages de politiciens motivés par leurs egos hors normes. Que ce qui se passe, est un échec de la diplomatie mondiale.

Aujourd’hui, en répondant à la même question, j’aurais apporté une nuance en remplaçant « personne » par « la plupart ». Car il se trouve qu’il y a des gens qui la veulent, cette guerre.

Ces derniers jours je suis accrochée à plusieurs écrans à la fois, je lis des nouvelles et des opinions exprimées dans les réseaux sociaux, je compare, j’analyse, j’essaye de comprendre. Ce qui n’est pas facile.

J’essaye de me mettre à la place de M. Poutine – oui, il faut beaucoup d’imagination ! J’avoue que, quand lundi dernier, il a annoncé la reconnaissance de deux républiques auto-proclamées, j’ai été outrée mais aussi quelque part soulagée en me disant que tout allait s’arrêter là, comme pendant le conflit avec la Géorgie. Beaucoup de gens ont partagé mon avis. Surtout qu’il n’arrêtait pas de dire qu’il n’avait pas l’intention d’envahir l’Ukraine.

Pourquoi alors le faire deux jours avant la rencontre MM Lavrov-Blinken à Genève et trois jours avant sa propre rencontre avec M. Marcon ? M. Poutine a commencé cette offensive sous le prétexte de la défense des russophones en Ukraine. Alors que avec tous les jokers qu’il avait dans la main, il aurait pu négocier pratiquement tout, y compris peut-être la restauration du russe comme deuxième langue nationale en Ukraine, un de principaux points de discorde. Il aurait pu prendre sa revanche sur les humiliations présumées subies par les russophones en Ukraine et sortir avec la tête haute. Il aurait même pu faire un geste et inviter les russophones qui ne sont pas heureux en Ukraine à émigrer en Russie – légalement, en plein jour, avec l’accord du gouvernement ukrainien : après tout, Brejnev et Carter ont réussi à régler ainsi le problème d’émigration juive dans les années 1970. Tout cela se discute, c’est à la régularisation de ses questions que servent les négociations diplomatiques, précisément !

Je ne comprends pas pourquoi le président Poutine avait besoin de franchir cette dernière frontière qui devait à tout prix rester infranchissable ! Aurait-il perdu la tête ? Assistons-nous à une démonstration flagrante de ce qui arrive quand absolute power corrupts absolutely ? Ou s’agit-t-il d’une fine stratégie incompréhensible aux mortels ?

En commençant cette guerre – ou « l’opération militaire spéciale » comme les médias russes sont obligés de l’appeler sous peine de grosses amendes – il l’a fait au nom du peuple russe. Il a ainsi fait le peuple russe complice de son crime. Le peuple russe, est-il prêt à assumer cette responsabilité ? A ma grande surprise et à mon plus grand désespoir, je constate que partiellement – oui.

L’organe de contrôle russe a obligé tous les médias accrédités en Russie à n’utiliser, pour couvrir cette guerre, que les sources officielles russes. Comme vous pouvez l’imaginer, ces sources sont peu crédibles aux yeux de beaucoup de mes collègues sur place. Mais ça marche ! Les millions de Russes qui habitent loin des grandes villes, qui n’utilisent pas l’internet et qui ne regardent que la TV d’état, ont leur cerveaux complétement lavés. Non, je ne dis pas qu’il n’y a pas de propagandes en Ukraine, ou aux États-Unis ou en Europe, mais je parle de mon pays, le pays qui a déclenché la guerre. Un sociologue russe de renom dit que les fake news influencent surtout les habitants des provinces, moins éduqués. Alors comment peut-on expliquer que même parmi mes lecteurs en Suisse, même parmi mes amis sur Facebook, certains justifient cette guerre qui ne peut pas être justifiée ?! Grâce à Dieu ou son ad intérim, ils ne sont pas nombreux, mais il n’y en a.

Je regarde les chaînes d’état russes – en petites quantités, pour ne pas perdre la tête. Je regarde aussi BBC, CNN, RTS, BFM TV… mais surtout je parle avec mes amis russes et ukrainiens, qui sont pour moi les plus fiables des sources. Et ce que j’entends me donne des frissons… L’Ukraine affiche le nombre de ses morts, la Russie pas. Mais on parle déjà de milliers. De milliers de jeunes hommes en bonne santé qui ont à peine commencé leurs vies et sont mort en quelques jours – et pour quoi ?! Moi-même mère de deux garçons qui représentent pour moi le monde entier, je pleure aujourd’hui avec toutes ces mères, toutes sans exception, car aucune n’a choisi un tel sort pour son fils.

J’ai eu la chance d’être née dans le milieu artistique de Moscou et d’appartenir, par le fait de ma naissance, à l’intelligentsia russe qui a toujours joué un rôle très particulier dans mon pays. Certains appellent l’intelligentsia le maillon faible, la 5ème colonne. On me dit parfois que « mon cercle » ne représente que 1 % de la population. Peut-être, mais c’est ce pourcent qui lance les idées, qui forme l’opinion publique. Et oh comme je suis fière que ce soit les gens de « mon cercle » qui se sont montrés les plus actifs et les plus courageux ces derniers jours : les acteurs signent des pétitions ; les cinéastes tournent des clips ; les directeurs des théâtres, même les plus proches du pouvoir, se sont unis ; les médecins, les scientifiques, les écrivains, les journalistes, les musiciens ; les spécialistes russes de Shakespeare ont signé une lettre ouverte commune avec leur collègues ukrainiens… Beaucoup lisent et publient des poèmes, l’ultime remède des Russes dans les pires moments de l’histoire… Tous ces gens qui sont contre la guerre, qui aujourd’hui meurent de honte, qui désespèrent, ils sont aujourd’hui les otages du Système, pas ses complices. Les complices sont ceux qui soutiennent le pouvoir ou qui gardent le silence.

Genève, samedi 26 février 2022

J’en appelle donc à vous, mes chers lecteurs francophones, en vous demandant de faire preuve de sagesse, de ne pas mélanger les otages et les complices. Dostoïevski nous a appris qu’un crime reçoit toujours son châtiment. Attendons de voir…

Où allons-nous ? Comment tout cela va se terminer ? Je l’ignore. Mais la haine s’instaurera pour les générations à venir. Et je crains que même la force immense de la culture russe soit impuissante pour la surmonter.

Certains me disent qu’il est plus facile de prendre une position anti-russe quand tu habites en Suisse. Quant à la facilité, cela se discute – tous les Russes ont des proches là-bas. En ce qui concerne la position, je tiens à clarifier : je ne suis pas contre la Russie, mais contre la guerre qu’elle a déclenchée. Et je prends cette position précisément pour que mes enfants n’aient pas honte de parler le russe et de se considérer Russes.

PS Hier soir, j’aurais dû paraître dans l’émission de la RTS, « Mise au point ». J’ai reçu l’équipe chez moi, jeudi dernier. Ils ont tourné pendant une heure, j’ai vidé mon cœur, j’ai dit à peu près ce que vous venez de lire. J’ai annoncé le programme à mes lecteurs… Mais – surprise ! Sans que je sois prévenue, j’ai été « remplacée » par une dame d’origine russe, membre de l’UDC, qui justifie la guerre. Il faut croire qu’une telle image d’une « Russe », qui est d’ailleurs Suisse, convenait mieux à la rédaction que la mienne ou celles des milliers des Russes qui ont manifesté samedi dernier à Genève et à Berne. Voici la deuxième fois en une semaine que je suis déçue par la RTS. Si c’est cela la neutralité suisse, alors je baisse les bras.

La Tristitude

C’est le titre de la chanson d’Oldelaf, adorée par mes enfants il y a quelques années. Ce mot n’existe pas dans la langue française mais il reflète parfaitement mon état d’esprit de ces derniers jours : tristesse + incertitude.

Tristesse, car à nouveau le pays où je suis née et qui ressemble de moins en moins au pays dans lequel j’ai grandi, fait la une de la presse mondiale. Pas pour ses exploits scientifiques ou artistiques, pas pour une découverte du traitement d’une maladie considérée incurable ni pour une libération surprise de ses prisonniers politiques. Non, mon pays d’origine fait la une à cause de violation du droit international.

J’ai intitulé le texte publié ce matin sur mon site Nasha Gazeta « Le mat diplomatique », un jeu de mots qui fait allusion au point final dans une partie d’échecs, le sport national russe, et au « мат », l’argot russe de vulgarité extrême. Pour moi, c’est ce langage si peu diplomatique que M. Poutine avait utilisé, en envoyant une gifle figurative à toute la diplomatie occidentale.

Incertitude, car malgré l’offensive militaire lancée la nuit dernière l’avenir reste peu clair. Quel sera le statut juridique de deux républiques autoproclamées sur le plan international ? Aussi « suspendu dans l’espace » que celui d’Ossétie et de la Crimée ? Quelle sera la riposte de l’Occident ?

Pendant que les média du monde entier se creusaient la tête quant au sens caché de la longueur de la table qui séparait M. Poutine de M. Macron lors leur récentes rencontres, la Russie a passé des paroles à l’action. Comme d’habitude. Je ne comprends pas les experts qui s’étonnent et trouvent le comportement du président russe illogique. Il est parfaitement logique si on sait que ses role models sont Ivan le Terrible et Joseph Staline. Et il suffit de connaitre un tout petit peu la littérature russe pour comprendre l’importance du fatalisme pour ce peuple qui est le mien. Jouer à la corrida avec la Russie finit toujours mal. Pour tout le monde.

Je me trouve aujourd’hui dans une position difficile avec mon journal russophone et mes origines, même si je vis en Europe depuis 1989. Hier dans la journée une journaliste de la Tribune de Genève a demandé mon avis en tant qu’expatriée. J’ai dû lui expliquer que je n’en suis pas une. Hier soir sur le plateau de la RTS, je me suis trouvée « opposée » à un monsieur ukrainien. Un peu primitif, non ?

Toute la journée d’hier j’attendais les décisions du Conseil Fédéral quant à l’application ou pas des sanctions contre la Russie. Je suis moi aussi partagée sur cette question. Pas à cause du principe de neutralité mais parce que ce sont les gens ordinaires, «les petites personnes», introduits dans la littérature mondiale par Nicolaï Gogol, l’immense écrivain ukrainien de langue russe, qui vont en subir les plus graves conséquences. Les petites personnes qui n’y sont pour rien.

Bien que je sois citoyenne suisse depuis presque 20 ans, je n’ai pas appris à rester neutre. Je suis convaincue qu’il y a des moments dans la vie où une prise de position claire doit  être nécessaire. Voici la mienne : je suis contre la guerre. Sans équivoques. Et la Suisse doit faire attention : M. Poutine a fait un appel à l’Ukraine pour qu’elle laisse tomber ses aspirations OTANiennes et proclame la neutralité. La Suisse, risque-t-elle d’avoir une concurrente dans son offre de bons services ?

 

Je remercie mon amie Brigitte Makhzani pour la relecture de ce texte.