La Tristitude

C’est le titre de la chanson d’Oldelaf, adorée par mes enfants il y a quelques années. Ce mot n’existe pas dans la langue française mais il reflète parfaitement mon état d’esprit de ces derniers jours : tristesse + incertitude.

Tristesse, car à nouveau le pays où je suis née et qui ressemble de moins en moins au pays dans lequel j’ai grandi, fait la une de la presse mondiale. Pas pour ses exploits scientifiques ou artistiques, pas pour une découverte du traitement d’une maladie considérée incurable ni pour une libération surprise de ses prisonniers politiques. Non, mon pays d’origine fait la une à cause de violation du droit international.

J’ai intitulé le texte publié ce matin sur mon site Nasha Gazeta « Le mat diplomatique », un jeu de mots qui fait allusion au point final dans une partie d’échecs, le sport national russe, et au « мат », l’argot russe de vulgarité extrême. Pour moi, c’est ce langage si peu diplomatique que M. Poutine avait utilisé, en envoyant une gifle figurative à toute la diplomatie occidentale.

Incertitude, car malgré l’offensive militaire lancée la nuit dernière l’avenir reste peu clair. Quel sera le statut juridique de deux républiques autoproclamées sur le plan international ? Aussi « suspendu dans l’espace » que celui d’Ossétie et de la Crimée ? Quelle sera la riposte de l’Occident ?

Pendant que les média du monde entier se creusaient la tête quant au sens caché de la longueur de la table qui séparait M. Poutine de M. Macron lors leur récentes rencontres, la Russie a passé des paroles à l’action. Comme d’habitude. Je ne comprends pas les experts qui s’étonnent et trouvent le comportement du président russe illogique. Il est parfaitement logique si on sait que ses role models sont Ivan le Terrible et Joseph Staline. Et il suffit de connaitre un tout petit peu la littérature russe pour comprendre l’importance du fatalisme pour ce peuple qui est le mien. Jouer à la corrida avec la Russie finit toujours mal. Pour tout le monde.

Je me trouve aujourd’hui dans une position difficile avec mon journal russophone et mes origines, même si je vis en Europe depuis 1989. Hier dans la journée une journaliste de la Tribune de Genève a demandé mon avis en tant qu’expatriée. J’ai dû lui expliquer que je n’en suis pas une. Hier soir sur le plateau de la RTS, je me suis trouvée « opposée » à un monsieur ukrainien. Un peu primitif, non ?

Toute la journée d’hier j’attendais les décisions du Conseil Fédéral quant à l’application ou pas des sanctions contre la Russie. Je suis moi aussi partagée sur cette question. Pas à cause du principe de neutralité mais parce que ce sont les gens ordinaires, «les petites personnes», introduits dans la littérature mondiale par Nicolaï Gogol, l’immense écrivain ukrainien de langue russe, qui vont en subir les plus graves conséquences. Les petites personnes qui n’y sont pour rien.

Bien que je sois citoyenne suisse depuis presque 20 ans, je n’ai pas appris à rester neutre. Je suis convaincue qu’il y a des moments dans la vie où une prise de position claire doit  être nécessaire. Voici la mienne : je suis contre la guerre. Sans équivoques. Et la Suisse doit faire attention : M. Poutine a fait un appel à l’Ukraine pour qu’elle laisse tomber ses aspirations OTANiennes et proclame la neutralité. La Suisse, risque-t-elle d’avoir une concurrente dans son offre de bons services ?

 

Je remercie mon amie Brigitte Makhzani pour la relecture de ce texte.

Nadia Sikorsky

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’université Lomonossov. Après avoir passé 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

9 réponses à “La Tristitude

  1. Courage , Poutine n’est pas eternel … Que pense Navalny de cette guerre qui se déclenche … ? Serge , Montpellier , Occitanie , France le 14 février 2022 . ( nuageux )

  2. J’entends peu parler dans la presse de ce que vivent les citoyens russes en Ukraine, et ce qui peut les pousser à vouloir se séparer des Ukrainiens pour vivre en territoire indépendant. Est-ce que c’est la volonté de la grande majorité d’entre eux ? Y a-t-il des régions où ils cohabitent et s’entendent avec les ukrainiens sans problème, où des déchirements ou un impossible retour sont à craindre ?

    1. Merci pour cette question tout à fait légitime. J’ai des amis ukrainiens très proches qui sont aujourd’hui aussi tristes que moi. Le tant que nous sommes vivants tout est possible.

  3. Merci pour votre texte, pour le partage de votre compréhension de cette partie de notre planète, que je trouve clair et touchant. Vous êtes Suisse, bien que Russe dans l’âme, et vous partagez votre compréhension de ce qui se passe là-bas avec beaucoup de finesse.
    Tandis qu’ici, notre politique de “neutralité” est particulièrement “molle”…..
    Si loin de cette réalité et des bombes…..

  4. Chère Nadia. Vous évoquez la “tristitude”. Existe-t-il aussi un mot pour qualifier cette qualité particulière d’écoeurement et de révolte qui sourd à la pensée des centaines de milliers de personnes concernées par l prise d’assaut de l’Ukraine ? J’imagine que nos banques doivent l’ignorer, ce mot. Pourtant, il va s’agir d’exiger d’elles davantage qu’une attente mesurée… le temps que l’impact de pareille invasion se dissolve à l’aune d’autres malheurs à travers le monde. Et pourquoi pas exiger d’elle le gel pur et simple des fonds liés au président Poutine et à ses acolytes ?

  5. J’apprends le russe depuis 3 ans et demi car j’ai éprouvé un coup de foudre pour cette/votre langue quand j’ai découvert Saint-Pétersbourg il y a 5 ans. J’ai le privilège de travailler par skype 2 fois par semaine avec une prof. de russe de Saint-Pétersbourg; une enseignante enthousiaste, très pédagogue, vive qui donne envie d’apprendre.
    Depuis hier je pense encore plus à elle et à tous ceux qui de près ou de loin – mais surtout de près – devront se battre au quotidien, qui vont subir chaque jour des conséquences dans leur quotidien: l’augmentation du prix du pain, la chute du rouble, l’inquiétude, l’incertitude…
    Alors je crois que je comprends un peu ce que vous pouvez ressentir et je vous adresse tout mon respect.

    1. Merci beaucoup, chère Madame, pour votre commentaire qui me touche beaucoup! Bonne chance dans avec votre apprentissage du russe – cette belle langue mérite un effort!

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