
Ce recueil d’essais de l’écrivain russe Mikhaïl Chichkine sur la guerre en Ukraine et le destin de la Russie est paru en français aux Editions Noir sur Blanc, Lausanne. Il est traduit non pas du russe, mais de l’allemand.
Oui, les écrivains russophones, en signe de protestation contre la guerre qui se déroule en Ukraine, passent à d’autres langues. J’ai déjà évoqué le livre d’Andreï Kourkov, écrit en anglais, et il semble que le prochain ouvrage de Sergueï Lebedev paraîtra également dans une autre langue que le russe. Il faut espérer que ce sont des cas isolés, des phénomènes passagers, car l’intelligentsia russe, dans toutes les vagues d’émigration, a toujours été la gardienne de la langue et des traditions culturelles russes, et non le contraire. Mikhaïl Chichkine, qui vit depuis de nombreuses années en Suisse, et sur lequel Nasha Gazeta a maintes fois écrit, m’a donné des raisons d’être optimistes. Quand je lui ai demandé pourquoi son livre était écrit en allemand et s’il allait revenir au russe, il a répondu : «Bien sûr, je continue d’écrire en russe. Ce livre est sorti en allemand parce que je l’ai rédigé à l’intention des lecteurs allemands et, en général, occidentaux. Il sort désormais dans toutes les langues, y compris le japonais».
La fierté de l’auteur est compréhensible. On peut aussi comprendre qu’il se soit adressé à son lectorat étranger, car ce recueil est, en l’espèce, une courte introduction à l’histoire russe, avec une attention toute particulière apportée à l’histoire contemporaine. Cette introduction sera sans conteste utile à tous les lecteurs qui tentent sincèrement de comprendre les événements actuels. Dans leur majorité absolue, ces essais ont été écrits en 2019, c’est-à-dire formellement avant le début de la guerre qui a scindé la vie de notre génération en un «avant» et un «après». Seuls trois nouveaux textes datent de 2023 : la préface, la postface et une réflexion sur Thomas Mann, le grand écrivain allemand qui avait déménagé à Zurich en 1933, après l’arrivée au pouvoir du gouvernement nazi. De nombreux auteurs russes, contraints de quitter la Russie ces derniers temps, essaient aujourd’hui de se mettre à sa place.
Le ton est donné dès la première ligne. «Ça fait mal d’être russe»[1] : ainsi commence la préface de l’auteur à la nouvelle édition. Il s’agit bien d’une affirmation, et non de la question que beaucoup de lecteurs russes pourraient se poser. La forme affirmative est, selon mes observations, moins évidente. Cela dit, il faut comprendre que Mikhaïl Chichkine n’écrit pas au nom d’un «groupe de camarades», mais en son nom propre, quand il dit : «Dans un avenir prévisible, on n’associera plus la Russie à la musique et à la littérature russes, mais à des bombes qui s’abattent sur des enfants, aux images effroyables de Boutcha». Je voudrais espérer que ses prédictions ne se réaliseront pas, que le bon sens l’emportera sur la haine et que les gens ne confondront pas Pouchkine et Poutine. L’auteur lui-même semble conserver quelque espoir, puisqu’il termine sa préface avec ces mots : «La haine est la maladie, la culture le remède». Ici, je suis parfaitement d’accord avec lui, même si je dois admettre que «la culture échoue toujours quand commence la guerre», et que si elle sauve quelqu’un, c’est au mieux moralement, mais hélas pas physiquement. Mikhaïl Chichkine semble exprimer son opinion personnelle, utilisant le pronom «je». Mais il s’avère très rapidement qu’il ne parle pas seulement en son nom, mais aussi en celui d’une «autre Russie», dont il explique l’essence dans cette même préface. «Des atrocités ont été commises au nom de mon peuple, de mon pays, en mon nom. Une autre Russie existe pourtant. Et cette Russie-là est pleine de douleur et d’affliction. Au nom de ma Russie, au nom de mon peuple, je voudrais demander pardon aux Ukrainiens. Mais je sais que tout ce qui s’est passé là-bas est impardonnable», écrit Mikhaïl Chichkine, se confondant à nouveau avec le peuple, et non avec une partie «autre» de ce peuple, au risque de provoquer le mécontentement de ceux qui n’éprouvent ni honte, ni repentir, et qui n’estiment pas nécessaire de s’excuser devant quelqu’un. Or, comme nous le savons, ces derniers sont nombreux, et c’est en leur nom que s’exprime le président Poutine quand il qualifie l’effondrement de l’URSS de catastrophe.
Le recueil de Mikhaïl Chichkine est une tentative d’expliquer la Russie à l’Occident, non pas à la Tiouttchev («La Russie ne se comprend pas par l’intelligence/On ne peut que croire en elle»), mais bien par la raison, sans s’enfoncer dans une foi aveugle, et de donner son interprétation du développement historique du pays. Dans le même temps, c’est une déclaration d’amour à cette Russie qui aujourd’hui indigne et désole tant ses «autres» citoyens.
Le tableau dressé par Mikhaïl Chichkine est noir. Aussi noir que le carré de Malevitch. Son livre exprime une telle tristesse, une telle désolation, un tel désespoir, qu’il surpasse même l’imposant essai de Jil Silberstein «Voyages en Russie absolutiste». Le lecteur occidental voit apparaître devant ses yeux un pays dont toute l’histoire, tout le développement sont basés sur la violence.
Pour commencer, le prince Vladimir, qui vient tout juste de se convertir au christianisme – et qui sera plus tard canonisé et immortalisé sous la forme d’un monument gigantesque au centre de Moscou – ordonne de jeter toutes les idoles païennes dans le Dniepr et de mettre à mort tous les habitants de Kiev qui refusent la nouvelle foi. Sautons quelques siècles, et voyons comment Ivan le Terrible s’est débarrassé de la «cinquième colonne», comment Pierre le Grand a traité les boyards qui refusaient de couper leur barbe, et comment Lénine et ses camarades se sont comportés avec ceux qui n’acceptaient pas une foi tout aussi dogmatique, la foi dans le communisme et dans le dieu qui s’était installé au Kremlin où, après avoir changé plusieurs fois d’apparence, il loge encore aujourd’hui. Hélas, les méthodes de lutte contre les dissidents n’ont pas changé avec les années ou les siècles, elles sont seulement devenues plus sophistiquées.
Mikhaïl Chichkine décrit un pays toujours dirigé par des cyniques et des parasites à la mentalité de bandits ; où les citoyens sont habitués dès leur enfance au mensonge comme seul moyen de survie ; où le sentiment d’infériorité et de leur propre déficience est intimement liée, chez les gens, à l’orgueil et la morgue, à une foi inexplicable dans les mystères de leur âme et dans l’idée que le peuple russe est un peuple élu, que la Russie a une mission particulière. Où des gens qui n’ont jamais connu la liberté et ne savent pas qu’en faire, qui sont si bien habitués à vivre derrière des barbelés qu’ils en sont venus à penser que ces barbelés les protègent de toutes les agressions, ne peuvent que craindre et haïr ceux qui ont l’esprit libre, pour qui la dignité humaine est plus importante que leur propre vie. Mikhaïl Chichkine décrit un État policier, mafieux, où la corruption est la norme, l’armée se révèle une école d’esclavage, et la fameuse «patience du peuple russe» reflète son âme de laquais. Et à quoi servirait au pouvoir l’apparition d’une classe moyenne éduquée, quand il est bien plus facile de contrôler une foule miséreuse et illettrée ?
Dans ces textes de Chichkine, tout le monde en prend pour son grade. L’intelligentsia russe, pour avoir déclaré «la guerre à l’oulous moscovite» tout en entretenant «des affinités morales avec l’ennemi» ; pour son «intolérance absolue» et sa «conviction inébranlable de l’infaillibilité de ses propres idées». L’Occident en général, et la Suisse en particulier, parce qu’ici l’argent n’a pas d’odeur, qu’on a brouillé la frontière entre argent «propre» et «sale», blanchissant l’argent sale.
Mikhaïl Chichkine fait autant de déclarations qu’il pose de questions. L’une des questions les plus complexes et les plus douloureuses, qui ne tourmente pas que l’auteur, est : que doit désirer aujourd’hui pour la Russie celui qui l’aime sincèrement ? Il donne la réponse suivante : «Bien sûr, je souhaite la victoire de ma patrie. Mais que sera cette victoire ? Chaque victoire d’Hitler a été une défaite du peuple allemand. La chute de l’Allemagne nazie a été, en revanche, une grande victoire pour les Allemands eux-mêmes.»
Qu’est-ce qui attend la Russie, d’où les gens éduqués, talentueux, partent en masse, et où ce qui reste de l’opposition démocratique est éclaté ? Peut-on espérer des élections libres ? C’est peu probable, il n’y a personne pour les organiser. Alors, un soulèvement populaire ? Il n’a là rien de désirable non plus, les Russes ont trop profondément intégré les mots de Pouchkine sur la «révolte russe, absurde et sans merci». Les gens ont peur des changements, paniquent au simple mot de «réformes».
«Le pays a été dépouillé de son avenir. L’oulous ne prévoit aucun futur. Le sentiment d’absence de perspectives qu’éprouve la société russe est indéniable. L’impossibilité de changer la vie est responsable d’une dépression nationale, qui ne cesse de s’aggraver après de brèves crises d’hystérie patriotique lors des grands événements sportifs. Quels scénario l’Histoire choisira-t-elle pour la Russie ?»
Persuadée que de telles réflexions et questions tourmentent mes nombreux lecteurs Russes, j’espère qu’ils auront la possibilité de comparer leurs sensations avec celles de Mikhaïl Chichkine dans l’une des versions de son livre. Est-ce que l’écrivain force le trait ? Peut-on entrevoir un peu de lumière dans ce royaume de ténèbres ? À chacun de décider pour lui-même.
[1] Toutes les citations sont tirées de «La paix et la guerre» de Mikhaïl Chichkine, dans la traduction d’Odile Demange (éd. Noir sur Blanc, 2023).
Traduction de Maud Mabillard