Je suis certaine que la majorité parmi vous n’ont jamais visité de prison russe. Tant mieux pour vous ; or cela m’oblige à vous expliquer quelle est la construction étrange portant le mot ШИЗО écrit en cyrillique – en énormes caractères rouges – qui est apparue à Genève samedi dernier.
ШИЗО (SHIZO) est une abréviation de « штрафной изолятор », cellule d’isolement de sanction ou cellule disciplinaire, l’équivalent de « mitard » en français. Une personne détenue peut y être placée à titre de sanction en cas de faute disciplinaire. En Russie, une telle cellule mesure 2,5 x 3 m ; les détenus qui s’y trouvent sont privés de la plupart des droits des détenus ordinaires : pas de rendez-vous, pas d’appels téléphoniques, pas de messages ni banderoles. Ils ne peuvent rien acheter ni fumer, et leurs possessions sont minimales : du papier toilette, une brosse à dents, du savon, une serviette. Selon la loi, un détenu ne doit pas rester dans un « shizo » plus de quinze jours à la suite. J’imagine qu’une période plus longue le rendrait fou : shizo – schizophrénie ?
Selon les informations disponibles à la fin mars 2023, le leader de l’opposition russe Alexeï Navalny, interné dans la prison à régime sévère N° 6, située dans la région de Vladimir, à quelques 150 km de Moscou, a déjà été envoyé douze fois dans ce genre de cellule, parfois alors qu’il avait de la fièvre.
La création d’une installation représentant une réplique de la cellule de prison d’Alexeï Navalny et l’organisation de sa « tournée européenne » – si on peut l’appeler ainsi –, sont les premières actions coordonnées par les supporters de Navalny depuis quatre ans. La première ville à l’accueillir a été Berlin – la réplique y fut installée le 24 janvier 2023 devant l’ambassade russe. Un choix logique : c’est à son retour de Berlin, le 17 janvier 2021, qu’Alexeï Navalny avait immédiatement été arrêté à l’aéroport de Moscou. Le 4 mars l’installation a déménagé à Düsseldorf, puis à Paris, où elle a été placée près du Louvre ; le 9 mai elle a pu être visitée par les habitants de La Haye ; après quoi, dès le 19 mai et deux semaines durant, elle est restée sur la place Staroměstské, au centre de Prague.
La voilà maintenant à Genève, à un endroit quasi incontournable pour ce genre d’action : la Place des Nations, face à l’entrée centrale de l’ONU, tout près de la mission russe. Je me suis rendue à l’inauguration qui a eu lieu samedi dernier à 14 heures. Il y avait peu de monde, mais la manifestation était protégée par des volontaires en T-shirts noirs portant l’inscription « #FreeNavalny » ainsi que par deux gentils policiers genevois. Vous allez être surpris : la protection s’est avérée nécessaire. Notre paisible Genève s’est distinguée des cinq autres villes par un petit incident. Deux gaillards de constitution athlétique sont apparus et ont commencé à jeter des œufs sur les manifestants. Hélas, il a été impossible d’attraper les malfaiteurs partis en courant afin d’établir leurs identités. Un œuf a touché le nez d’Ivan Zhdanov, camarade d’Alexeï Navalny et directeur de la Fondation anti-corruption, et a sali sa chemise noire. Pourtant, ce geste hostile n’a pas perturbé Ivan, bien qu’il ne s’y soit pas attendu dans la ville de Genève.
« Il faut comprendre que “SHIZO” n’est pas juste une installation artistique ; elle fait partie d’une grande campagne internationale dont le but est la libération d’Alexeï Navalny, m’a-t-il expliqué. C’est pourquoi il est très important pour nous, dans chaque ville où elle arrive, d’expliquer aux représentants du pouvoir et à la presse locale, y compris la presse russophone, ce qui arrive à Navalny, comment il est traité. Plus on en parle, plus de personnes apprennent la vérité, et plus il aura de chances de traverser ces épreuves et de s’en sortir. Mais tant que Vladimir Poutine restera au pouvoir, ses chances sont très limitées ».
Au moment de cette conversation aucun représentant de l’establishment genevois n’a encore été remarqué sur la Place des Nations ; on les attend durant la semaine. De Genève, où elle restera jusqu’au 18 juin, l’installation partira à Bruxelles : elle y sera placée prés du Parlement européen.
… Un collègue journaliste qui a eu l’occasion de visiter une prison iranienne dans le cadre de son activité professionnelle, a fait cette remarque : « C’est encore pire, là-bas. Ici au moins il y a un matelas et une petite fenêtre ». Tout est relatif, bien sûr. Souhaitez-vous tester le confort de ce maigre matelas ou regarder le ciel genevois à travers la fenêtre d’une cellule de prison russe ? Les visites, tous les jours de 9h00 à 21h00, sont gratuites.