Je n’ai pas pu aller voir l’opéra de P. I. Tchaïkovski à l’Opernhaus de Zurich en 2017 lors de sa première présentation mise en scène par l’Australien Barry Koski, célèbre et acclamé. Sensible à de telles ovations et ayant vu depuis sa version de Boris Godounov , j’ai décidé de profiter de la reprise et me suis déplacée outre-Sarine vendredi dernier. Je ne vous cache pas que je voulais surtout écouter Benjamin Bernheim dans le rôle de Lenski.
C’était donc le 10 février, jour anniversaire de la mort d’Alexandre Pouchkine, l’auteur du roman en vers éponyme composé entre 1821 et 1831 et qui a servi de base pour le chef-d’œuvre musical. (Mille excuses à ceux qui se sentiront insultés par ces précisions. Je ne vais pas ici raconter le sujet ; ceux qui l’ignorent pourront le « googler ».) Dans le train, je réfléchissais déjà à ma future chronique. Je pensais la commencer par des remerciements à l’Opéra de Zurich pour son attention : quelle bonne idée que de planifier la première représentation à cette date si haute en symboles ! Je pensais vous parler du rôle singulier de la poésie en Russie, des décès prématurés de ses plus grands poètes et de leur immortalité. Je pensais faire un rapprochement entre les « garçons couverts de sang » qui apparaissent aux yeux de Boris Godounov et le spectre de Lenski qui hante Onéguine. Hélas ! Le choix de la date s’est avéré une simple coïncidence. Quant à mes réflexions et leur petite prétention à la profondeur, je les ai jugées inapplicables au spectacle qui m’a laissé sur ma faim malgré la bonne performance des chanteurs et un bon accompagnement de l’orchestre dirigé par Gianandrea Noseda. Voyons donc.
La scène est couverte de fausse herbe. Non, pas le genre « gazon anglais » adapté aux garden parties, mais bien russe, avec des bosses et des trous, ce qui la rend inadaptée non seulement pour danser le cotillon mais pour y marcher tranquillement : les chanteurs trébuchent et regardent sous leurs pieds. Les deux magnifiques scènes de bal, chez les Larine et à Saint-Pétersbourg, sont donc absentes du spectacle. (En outre, comme me l’a expliqué Benjamin Bernheim le lendemain de la représentation, cette herbe artificielle absorbe le son et exige des chanteurs un effort supplémentaire.) L’action commence comme prévu : Mme Larine et la nounou remplissent des pots de confiture avant de se joindre au duo de Tatiana et Olga. Arrivent les paysans : rentrant de la moisson, ils apportent une gerbe symbolique à Mme Larine, leur propriétaire terrienne. Or, selon le souhait de M. Koski, les paysannes russes sont toutes habillées en jolies robes françaises, parapluies brodés en main, comme si elles ne rentraient pas des champs mais se préparaient pour un déjeuner sur l’herbe. Pour compléter le tableau, une des choristes tient dans la main une baguette en guise de drapeau. Pourquoi ? À la limite, je peux imaginer que le metteur en scène a voulu montrer l’image erronée et « rose » de la vie des serfs russes formée dans les têtes des jeunes femmes de la bonne société, adeptes des romans français. Soit.
Mais comment expliquer le fait que, dans la scène suivante, la nounou, qui reste une domestique, se jette au cou de M. Onéguine, un noble amené par Lenski et qu’elle voit pour la première fois de sa vie ? Une drôle d’idée des relations entre les classes dans la société russe du XIXe siècle !
Suite des événements. Lenski et Onéguine partent en laissant Tatiana (rôle interprété par Ekaterina Sannikova, originaire d’Ukraine et diplômée du Conservatoire de Saint-Pétersbourg) amoureuse et toute bouleversée. À tel point qu’elle se couche sur l’herbe – donc, présume-t-on, dans le jardin –, tout en se plaignant, selon le livret, de la chaleur qu’il fait dans la pièce et demandant à sa nourrice d’ouvrir la fenêtre (inexistante) et d’apporter du papier et une plume. Mais la nounou n’a pas dû l’entendre et elle ne lui apporte rien. En absence des ustensiles demandés, Tatiana se met à gribouiller sa lettre à Onéguine – un épisode majeur du roman en vers et de l’opéra – directement dans le petit volume dont elle ne se sépare jamais et que, une fois sa mission accomplie, elle va déchirer.
Pas de lettre donc. Mais il faut tout de même envoyer le petit-fils de la nounou pour la porter à Onéguine, sinon il n’y a pas de suite dans l’histoire. Que faire ? Une trouvaille du metteur en scène : la lettre est remplacée par un pot de confiture fait maison ; de la confiture de framboise, je présume – un remède traditionnel russe contre petits et grands bobos. J’imagine la confusion des spectateurs perdus entre le texte des surtitres et l’action sur scène ! Quelle idée se cache derrière ? Je l’ignore ! L’absence de lettre n’empêche pas Onéguine (le baryton russe Igor Golovatenko) d’en accuser réception et de prier Tatiana de ne pas nier l’avoir écrite. Voilà un moment idéal pour changer le cours de l’histoire. Il lui suffirait de dire : « Mais de quoi parlez-vous ? Quelle lettre ? J’ai passé la journée d’hier à faire de la confiture, n’avez-vous pas reçu un pot ? » Mais non, le livret l’oblige à écouter une glaciale leçon de morale sans protestation aucune.
(Je remarque en passant que la petite « pause » entre la scène de la lettre et la scène entre Tatiana et Onéguine est remplie d’un charmant chœur de paysannes parties cueillir les framboises sans paniers mais munies des livres, dont ils tapent les couvertures en imitant le battement des ailes d’oiseaux. Que voulez-vous qu’elles en fassent : elles ne savent pas lire ! Il est bien connu que les paysans russes n’ont eu accès à l’éducation qu’au moment de l’abolition du servage, en 1861. Selon les statistiques, en 1860-1870, donc au moins quarante ans après que Pouchkine a écrit son œuvre, entre 1,7 et 8,6 % seulement des paysans russes étaient lettrés.)
Scène suivante – le bal chez les Larine, lors duquel la querelle éclate entre Lenski et Onéguine. J’ai trouvé bizarre que Lenski lance des accusations à Onéguine pendant que ce dernier lui masse les épaules. Mais, massage relaxant ou pas, Lenski se sent insulté par le fait que son ami drague sa fiancée Olga en lui prenant la main et en dansant avec elle. Il demande satisfaction – autrement dit, il le provoque en duel. Certes, aujourd’hui la raison avancée par Lenski paraît absurde, mais nous sommes dans la première moitié du XIXe siècle et les mœurs ne sont pas les mêmes ! Ayant fait les adieux déchirants à Olga, Lenski lui colle une gifle – pour la route. (Je sursaute sur mon siège dans le noir.) Suit la scène du duel. Onéguine, ce qui est tout à son honneur, fait une tentative de réconciliation, mais en vain. Boum-boum dans les coulisses. Lenski est mort. Onéguine apparaît, deux taches rouges symétriques sur sa chemise.
À ce stade, je m’étais préparée à ce que le dernier acte, qui représente une réception mondaine pétersbourgeoise, ait également lieu sur l’herbe. Mais non ! Pendant l’entracte, un parquet a été posé, bien que les mauvaises herbes parviennent à le traverser à quelques endroits. Pourquoi ? Il faut le demander au jardinier, mais la magnifique polonaise n’existe qu’en musique – personne ne danse. Le vieux prince Grémine raconte à Onéguine son bonheur avec Tatiana, devenue son épouse. (Le célèbre air est très bien chanté par la basse ukrainienne Vitali Kovalev.) Tout se passe plus ou moins comme prévu jusque là. Or, au moment dramatique où Onéguine réalise qu’il est follement amoureux de Tatiana, l’attention du public bifurque brusquement sur un groupe de machinistes qui se mettent à démonter le décor. En quelques minutes, il ne reste plus ni mur, ni colonne sur quoi s’appuyer. Le divan sur lequel Onéguine s’est assis est lui aussi enlevé.
La dernière scène entre Tatiana et Onéguine pose de nouvelles questions. Il se met à pleuvoir, mais nos personnages restent secs. Tatiana déclare qu’elle restera fidèle à son mari et, sans raison particulière, jette Onéguine à terre. Est-ce cette démonstration de la force féminine, morale et physique, qui l’oblige à chanter les dernières paroles de l’opéra : « La honte! La solitude ! Oh ! mon triste destin ! » ? On se le demande…
… Pardonnez-moi ce ton ironique, un moyen de cacher ma déception. Il est évident que les chanteurs ne sont pour rien dans ce spectacle superficiel : lors d’une longue interview avec M. Bernheim nous avons parlé, entre autres, de cette dépendance aux metteurs en scène ; dépendance à mes yeux dangereuse. J’ai été frappée d’apprendre que l’interprète du rôle de Lenski ignorait que Pouchkine lui-même avait été tué en duel – ce qui, aux yeux des Russes, fait de Lenski une incarnation de notre plus grand poète. Peut-être, au lieu de jouer avec les pots de confitures, M. Koski aurait-il mieux fait d’expliquer aux membres de la distribution quelques faits de base concernant l’œuvre dont il présente sa « lecture » ? J’aime beaucoup le théâtre et réalise que c’est un genre fictionnel. Mais cela ne justifie pas, à mon humble avis, la rupture entre l’action scénique et le texte original au prix de la logique du sujet et du sens commun.
Quel gâchis ! J’imagine le néophyte lisant le résumé de l’intrigue sur le programme et découvrant ce spectacle. C’est comme prendre un billet de cinéma pour « Cendrillon » et voir « Massacre à la tronçonneuse » sur l’écran. Plus déstabilisant encore pour l’amateur éclairé et à pleurer de désespoir pour qui, comme vous, voit l’esprit de l’œuvre d’un écrivain proche ainsi bafouée.
N’y a-t-il donc plus de place pour le beau, le rêve à l’opéra ?
Si, cher Jacques, il reste de la musique. Et puis notre propre imagination. A ma surprise, je n’ai même pas pleuré, tellement je suis resté indifférente… chose rare!
S’il ne reste que la musique, autant écouter un enregistrement (ce que vous vous êtes d’ailleurs empressée de faire !) Pour le prix d’une place, combien de cd’s ?
Certains metteurs en scène modernes se font un plaisir de démolir ce qu’ils devraient mettre en valeur s’ils avaient un minimum de culture et d’honnêteté intellectuelle. Je possède 7 versions d’ Евгени Онегин, en DVD, mais ce que vous décrivez dépasse l’imaginable. Et le public n’a pas sifflé ? N’a pas hurlé: “remboursez ” ? En tout cas merci de votre reportage de haute tenue.
🙂 Moi aussi, j’ai plusieurs versions. Je suis en train d’écouter une, avec Thomas Allen, Mirella Freni, Neil Schicoff, Anne Sofie von Otter, Paata Burchuladze… et James Levine.
Chère Madame,
Au moins nous avez-vous fait rire! Le metteur-en-scène a peut-être fumé les morceaux de moquette manquants…
Au moins ça !
J’ai assisté à la première … déjà à l’époque cette mise en scène m’a paru complètement ratée …
Le meilleur Oneguine est à été mis en scène par Dmitrij Tcherniakov
Merci pour ce compte-rendu aux pointes d’ironie bien placées. Je n’ai pas vu la pièce mais à vous lire, on se représente assez bien quelle énergie mentale son metteur en scène a dû dépenser pour massacrer avec un tel zèle un chef-d’oeuvre.
Sur Pouchkine et Onéguine en particulier, certains metteurs en scène “inspirés” d’aujourd’hui, avant de les caricaturer sur scène pour satisfaire leur ego, ne gagneraient-ils pas à lire un des plus influents critiques du XIXe siècle en Russie, Dobrolioubov, qui analyse le caractère des personnages tels qu’Onéguine, le “Héros de notre temps” de Lermontov et le “Roudine” de Tourgueniev, dont il fait les archétypes de la société russe toute entière?
Pour l’essayiste russe, révolutionnaire ami de Herzen et de Tchernitchevski, la critique littéraire n’est en effet jamais qu’un masque visant à esquiver la surveillance policière tout en faisant le procès des réalités politiques et sociales de son époque, celle du passage de l’ordre ancien au nouveau, du romantisme à son déclin et du réalisme naissant, de la naïveté provinciale et du pragmatisme sophistiqué de la vie urbaine. Selon Dobrolioubov, un Onéguine et un Roudine sont les incarnations de la décadence russe et, sous l’influence de Belinsky, qui prend pour modèle Gogol – auteur aujourd’hui interdit dans son pays natal avec Pouchkine et Dostoïevski -, tandis que Tourgueniev fait dans son roman “Père et Fils”, paru en 1862, le portrait de l'”homme nouveau”, de l’anti-Onéguine dont l’heure est à venir, dans l’étudiant nihiliste Bazarov, sans origine noble ni fortune. Combien d’Eugène Onéguine, de Pétchorine ou de Roudine, comme de Bazarov, de Raskolnikov, de Goliadkine et de Stavroguine, le passant ne croise-t-il pas chaque jour dans les rues des villes russes aujourd’hui?
Mais les metteurs en scène contemporains semblent aveugles à cette tragique réalité. Encore heureux que dans sa mise en scène, Barry Koski n’ait pas prescrit à Tatiana d’écrire sa lettre à Onéguine sur un smartPhone avant de lui substituer un pot de confiture.
Comme disait Etiemble, “à force de vouloir être à la page, on arrive très vite à la page blanche”.
Merci pour votre commentaire instructif!
Bien envoyé ! Pour ma part, j’en suis hélas venu à réfléchir à deux fois avant de me rendre à l’opéra. Un (splendide) Haendel recyclé dans un hôpital psychiatrique à l’occasion d’une représentation à Zurich. Un autre – à Lausanne,cette fois – sur une sorte d’immense ring de boxe où un bon nombre de figurants s’adonnaient à une simili-scène de copulation. Ce qui, fatalement aussi, devait être « hautement symbolique »…
La solution à ce genre de risque hautement irritant : si opéra il doit y avoir, alors je me munis d’un de ces masques recommandés pour les vols de nuits. Ainsi, au pire, demeure la musique !
Enfin un blog où la grande culture russe est à l’honneur. Ca devient insupportable cette haine de tout ce qui est russe, qu’on lit et entend partout.
Où avez-vous vu cette “haine” généralisée dont vous parlez? Je constate au contraire que “chez nous” la distinction est très généralement (il y a bien sûr toujours des exceptions imbéciles) faite entre le peuple russe et sa grande culture d’une part et Poutine et sa clique de criminels de guerre d’autre part. J’aimerais voir la même chose “de l’autre côté”, où les médias d’état se répandent en propos haineux contre “l’Occident taré et dégénéré” en général, qu’il convient de détruire à coups “d’armes de l’apocalypse”, ce qui est présenté avec forces “simulations réalistes”, les présentateurs de ces émissions se réjouissant (jubilant même!) de la perpective de voir Londres, Paris, Berlin, etc. réduites en cendres! A-t-on jamais vu le pendant (se réjouir de la prospective de voir Moscou ou Saint.Pétersbourg rasées de la surface de la Terre par exemple) dans des émissions de TV chez nous?! De quel côté est la haine que vous mentionnez?!
Chère Nadia,
Comme toujours, j’ai lu ton article avec beaucoup d’intérêt.
Je prends la plume, ou plutôt le clavier, pour te dire que je ne partage pas ton opinion sur la mise en scène de Barrie Kosky. C’est un artiste que j’apprécie énormément, ses productions sont souvent cohérentes et intelligentes. Eugène Onéguine n’est peut-être pas sa réalisation la plus marquante, mais ce que j’ai particulièrement admiré dans son spectacle, comme je le dis d’ailleurs dans mon compte rendu, c’est qu’il a réussi à faire d’un ouvrage tellement russe une histoire d’amour intemporelle et universelle, sobre et poignante. Nous sommes cependant tous les deux d’accord sur un point: la superbe prestation de Benjamin Bernheim en Lenski!!
Amitiés
Claudio
Cher Claudio! Merci pour ton commentaire et vive une diversité des opinions qui n’est possible que dans un pays libre et démocratique. Par ailleurs, “Eugène Onéguine” EST une histoire intemporelle et universelle, comme tous les grands classiques.