« Avec qui êtes-vous, maîtres de la culture ? »

“Poutine n’est pas la Russie”. J’ai pris cette photo lors une manifestation à la place de Neuve, à Genève, samedi dernier

Certains dénoncent aujourd’hui de la décision du Conseil fédéral de se joindre aux paquets de sanctions édictés par l’Union européenne contre la Russie. Je me permets de supposer que cette décision – bien qu’exceptionnelle – ait été prise pas seulement sous la pression hors norme de ses partenaires européens et américains mais aussi en souvenir de son comportement pendant la Deuxième guerre mondiale, comportement qu’on lui rappelle régulièrement aujourd’hui encore. Oui, M. Poutine doit être arrêté d’urgence. Oui, les sanctions sont nécessaires. Mais pas « en vrac ». A mon avis, avant d’appliquer chacune des sanctions prévues il faut se poser la question de savoir si cette action concrète sera contre M. Poutine ou le contraire ? Personne ne pleure sur la saisie des yachts des oligarques qui figurent sur la liste des personnes sanctionnées. Les Russes vont survivre sans le fromage et les montres suisses et les iPhones américains. Mais quand IKEA ferme ses usines en laissant 15 000 personnes sans travail, c’est autre chose, car les gens appauvries et affamés, les gens qui, dans les mots de Carl Marx, n’ont rien à perdre que leurs chaînes, sont facilement manipulables et leur rage risque de se tourner contre ceux qui annoncent ces mesures et pas celui qui les a provoquées.

La Suisse a-t-elle l’intention de passer de la guerre économique à la guerre physique ? Sinon, comment expliquer la publication hier, dans La Tribune de Genève, de la « liste des réserves de crise à stocker chez soi » – dans la partie payante du contenu d’ailleurs

Grand Théâtre de Genève (c) GTG

Mais aujourd’hui ce n’est pas de l’économie dont je veux vous parler mais de la culture, mon domaine préféré, inséparable – hélas ! – de la politique. Je vous ai parlé dans mon article précèdent du courage de l’intelligentsia russe qui se mobilise, d’une manière non-violente, contre cette guerre absurde. Ils sont des milliers, et de nouvelles signatures s’ajoutent tous les jours. Leur courage est proportionné aux mesures de plus en plus draconiennes introduites par le gouvernement russe contre ses concitoyens – la punition pour la diffusion de l’information sur l’offensive de l’armée russe peut être considérée comme « fake » et va jusqu’au 15 ans de réclusion. Je ne pense pas que beaucoup de Suisses de souche peuvent pleinement comprendre ce que c’est que d’être emprisonné pendant 15 ans pour ses opinions. Dans le pays de la démocratie directe on demande notre avis sur tout, même sur des questions la plupart ne comprend rien. M. Poutine, avant de déclencher la guerre, n’a demandé l’avis de personne.

Les événements de ces derniers jours ont introduit des changements dans l’agenda culturel suisse et cela me pose un problème. Il existe un proverbe russe qui dit « Quand on fend du bois, les éclats volent. » La même chose que « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ». Parlons donc de ces éclats et de ces œufs.

Le festival de musique de chambre russe « Zaubersee »  à Lucerne, soutenu depuis plusieurs années par le milliardaire russe installé à Zoug Victor Vekselberg, est annulé. Pourtant M. Vekselberg ne figure pas dans la liste des personnes sanctionnées. Le Verbier Festival, comme indiqué dans son communiqué, a « demandé et accepté la démission de Valery Gergiev en tant que directeur musical du Verbier Festival Orchestra », s’est engagé à restituer « les dons et mécénats apportés par des personnalités ou des structures sanctionnées par les gouvernements occidentaux » (à commencer par la Fondation de la famille Timtchenko donc le nom a disparu du site internet) et à déprogrammer « des artistes alignés publiquement sur les positions du gouvernement russe ». J’attends de voir la liste de ces artistes. En 2015, maestro Gergiev a évité de répondre clairement à ma question, sous quel chapeau, pour ainsi dire, il souhaitera rester dans l’histoire – celui du grand musicien, du grand entrepreneur ou du grand ami de M. Poutine. Mais le directeur du Verbier Festival, en l’invitant en 2018 à en devenir le directeur musical, ignorait-il ses affiliations professionnelles et personnelles ? J’en ai parlé à ce moment-là dans mon journal.

Le consul général honoraire de Russie à Lausanne, M. Frederik Paulsen, a pris la décision de fermer le Consulat général honoraire du fait des circonstances extraordinaires et dramatiques hors de notre contrôle qui se déroulent en Ukraine” jusqu’à nouvel avis. J’ignore si ses “circonstances” ont affecté le fonctionnement de son entreprise Ferring en Russie.

MigrosPourcentculturelClassics a annulé la tournée de l’Orchestre national Russe qui devait jouer sous la baguette de Mikhaïl Pletnev, résident suisse de longue date, avec le pianiste français Lucas Debarque comme soliste.

L’Opéra de Zurich a annoncé quAnna Netrebko ne paraîtra pas dans « Macbeth » le 26 et 29 mars, et ceci après que, à la demande du théâtre, elle ait « expressément condamné la guerre en Ukraine et a exprimé ses condoléances aux habitants de la région déchirée par la guerre ». « Nous évaluons positivement cette déclaration de l’artiste et notons qu’elle n’a pas pu se distancer de Vladimir Poutine au-delà de cela. En principe, nous ne jugeons pas approprié de juger les décisions et les actions des citoyens des régimes répressifs du point de vue d’une démocratie d’Europe occidentale, – puis-je lire dans le communiqué de presse. – Dans le même temps, nous devons réaliser que notre ferme condamnation de Vladimir Poutine et de ses actions d’une part et la position publique d’Anna Netrebko à leur sujet d’autre part sont incompatibles ». Peut-être mon français n’est pas assez bon pour comprendre les subtilités de ces propos ? La grande soprano russe sera remplacée par sa collègue et compatriote Veronika Dzhioeva. Selon les informations à ma disposition, ni la merveilleuse Veronika Dzhioeva, ni le merveilleux Ildar Abdrazakov, qui chantera Barque à la première le 9 mars prochain, n’ont reçu de demandes de se positionner de la part de la direction du théâtre. Remarquons, qu’à partir du 18 mars le rôle de Barque sera interprété par Vitalij Kovalev. J’ai déjà eu la chance d’admirer cette basse native de Cherkasy en Ukraine dans les productions de « Eugène Oneguine » et « Boris Godunov » à Genève, il est excellent.

Je suis certainement mauvaise diplomate mais je déteste l’hypocrisie. Évidemment, tout le monde sait que Valery Gergiev est proche de M. Poutine. Mais cette fois il ne s’est pas exprimé. Pourquoi, c’est une autre question. contrairement à Marie-Hélène Miauton qui a spéculé à ce sujet dans Le Temps de vendredi dernier, je n’ai aucune idée de ce qui se passe dans sa tête. Son silence est-il regrettable ? certainement. Est-il signe de l’évolution de sa position ? peut-être. Mais est-il criminel ? Vous me connaissez et devez bien savoir que, personnellement, je crois que chaque personne qui a l’oreille du public doit dénoncer la guerre. Mais un état qui se veut un état de droit, peut-il exiger des prises de position et punir pour manque d’héroïsme ? Est-il légitime d’exiger l’héroïsme ? je vous le demande en assumant pour quelques minutes le rôle de l’avocat du diable. Et surtout de discriminer ceux qui ont manifesté leur refus de la guerre, car Anna Netrebko n’est pas la seule à être montrée du doigt. Les gens évoluent, vous savez, leurs avis changent, il faut les encourager sur ce chemin. Dans les situations de crise chacun reste tête à tête avec sa conscience et agit selon ses consigne. Puis le Temps choisit les noms qu’il garde dans l’Histoire et les connotations qu’il les attribut.

L’Opernhaus de Zurich

En 1932, le célèbre écrivain russe Maxime Gorki a posé la question que je cite dans le titre de ce texte. Et a reçu la question de Staline : « Qui n’est pas avec nous est contre nous ». Sommes-nous amenés à revivre ce genre d’échange aujourd’hui ?

La situation est extrêmement compliquée, mais qui se marie à la hâte, se repent à loisir, dit un proverbe français. Et j’aimerai citer Fazil Iskander, un excellent auteur russophone d’origine abkhaze, qui a écrit : « Un être humain doit rester intègre, ceci est faisable dans toutes les circonstances, sous tous les régimes. L’intégrité ne présume pas l’héroïsme, elle présume la non-participation à la bassesse ».

Je salue le recteur de l’Université de Genève qui s’est adressé à l’ensemble des étudiants et collaborateurs pour dire que « Face à l’ampleur de cette crise, il est essentiel de défendre la liberté académique et la liberté d’expression, de préserver les collaborations au sein de la communauté universitaire internationale qui partage des valeurs identiques et peut être porteuse de paix sur la scène mondiale » et pour souligner que « L’institution se tient à la disposition des étudiant-es et collaborateurs/trices de nationalité ukrainienne, biélorusse ou russe actuellement en Suisse, et qui seraient confronté-es à des difficultés administratives du fait de la situation internationale. »

Je salue la droiture des Éditions Noir sur Blanc à Lausanne pour le message que vous voyez ci-dessous.

Je salue les opéras de Genève et Zurich qui dressent leurs façades aux couleurs ukrainiennes, ainsi que le concert avec la participation dartistes ukrainiens, russes et suisses organisé par l’Opernhaus Zurich dont la collecte ira à la Croix Rouge Suisse pour l’aide humanitaire en Ukraine.

Mais je salue également l’Orchestre de la Suisse Romande qui va jouer, le 9 mars, la musique de Rakhmaninov et Prokofiev. Je me réjouis des concerts à Bâle et à Zurich du pianiste Evgeny Kissine, né à Moscou, qui a pris une position remarquable contre cette guerre  et son collègue d’origine hongroise Andras Schiff, qui a connu l’Holocauste. Je me réjouis d’écouter le Concerto pour violon N° 1 de Chostakovitch interprété par Maxime Vengerov au BFM.

Nous ne choisissons pas plus notre pays d’origine que notre couleur de peau. Discriminer quelqu’un pour ce qu’il est et non pour ce qu’il fait est un mauvais choix. La chasse aux sorcières est un mauvais choix. Aliéner les russes « en vrac », surtout les Russes de l’étranger, est un mauvais choix car cela peut provoquer la perte de confiance en les valeurs proclamées par ce qu’on nomme l’Ouest. J’appelle à la sagesse des Suisses à ne pas commettre une telle erreur.

Hier, Le Matin a relayé que des personnes d’origine russes résidant en Suisse ne se sentent plus bien dans leur peau depuis le début de la guerre en Ukraine. SonntagsBlick a relayé qu’un médecin du groupe Hirslanden a refusé de traiter un patient Russe, suivi depuis cinq ans. Le médecin n’a pas été licencié. Pour les journalistes zurichois, la manière dont le groupe Hirslanden, qui avait un service spécial pour attirer les riches Russes, exprime sa solidarité avec l’Ukraine est «plus que douteuse». Je partage cet avis. 

Comme M. Kissine, je souhaite que les responsables de cette guerre atroce soient jugés. Comme vous tous, j’attends que les Russes se révoltent par millions et pas seulement par milliers, c’est leur seule chance de survie en dignité. Encore aujourd’hui on me rappelle dans mon entourage que qui ne dit mot consent. Je suis une citoyenne suisse depuis vingt ans et très fière de l’être. Ces derniers jours on me demande de plus en plus souvent si j’ai peur d’être une Russe en Suisse. Non, je n’ai pas peur. Et j’aimerai que le gouvernement suisse fasse le nécessaire pour que chacun de mes compatriotes, binationaux ou non, qui vivent en Suisse n’aient pas peur non plus.

Tous les jours du 7 à 11 mars, du 19 à 20 h, vous verrez, en face du palais Wilson à Genève les Russes qui manifestent contre la guerre et pour la dignité.

Je ne sais pas combien de temps encore mon journal va survivre. Mais je remercie toutes celles et tous ceux qui m’offrent leur soutien en ce moment extrêmement difficile.

Nadia Sikorsky

Nadia Sikorsky a grandi à Moscou, où elle a obtenu un master de journalisme et un doctorat en histoire à l’université Lomonossov. Après avoir passé 13 ans au sein de l’Unesco à Paris puis à Genève, et exercé les fonctions de directrice de la communication à la Croix-Verte internationale, fondée par Mikhaïl Gorbatchev, elle développe NashaGazeta.ch, quotidien russophone en ligne.

18 réponses à “« Avec qui êtes-vous, maîtres de la culture ? »

    1. Merci beaucoup, Charles! Il m’est très important d’être bien comprise.

  1. Tout ce que vous exprimez est le bon sens même, mais quelqu’un peut-il m’expliquer comment Navalny, qui est censé être emprisonné dans un camp de régime strict, peut envoyer des messages anti-guerre en Occident ? C’est tellement étrange que l’on peut douter. Mais alors qui a lancé cette nouvelle ? Il y a trop de mensonges dans les productions des medias, que ce soit à l’Est ou à l’Ouest.

    1. M. Navalny a droit aux rendez-vous avec sa femme et son avocat. Il passe les messages à travers ces personnes de confiance.

  2. Rien à dire sur cet article, si non que c’est l’expression de sagesse, intelligence, équilibre. Pas si longtemps que cela, il était très à la mode de dire/écrire “Il faut pas faire d’amalgame”, voilà, maintenant plus que jamais il ne le faut pas!

  3. Il ne faut pas prêter attention aux imbéciles qui mettent aujourd’hui tous les Russes dans le même panier que celui de Poutine, ce n’est qu’une minorité de gens incapables d’analyser une situation autrement que de manière simpliste (tous les bons d’un côté, tous les méchants de l’autre). Je suis persuadé que si on pouvait faire un référendum libre en Russie, une écrasante majorité se prononcerait contre toute guerre en général, et encore plus contre une guerre les opposant à leurs frères (même Poutine reconnaît cette proximité) Ukrainiens. Mais il faut un sacré courage aujourd’hui pour exprimer ouvertement une telle opposition en Russie, et pourtant, malgré les risques encourus, des milliers le font quand même. Honneur et respect à eux!

  4. Merci pour votre excellent article.
    J’ai souvent participé à des manifestations de protestation dans ma vie sans jamais risquer quoi que ce soit qui puisse se comparer à 15 ans de prison. Honneur, respect et soutien aux manifestantes et manifestants russes.
    “La politique est l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde.”
    Paul Valéry – 1871-1945 – Tel Quel – 1941
    “La guerre, un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas.”
    Paul Valéry – 1871-1945

  5. Les Serbes seront enfin remplacés dans les méchants des films. Désolé pour les Russes, les temps seront durs, très durs.

  6. Excellent article… Je salue votre courage et ce de milliers de vos compatriotes qui prennent un grand risque en se prononçant contre cette guerre absurde et horrifique.

  7. Chère Nadia, merci pour votre analyse fine. Les Russes résistent, comme ils le peuvent. Et effectivement, dans notre monde occidental, qui peut se permettre de les juger? C’est avoir une totale méconnaissance du rétrécissement politique qui a eu lieu ces 15 dernières années en Russie. Et faire bien peu de cas de la politique intérieure répressive de M. Poutine…Je condamne absolument cette guerre ignoble menée en Ukraine par M. Poutine et mes pensées et prières vont à tous les Ukrainiens fuyant sur les routes, aux réfugiées femmes et enfants que je me prépare à accueillir dans le centre d’accueil et d’intégration que je dirige depuis plusieurs années à Genève ( je travaille depuis plus de 23 ans avec des femmes et des enfants migrants); ma tristesse et ma douleur accompagnent les Ukrainiens qui se battent; la population civile écrasée sous les bombes…mais je pense également aux soldats russes, misérables, à leur mère, aux journalistes de medusa et novaïa gazetta (les dernières reliques de presse « libre »), à toute l’intelligentsia et l’opposition russe muselée, à la population russe qui, elle, va souffrir des sanctions, à cette femme russe de mon centre , dont le petit garçon de 8 ans a été insulté a l’école….Je connais la Russie, bien. J’y suis allée très très régulièrement ces 20 dernières années. J’ai appris le russe ( ou essayé) et je le réaffirme: oui j’aime la Russie. C’est une douleur innommable d’assister à cette guerre, qui est une agression absolue, quelqu’en soient les raisons, mais s’il vous plait, un peu de subtilité, un peu d’intelligence, un peu de compassion pour ces DEUX peuples. Rachel

  8. Bravo Nadia pour cet article très intéressant, détaillé et équilibré. Ne cédons pas à la russophobie primaire.

  9. Bravo et merci pour vos prises de positions et pour célébrer les nuances.
    Merci aussi de tenir votre journal. C’est très précieux, pas seulement pour les russophones.

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