Clair : 3 Suisses créent une néo-banque pour la classe ouvrière américaine

« J’appelle à une guerre nationale contre la pauvreté » nous disait en 1964 Lyndon Johnson, 37ème président des Etats-Unis. Au moment de son annonce, 19% de la population du pays vit dans la pauvreté. Si son programme fait rapidement effet, il va aussi vite stagner. Aujourd’hui, ce chiffre si situe aux alentours de 12%1. Mais ce n’est toujours pas une bonne nouvelle. Cela représente 40 millions d’Américains. L’indice de Gini du pays – qui indique le niveau d’inégalité de revenus – est parmi les plus hauts des pays développés. Et depuis la fin des trente glorieuses au début des années 1980, il augmente plus aux Etats-Unis que dans n’importe quel autre de ces pays2. Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, vous l’expliquera mieux que moi dans son livre « The Price of Inequality » : cela est extrêmement néfaste pour la santé d’une société. Il existe plusieurs explications à ce phénomène d’augmentation des inégalités de revenus qui tournent entre autres autour du manque d’efficacité du filet social américain. Mais dans cet article, nous allons nous concentrer sur un autre aspect bien particulier : celui de l’instabilité financière de cette classe ouvrière dû au manque d’alignement dans le temps entre grosses dépenses et paiement du salaire. C’est un problème simple qui peut paraître anodin, mais il est l’un des points de départ d’un cercle vicieux dans lequel la pauvreté américaine s’engouffre trop souvent. Ce problème, Alexandre Kostecki, Erich Nussbaumer et Nico Simko ont décidé de l’adresser avec la mise sur pieds de leur néo-banque tout juste née : Clair. Explications avec Alexandre, co-fondateur et CFO de la start-up new-yorkaise.

 

 

Vivre « paycheck to paycheck »

 

Frais de médecins, plein d’essence, réparation d’un lavabo qui fuit, de simples dépenses peuvent pour beaucoup de travailleurs poser problème si elles surviennent avant le moment rédempteur de la paye mensuelle. On dit de ces derniers qu’ils vivent d’une paye à l’autre, ou « paycheck to paycheck » en anglais. Autrement dit, leurs économies ne sont pas suffisantes pour assumer une dépense qui sort de l’ordinaire. Lorsqu’une de ces dépenses est inévitable, ces travailleurs se voient dans l’obligation de se tourner vers des sociétés de prêt sur salaire qui affichent des taux d’intérêts exorbitants (jusqu’à 400% – taux annualisé). C’est le début d’une longue guerre contre la dette qui les engouffre dans ce cercle vicieux dont je vous parlais en introduction. Avec Clair, cette avance sur salaire est gratuite. C’est une guerre ouverte contre les prêts sur salaire à taux d’intérêts démesurés. Comment font-ils donc ?

 

 

Clair, une véritable néo-banque

 

À la différence des sociétés de prêt sur salaire, Clair permet à son utilisateur de détenir un véritable compte sur leur plateforme, lié à une carte de débit. Lorsque ce dernier paye en magasin, il génère ce qu’on appelle des commissions d’interchange3 qui se répartissent typiquement de la manière suivante. Prenons l’exemple de Joe qui dépense $100 dans un magasin du coin. Qu’il paye en cash ou par carte, le prix sera pour lui le même. Lorsqu’il paye en carte, le magasin ne reçoit par contre que $98. Où sont passés les $2 manquants ? $0.2 vont à la passerelle de paiement, $0.1 au système de point de vente, $0.4 au service de carte (Mastercard par exemple), $0.3 à l’institut de dépôt, puis $1.0 à l’émetteur de la carte avec laquelle le paiement a été effectué. Dans ce cas-là : Clair. Le business modèle de Clair est simple : comme tout autre émetteur de carte, ils ont droit à leur part du gâteau ($1.0). Ils estiment pouvoir générer sur une année environ $45 par employé de cette manière. Ce modèle n’est pas nouveau puisque toutes les banques et néo-banques comme Revolut ou N26 se rémunèrent en partie de la même façon. Mais il est particulièrement pertinent dans le contexte des difficultés financières de la classe ouvrière. Grâce à ce système, Clair peut donc se financer et garantir à ses utilisateurs des avances sur salaire gratuites.

 

Capture d’écran du site clairpay.com

 

 

« Everyday is payday »

 

Le slogan de l’entreprise parle de lui-même : « Everyday is payday », ou en français « tous les jours sont jours de paye ». Clair s’engage à payer ses utilisateurs à la fin de chaque jour de travail s’ils le souhaitent. Pour se faire, la start-up utilise ce que l’on appelle des interfaces de programmation d’application (ou API). Autrement dit, ils créent des algorithmes qui vont chercher les données du système de pointage des entreprises clientes pour comprendre quels travailleurs ont travaillé quels jours. Une fois les données récupérées, rien de plus facile pour déterminer l’avance sur salaire accordable au travailleur. À la fin de la journée, ce dernier peut donc dépenser l’argent gagné comme il le souhaite. Clair se rembourse une fois que le salaire est effectivement versé par l’employeur à la fin du mois, ce qui correspondrait à des avances sur salaire d’une durée moyenne d’une semaine et demi. Libérer la classe ouvrière des prêts sur salaire, c’est leur enlever une immense épine du pied, c’est leur donner flexibilité et résilience.

 

 

Compétitivité des employeurs et taux de rotation

 

En plus de répondre à une véritable demande conjoncturelle, le pari de Clair est de dire que le travailleur d’aujourd’hui et de demain veut de la transparence, de l’indépendance et un plus grand contrôle sur ses finances. Chez Uber c’est chose comprise puisque les chauffeurs peuvent être payés après chaque course. Beaucoup de sociétés – américaines et étrangères – peinent à rester compétitifs sur le marché dans le l’emploi face à ce genre de grandes compagnies Tech. Comment feront-elles pour suivre la tendance ? Ils utiliseront peut-être Clair. Selon le site de l’entreprise, utiliser leurs services réduirait le taux de rotation des employés d’environ 20% ce qui ferait économiser à l’employeur $400/employé/année en frais liés. Tout cela facturé à l’employeur $40/employé/année. Le calcul est effectivement vite fait.

 

 

Débuts et perspectives de croissance

 

L’idée de Clair, c’est Nico qui planche dessus en premier. Puis un jour d’avril de l’année dernière, après maintes discussions, les trois compères se retrouvent dans un restaurant de la ville et décident de se lancer. L’idée est trop belle, ils vont devoir quitter leurs emplois. Ils sont tous trois forts d’expériences dans le domaine des paiements ou du micro-crédit, de leurs éducations respectives sur les bancs d’Harvard ou de NYU, et surtout de leur volonté d’adresser un fléau qui ronge la classe ouvrière du pays. « Je me souviens avoir quitté mon emploi chez Deloitte à 15h et être assis sur la chaise de mon bureau de nos locaux en-dessus de Union Square à 16h. », raconte Alexandre. « Nous avons rassemblé un peu d’argent auprès de proches, réglé nos affaires de visas, et l’affaire était lancée. ». Quelques mois plus tard, quelques angel investors complètent le round d’investissement et le trio commence son aventure avec USD 500,000 de pre-seed money. Un peu plus d’une demi-année s’est écoulée depuis, l’équipe a grandi. L’application smartphone a été lancée et testée par un premier petit groupe de beta testers, puis par les 200 employés de leur premier client : une ghost kitchen new yorkaise (cuisine réalisant uniquement des plats destinés à la livraison). « Nous avons maintenant un écosystème qui fonctionne », affirme Alexandre. La start-up est en phase de négociations avec plusieurs grands employeurs américains comme une grande chaîne de supermarchés et un service de call center, et entame également des partenariats avec les grands prestataires de systèmes de pointage du pays (T&A providers en anglais).

 

Selon un rapport du Bureau de Statistiques sur le Travail aux Etats-Unis (BLS)4, 78 millions d’Américains sont payés à l’heure. C’est tout autant de cibles potentielles pour les trois jeunes helvètes qui ont pour objectif d’atteindre 200’000 d’entre elles d’ici la fin de l’année (25’000 clients actifs). Pour y arriver, ils souhaitent maintenant rassembler USD 3.5 millions de seed money.

 

À terme, l’évolution naturelle de leur business model leur fera intégrer le prêt sur salaire (en plus des avances sur salaire déjà mentionnées) dans leur gamme de services. La différence avec la compétition étant qu’ils peuvent offrir des taux d’intérêts largement plus bas puisqu’ayant accès au compte en banque de l’utilisateur, ils peuvent proposer une formule de remboursement automatique et donc réduire drastiquement le risque de défaut. Ce sera leur troisième flux de revenu, en plus des frais facturés à l’employeur et de leur part des frais interbancaires.

 

 

Une pénétration de marché pas comme les autres

 

« Ce qui a rapidement séduit nos investisseurs en plus de la cause sociale pour laquelle Clair se bat, c’est notre stratégie de pénétration du marché. Les néo-banques de ce monde ont un coût d’acquisition par client de plus de 100 dollars, principalement lié aux coûts marketing. C’est énorme, surtout quand on n’a pas la garantie que ce client va utiliser sa carte fréquemment. Puisque notre stratégie de croissance nous fait passer par les employeurs, ce coût est pour nous drastiquement réduit : entre 10 et 20 dollars par utilisateur. »

 

 

Quand on sait que plus de 18 millions d’Américains vivent avec moins de 9 dollars par jour – soit la moitié du seuil de pauvreté du pays – je me réjouis de ce genre de solutions pragmatiques et concrètes à un problème sous-estimé. Les inégalités de revenus dans une société créent une économie à deux vitesses qui déconnecte et condamne la partie pauvre de la population. Et si la social fintech Clair traite un symptôme plus que la maladie, et qu’elle n’éradiquera pas à elle seule la pauvreté aux Etats-Unis, c’est un coup de pioche dans le bon sens. Puis finalement, c’est également une belle preuve que faire le bien peut être profitable. En tous cas sur le papier pour l’instant. On se réjouit de voir jusqu’où le trio fondateur mènera ce projet. Si Mr Lyndon Johnson était encore de ce monde, je suis certain qu’entre deux bouffées de cigarette, il taperait sur l’épaule d’Alexandre, de Nico et d’Erich et leur lancerait avec son accent de cow-boy : « well done boys, keep up the good work ».

 

 

 

Sources et notes :

 

1 Income and Poverty in the United States: 2018, United States Census Bureau; https://www.census.gov/library/publications/2019/demo/p60-266.html

 

2 “Income inequality has risen more in the United States than in any other developed country since 1980”, Human Development Report 2019, UNDP, p.121; http://hdr.undp.org/sites/default/files/hdr2019.pdf

 

3 Commission d’interchange, Wikipédia; https://fr.wikipedia.org/wiki/Commission_d%27interchange

 

4 Characteristics of minimum wage workers, U.S. Bureau of Labor Statistics; https://www.bls.gov/opub/reports/minimum-wage/2015/home.htm

 

Julien Grange

Julien Grange a fait ses études d’économie entre HEC Lausanne et la Stern School of Business de NYU, New York. Il vit aujourd’hui à Londres et travaille pour une entreprise active dans le développement et le financement de projets immobiliers en Europe. Il se passionne pour le devenir du monde et celui de ses habitants. En tête de sa liste pour le Père Noël chaque année : une boule de crystal. Elle n'est pas encore arrivée, mais elle ne saurait tarder.

Une réponse à “Clair : 3 Suisses créent une néo-banque pour la classe ouvrière américaine

  1. L’idée est géniale mais la précarité aux USA fait peur. Le Gouvernement américain dépense sans regarder pour faire des guerres ailleurs, alors que la seule qui est légitime est la guerre contre la pauvreté chez eux au moins, et dans le monde en tant que no. 1 et locomotive de ce qui est appelé : Démocratie et liberté.

    Excellent article!

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