Gratte-ciels: vivre au-dessus des nuages

Ils étaient 11 en 1950, ils sont aujourd’hui 1’6281, les gratte-ciels ont ces dernières années pris l’ascenseur. Batailles d’egos, conquête du ciel, performances techniques, ils sont surtout une réponse au manque de place qu’induit le phénomène d’ultra-urbanisation que connaissent les mégapoles de la planète. Allant d’une centaine de mètres à bientôt 1 kilomètre de hauteur avec la Kingdom Tower de Jeddah, ce que le Council on Tall Buildings and Urban Habitat (CTBUH) appelle les « Tall Buildings » vont qu’on le veuille ou non se faire une place indiscutable dans nos villes. Tour d’horizon des tendances et défis techniques et urbanistiques de ces mastodontes du 21ème siècle qui feront que la fenêtre de la chambre à coucher de nos enfants et petits-enfants donnera sans aucun doute sur le dessus des nuages. L’histoire commence dans le métro londonien.

 

La planète Terre va-t-elle un jour déborder?

Alors que je m’entasse dans le “tube” tous les matins parmi les 3.7 millions de sardines qui sont transportées quotidiennement par TfL (Transport for London) à travers la capitale britannique, je me demande souvent jusqu’à quand y’aura-t-il assez de place pour tout le monde? Ces 35 minutes de trajet matin et soir vont-elles un jour devenir l’entier de mon quotidien? Et si oui, quand? Devrai-je un jour me préparer à faire mes valises et partir vivre dans un tube de lave sur Mars? Il y a toujours une plaque au-dessus des boutons de contrôle d’un ascenseur décrivant la capacité d’accueil de la cabine: “Max. 13 personnes”. Qu’en est-il de celle de la Terre? Avant de véritablement entamer le sujet des grands bâtiments, essayons d’abord de comprendre ce qui les rend si pertinents et nécessaires. Faisons donc ici rapidement le tour d’une question qui est depuis longtemps sur les lèvres de tout démographe, géographe ou sociologue: la planète Terre va-t-elle un jour déborder?

 

 

Il convient en premier lieu de faire des prévisions quant à l’évolution de la population mondiale. Allons-nous croître à l’infini jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un centimètre carré disponible? La dernière étude de l’ONU (World Population Prospects – 20172) nous éclaire. Nous sommes aujourd’hui 7.7 milliards d’individus, nous serons 8.5 milliards en 2030, 9.7 milliards en 2050, et 11.2 milliards en 2100. Du moins selon leur scénario le plus probable. En réalité, ces chiffres dépendent fortement du taux de fertilité dans les pays en voie de développement. Alors que ce taux est aujourd’hui en-dessous du seuil de renouvellement dans les pays développés (environ 1.6 enfants par femme, par rapport à un seuil de renouvellement d’environ 2.1), il est largement au-dessus dans les régions du monde moins développées (4.2 enfants par femme en moyenne sur le continent africain). La théorie dominante prédit que les pays en voie de développement suivront cette tendance baissière une fois l’accès à l’éducation et à la contraception mieux établi. D’ici à 2100, le taux de fertilité global devrait s’approcher du seuil de renouvellement (2.1 enfants par femme). Lorsque c’est le cas, une femme fait tout juste assez d’enfants pour la remplacer elle et son partenaire, en tenant compte du taux de mortalité infantile. Dans un tel scénario, la croissance de la population est de 0%. Les experts des Nations Unies prédisent donc que la population mondiale devrait stagner dans les alentours de 11.2 milliards d’individus d’ici à 2100.

 

Le graphique ci-dessous détaille cette croissance de 1950 à 2100. Il est intéressant d’observer que la population africaine qui représente aujourd’hui 16% de la population mondiale en représentera 40% en 2100. Nous autres Européens passeront de 10% à 6% dans la même période de temps. Le point à retenir de ce paragraphe est toutefois que nous ne dépasserons probablement pas les 11.2 milliards d’êtres humains.

 

Source: https://population.un.org/wpp/

 

Source: https://population.un.org/wpp/

 

La population de la planète Terre va-t-elle donc croître à l’infini? Probablement pas. Me voilà quelque peu rassuré. La question est maintenant suivante: Aurons-nous sur terre assez de place et de ressources pour accueillir tout ce monde?

 

Aurons-nous assez de place pour accueillir 11.2 milliards d’êtres humains?

Tout d’abord, j’aimerais souligner que si l’on mettait ces 11.2 milliards d’individus épaule contre épaule, nous pourrions tous les faire rentrer dans la superficie du Canton de Vaud. Surprenant, non?

 

 

Bien évidemment la réalité est qu’un être humain a besoin de plus de place qu’un quart de m2 – surface minimale par individu préconisée pour l’utilisation d’ascenseurs – pour vivre et évoluer. En effet, il doit établir sa résidence, son lieu de travail, ses lieux de loisirs, ses parcs et places publiques, ses musées, ses magasins, ses restaurants, ses routes et autres infrastructures de transport, ses stations d’épuration, ses centres de tri, ses data-centers, ses usines, ses centrales de production d’énergies diverses, ses hôpitaux, ses hôtels, ses piscines et bien entendu son jardin privé. L’image ci-dessous de la côte est des Etats-Unis – prise depuis la Station Spatiale Internationale – nous rappelle bien le phénomène d’étalement géographique qu’engendre la réalité physique de la liste susmentionnée.

 

 

Essayons de comprendre réellement la place que prend sur Terre notre civilisation humaine. La superficie de la Terre3 est de 510’072’000 km2. 71% de cette surface est composée de mers et d’océans, 6% de terres infertiles (déserts, salines, roche), et 3% de glaciers. Il reste donc sur Terre 104 millions de km2 de surface habitable. Dans cette surface il faut encore prendre en compte les 38 millions de km2 de forêts, les 12 millions de km2 de brousse, les 10.5 millions de km2 utilisés aujourd’hui pour l’agriculture, les 40 millions de km2 destinés à l’élevage de bétail, et finalement les 1.6 millions de km2 d’eau douce que composent nos lacs et nos rivières. Au final, il resterait à l’humain un peu plus de 1.6 millions de km2 (environ 1% de la surface de terre de la planète) pour vivre et évoluer. C’est donc tout? 1.6 millions de km2 c’est 39 fois la superficie de la Suisse. Nous faisons actuellement rentrer l’entier de nos milieux urbains dans seulement 39 fois la Suisse. “Quelle bonne nouvelle! Tant de place pour s’étaler!”, pourrions-nous penser.

 

Malheureusement le constat est autre. Si j’étais demain roi du monde, je ne toucherais ni aux glaciers ni aux sources d’eau douce qui auront dans les prochaines années le défi suffisant de répondre à la surconsommation d’eau douce mondiale. Il en va de même pour les surfaces agricoles et celles destinées à l’élevage de bétail. Quant aux forêts, elles sont le poumon de notre planète et sont déjà bien en peine, comme à bout de souffle, de ne plus savoir que faire de notre surproduction de dioxydes de carbone. Puis finalement, la création de villes flottantes sur les océans et l’exploitation des terres infertiles ou de la brousse restent des entreprises complexes. Si l’on accepte cette liste de postulats tout juste mentionnée, le défi est clair : faire vivre et évoluer 11.2 milliards d’êtres humains dans 1.6 millions de km2.

 

 

Aujourd’hui, le monde a donc une densité de 4’800 habitants par km2 urbain (7.7 milliards d’habitants / 1.6 mio km2 urbains). Si l’on suit ce même raisonnement pour le territoire helvétique, nous sommes en Suisse moitié moins: 2’500 habitants par km2 urbain (8.4 mio d’habitants / 3,300 km2 urbains4). En 2100, si l’on en croit le scénario décrit en début de texte, nous serons dans le monde 7’000 habitants par km2 urbain (11.2 milliards d’habitants / 1.6 mio km2 urbains). C’est presque 3 fois la densité actuelle de la Suisse. Serons-nous capables d’absorber cette augmentation de densité? Avec une urbanisation bien pensée, peut-être bien. Mais ce n’est pas si simple.

 

Densité mondiale dépareillée

Ces 7’000 habitants par km2 urbain sont en réalité une densité moyenne. Il est évident qu’elle sera plus élevée dans certaines métropoles et moins élevée dans d’autres régions du monde. Ce constat sera en plus largement exacerbé par deux phénomènes majeurs: La migration climatique – dûe à l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des catastrophes naturelles ainsi qu’à l’augmentation du niveau de l’eau des océans; puis par l’ultra-urbanisation – dûe majoritairement à une baisse de l’emploi agricole.

 

 

Simulation de la montée des eaux des océans d’ici à l’an 2200 selon deux scénarios, 2°C et 4°C d’augmentation de température.

Source: https://choices.climatecentral.org/#12/40.7116/-74.0010?compare=temperatures&carbon-end-yr=2100&scenario-a=warming-4&scenario-b=warming-2

 

Graphique comparant l’évolution de la population mondiale vivant en milieu urbain à celle vivant en milieu rurale à travers les années.

Source: https://data.worldbank.org/indicator/SP.URB.TOTL.IN.ZS

 

Le défi de densification sera donc particulièrement important dans les parties les plus peuplées du globe, comme par exemple dans les 3 plus grandes villes du monde en 2100: Dar Es Salaam (73 mio de personnes), Kinshasa (83 mio de personnes) et Lagos (88 mio de personnes).

 

En bref, dans cette longue introduction de 1’300 mots, j’espère vous avoir démontré que nombre de régions du monde – malgré une stagnation de la croissance de la population mondiale – vont bel et bien se densifier. Pour ce faire, 2 solutions vont s’offrir aux dirigeants de demain: densifier les centres existants ou s’étaler géographiquement.

 

 

Il est fondamental de comprendre pourquoi l’étalement géographique est à tout prix à éviter. Tout d’abord, il empiète sur la nature. Ensuite, il isole inévitablement certaines périphéries des opportunités d’emploi et interactions sociales. Puis finalement, il induit un système de gestion des ressources et de l’énergie inefficient puisque les distances entre source et utilisateurs augmentent. Le mot d’ordre est clair: pour ne pas dénaturer, gaspiller ou isoler, nous allons devoir éviter de nous étaler. Pour cela, qu’une solution: construire en hauteur.

 

Illustration de Patrick Chappatte pour Le Temps, dans le cadre des débats sur l’initiative contre le mitage du territoire en février 2019.

 

Avant de rentrer dans le vif du sujet, j’aimerais toutefois mettre en garde contre le piège du “zoning” qui consiste à déterminer des hauteurs maximales de gabarit par quartier. En effet, cela a fortement tendance à créer des “clusters” de grands bâtiments qui déconnectent l’habitant de la nature et le perdent dans un décor à échelle démesurée.

 

La solution est pour moi ce que l’on appelle la ville polycentrique. Elle consiste à implanter dans un environnement naturel des “noeuds urbains” denses et connectés entre eux. La taille de ces “noeuds” doit être suffisante pour bénéficier d’économies d’échelles en terme de production d’énergie et de gestion des infrastructures publiques, mais également pas trop importante pour maintenir une échelle à taille humaine et y maintenir un cadre de vie agréable. Lors du dernier Congrès Mondial du Council on Tall Buildings and Urban Habitat en octobre dernier à Dubaï, le nombre optimal de 700’000 personnes a été évoqué. Affaire à suivre. Toujours est-il que dans chacun de ces noeuds se « cachent » ce que l’on appelle des gratte-ciels.

 

 

Les gratte-ciels

Le design et la construction de gratte-ciels est un sujet que j’affectionne tout particulièrement puisque cela fait maintenant 3 ans que je travaille à la construction de l’un d’entre eux: TwentyTwo, dans le coeur de la City de Londres. Une fois terminé, il fera 278 mètres de haut (62 étages) et deviendra officiellement la deuxième plus grande tour d’Europe occidentale. Il ne sera toutefois qu’un parmi les 150 bâtiments de plus de 200 mètres dont la construction s’achèvera en 2019.

 

Photo aérienne de 22 Bishopsgate et du “Eastern Cluster” de la City londonienne prise depuis un hélicoptère en début d’année 2019.

 

Mais remontons tout d’abord le temps. Qu’est-ce qu’un gratte-ciel? Tout le monde n’est pas d’accord sur sa définition. Elle dépend du contexte d’implantation de l’immeuble, de son ratio entre largeur et hauteur, et des techniques de design et construction utilisées. L’exemple le plus souvent repris par la littérature académique comme étant le premier gratte-ciel de l’histoire est The Home Insurance Building à Chicago, construit en 1885 et mesurant un peu moins de 60 mètres. Ce fut le premier bâtiment au monde à utiliser de l’acier dans sa structure.

 

 

70 ans plus tard, en 1957, l’architecte américain Frank Lloyd Wright propose la construction de son Mile High Skyscraper. Une tour de 1 mile de hauteur (1’600 mètres). Bien évidemment, il est moqué et l’opinion générale lui fait deux reproches principaux: tout d’abord que la structure ne sera pas assez robuste pour soutenir le poids de la tour, puis que même si elle devait tenir debout, les occupants et visiteurs devraient attendre des heures dans les halls d’ascenseurs.

 

Photos de l’architecte américain Frank Lloyd Wright brandissant le dessin de son projet de tour appelé The Illinois.

 

Pourtant, si l’on fait un deuxième saut de 70 ans dans le futur pour arriver à aujourd’hui, nous sommes sur le point de terminer la construction de la Kingdom Tower à Jeddah, une tour d’un kilomètre de hauteur. Qu’y a-t-il de si différent entre le rêve de Mr Wright et celui des Saoudiens? Qu’avons-nous inventé depuis qui rende aujourd’hui ce fantasme de vie au-dessus des nuages possible?

 

Image de synthèse de la Kingdom Tower de Jeddah, de Adrian Smith + Gordon Gill Architecture. Crédits photo: CNN.

 

 

La structure

Les lois de la physique font que chaque étage supplémentaire que l’on construit doit être soutenu par celui d’en-dessous, ce qui a tendance à lui imposer une emprise au sol moins grande. Plus un bâtiment a d’étages, plus il va donc adopter une forme pyramidale. Cette contrainte guide nos designs depuis la nuit des temps.

 

 

Difficile de faire rentrer la Pyramide de Giza au centre de Manhattan, n’est-ce pas? Ce qui a changé depuis l’époque des pharaons est notre maîtrise de l’utilisation de plusieurs matériaux qui nous a permis de solidifier la structure et la base d’un bâtiment sans forcément devoir l’étaler horizontalement. Parmi ceux-ci, les structures en acier, le béton armé, le béton renforcé en fibre d’acier ou fibre de verre, et même aujourd’hui la maîtrise des structures en bois stratifié croisé. Tous nous apportent de nouvelles possibilités architecturales et ont surtout – grâce à leur capacité à renforcer la structure d’un bâtiment – donné aux gratte-ciels leur légitimité urbaine.

 

À gauche: photo du coulage du béton au 30ème étage de TwentyTwo. À droite: camions toupie délivrant le béton à la pompe à béton située au rez-de-chaussée du même projet.

 

Photos de l’installation de la structure acier de 17’000 tonnes de TwentyTwo. Cela représente plus de deux fois la quantité d’acier que contient la Tour Eiffel.

 

Les fondations

Alors que les bâtiments ont commencé à prendre de la hauteur, leur poids a également pris de l’importance, qui plus est sur une base de plus en plus étroite. Soumis à la force de gravité, le risque d’enfoncement et d’affaissement a drastiquement augmenté. La solution: les fondations sur pieux. Elles consistent en de longs pieux en béton renforcé de barres d’armature qui peuvent descendre plusieurs dizaines de mètres dans le sol selon la qualité du terrain, le poids du bâtiment et son emprise au sol. La friction entre leur surface extérieure et le sol va créer une force opposée à celle de gravité qui va empêcher le bâtiment de s’enfoncer dans le sol. Dans le cas de TwentyTwo, ces pieux s’étendent jusqu’à 60 mètres de profondeur dans ce que l’on appelle la “London Clay”.

 

 

Maquette numérique de TwentyTwo illustrant les plans des fondations sur pieux du projet.

 

Photo prise au 3ème sous-sol de TwentyTwo montrant la tête des fondations sur pieux.

 

Le vent

Plus on prend de la hauteur, plus le vent a tendance à être soutenu. La surface de façade d’un gratte-ciel s’oppose à cette force et crée un effet de voile de bateau qui crée un stress latéral sur la structure du bâtiment. Les architectes et ingénieurs font aujourd’hui face à ce défi de taille de deux manières principales: tout d’abord en pensant la façade de manière aérodynamique. Un projet souvent pris en exemple est la Shanghai Tower, haute de 632 mètres, dont le design de la façade accompagne les courants venteux plutôt que de leur faire face. Il en va de même pour la tour 432 Park Avenue à New York qui ne possède tout simplement pas de façade aux 10 étages de machines, parsemés à travers la superstructure. Cela a le même effet que de percer des trous dans une voile de bateau.

 

 

 

Si ces mesures ne suffisent pas, certains grands bâtiments du monde utilisent ce que l’on appelle des amortisseurs dynamiques. Un bon exemple de ces derniers est la tour Taipei 101 à Taiwan. Ce sont de gros contre-poids de plusieurs centaines de tonnes suspendus sur le haut de la superstructure qui ont pour fonction de contrebalancer les mouvements latéraux de la tour. Lors d’un récent typhon, l’amortisseur dynamique de Taipei 101 s’est balancé de plus d’un mètre. Voir vidéo ci-dessous.

 

 

Dans le cas de TwentyTwo, il a suffit d’installer 16 contreventements métalliques à divers endroits de la superstructure pour la stabiliser latéralement.

 

Photo montrant l’un des contreventements métalliques situé au 41ème étage de TwentyTwo.

 

Le vent a par contre eu d’autres effets, dont celui de s’engouffrer le long de la façade et de créer des mini-tornades au pied du bâtiment. Pour finaliser le design de TwentyTwo, nous avons dû en imprimer en 3D une version miniature ainsi que des bâtiments voisins, puis les soumettre à des tests en soufflerie. Cela a permi une étude approfondie des courants venteux et le positionnement stratégique de 59 déflecteurs aérodynamiques en béton pour les contrer.

 

 

Le transport vertical

Comme expliqué plus haut, l’une des principales critiques adressées à l’encontre du Mile High Skyscraper de Frank Lloyd Wright était le probable temps d’attente important des occupants dans les halls d’ascenseurs. Les progrès en matière de transport vertical depuis ce projet avorté ont été considérables et sont tout autant responsables de l’avènement des gratte-ciels que les avancées techniques en matière de structure.

 

Tout commença avec Elisha Otis en 1853 qui fit une démonstration de son système de sécurité au New York World’s Fair. Il ordonna à son assistant de couper la corde à laquelle la cabine dans laquelle il se trouvait était suspendue. Devant une audience stupéfaite, la cabine se stoppa net quelques centimètres plus bas. Cette prouesse donna au public une plus grande confiance dans la sécurité de ce que l’on appelait simplement à l’époque un monte-charge. Ce fut le début de l’ascenseur de personnes. Le premier modèle fut installé 3 ans plus tard dans un grand magasin de Manhattan où les gens du monde entier venaient observer cette machine qu’ils surnommaient “le chemin de fer vertical”. Ce fut aussi l’occasion pour les promoteurs de se rendre compte qu’ils pouvaient maintenant construire plus haut que les 5 à 7 étages traditionnellement possibles.

 

 

Du chemin a été fait depuis. Nous sommes passé de la corde en chanvre, au câble métallique, jusqu’au câble en fibre de carbone dont la légèreté permet aujourd’hui d’atteindre une hauteur de cage de 1’000 mètres.

 

Crédits photo: Kone.

 

La plus grande révolution en matière de transport vertical reste toutefois celle de l’évolution de l’utilisation de la cage d’ascenseur. Nous sommes passés de l’ascenseur standard que l’on connaît tous, au Double-decker qui empile deux cabines l’une par-dessus l’autre dans la même cage, au TWIN lift qui fait voyager deux cabines indépendantes dans la même cage, à la consécration de MULTI, l’ascenseur sans câble. Il se déplace aussi bien verticalement qu’horizontalement. La technologie utilisée pour déplacer les cabines à travers la cage est basée sur un système de moteur linéaire. C’est le même mécanisme qui est utilisé sur le train à lévitation magnétique japonais reliant Tokyo à Osaka avec une vitesse de pointe de 600 km/h, ou sur l’Hyperloop d’Elon Musk. Comme pour ces derniers, la cabine ne touche pas le rail qui la guide grâce aux forces magnétiques opposées du rail et de la cabine, ce qui évite tout frottement et qui permet donc à chacune d’elles d’accélérer de manière plus rapide et efficiente, ainsi qu’une utilisation nécessitant une quantité d’énergie moindre par rapport à un système traditionnel. Pour passer de l’axe vertical à l’axe horizontal et inversement, les cabines empruntent une série de plaques tournantes positionnées à la jointure des deux axes. C’est une prouesse technologique et un coup de génie opérationnel.

 

 

 

Pour en savoir plus sur le sujet, lire article publié le 6 décembre 2018: https://blogs.letemps.ch/julien-grange/2018/12/06/comment-lascenseur-sans-cable-va-revolutionner-le-design-de-gratte-ciels/

Dans les cages de TwentyTwo, nous avons installé 53 ascenseurs, dont 24 Double-deckers.

 

Le skybridge

C’est un sujet tendance dans le milieu des bâtiments de grande taille: alors que la hauteur des bâtiments augmente et que la vie se déplace en direction du ciel, il nous faut pour l’instant toujours redescendre au rez-de-chaussée pour passer d’un immeuble à l’autre. La solution pour parer à ce détour vertical: créer des ponts entre les immeubles, appelés en anglais “skybridges”. En plus de créer des liens entre les tours d’un centre-ville, ces ponts peuvent également représenter des opportunités de création d’espaces publics dans les airs. Si ces ponts représentent bien des défis techniques (ingénierie, structure, etc.) ainsi qu’administratifs (accès public, servitudes de passage, etc.), ils paraissent particulièrement pertinents dans le contexte actuel d’ultra-urbanisation. Les ascenseurs MULTI, capables de se déplacer horizontalement, apparaissent comme la solution de premier choix à ce transport horizontal que font déjà naître les skybridges.

 

Crédits photo: SHoP Architects.

 

Crédits photo: Mashe Safdie.

 

Crédits image: Mashe Safdie.

 

La logistique de chantier

La logistique de chantier est un sujet bien souvent méconnu du grand public, mais qui mérite tout autant d’attention que les sujets évoqués plus haut. Tous les jours sur le chantier de TwentyTwo depuis plus de 3 ans, nous devons déplacer 1’200 travailleurs, réceptionner une vingtaine de camions articulés de livraisons, descendre au rez-de-chaussée 100 containers de 600 litres et les vider de leurs déchets de construction, installer une dizaine de pièces d’acier de 1 à 3 tonnes, couler 70m3 de béton, installer une vingtaine de panneaux de façade de 4m de hauteur, et assurer des travailleurs pendus en-dessus du vide à presque 300 mètres de hauteur, le tout en plein coeur d’un des quartiers les plus fréquentés d’Angleterre. Tout cela demande une infrastructure logistique conséquente et des compétences organisationnelles avancées. Nous avons utilisé pendant la phase de construction 7 monte-charges, 18 ascenseurs de personnes, 2 ascenseurs à véhicules, et 5 grues. Un bon exemple de cet exercice de planification logistique est celui d’une simulation de mouvements de foule que nous avons dû réaliser à partir du modèle BIM du bâtiment pour nous assurer de ne pas avoir de goulots d’étranglement dans le trajet quotidien des travailleurs. Au fur et à mesure que la technologie évolue et se fait sa place sur les chantiers, que l’expérience s’enrichit et que les erreurs se corrigent, la construction du Mile High Skyscraper se rapproche toujours un peu plus. C’est bel et bien grâce à la maîtrise de la logistique de chantier que les gratte-ciels se construisent aujourd’hui de manière efficiente et par dessus tout sans danger. Si l’on est maintenant capables d’ériger une tour de 278 mètres sans accident majeur, il y eut 60 morts sur le chantier des tours jumelles de New York dans les années 1970.

 

Capture d’écran d’une simulation de foule réalisée à partir de la maquette numérique du bâtiment. 

 

Photo prise par hélicoptère montrant le haut de TwentyTwo en construction.

 

Dans le monde

Grâce à la maîtrise de tous ces défis de design, d’ingénierie, de construction et de logistique, le nombre de grands bâtiments terminés par année dans le monde augmente chaque année. En 2019, nous devrions poser la dernière “pierre” de 150 bâtiments de plus de 200 mètres, dont 30 de plus de 300 mètres.

 

Source: https://www.skyscrapercenter.com/year-in-review/2018

 

76% des bâtiments terminés en 2019 se trouvent sur le continent asiatique. Je fais le pari que cette proportion va pencher davantage vers le continent africain dans les décennies à venir. Au-delà de la répartition géographique, il est intéressant d’observer le graphique suivant qui représente les différentes fonctions des 100 plus grands bâtiments du monde depuis les années 1930. Remarquez la part grandissante du “Mixed-Use”, mélangeant logement et bureau au sein d’un même immeuble. Si à l’époque nous ne faisions que travailler au-dessus des nuages, nous pouvons dire aujourd’hui que nous vivons également au-dessus des nuages.

 

Source: https://www.skyscrapercenter.com/year-in-review/2018

 

Conclusion

J’espère que vous retiendrez trois idées de ce texte. La première est que si l’on relève le challenge de la densification saine des villes, ce moment pénible qu’est mon trajet de métro quotidien n’aura pas besoin de devenir l’entier de ma journée.

 

La deuxième est que les gratte-ciels et les grands bâtiments vont et doivent impérativement se faire une place de plus en plus importante dans le milieu urbain, particulièrement dans ce contexte de densification et d’ultra-urbanisation pour éviter l’impasse de l’étalement géographique. Il y aura certes bien des défis à relever quant au maintien de la vie en communauté dans les airs, aux espaces publics à 300 mètres de hauteur et aux infrastructures des villes dont la densification va très nettement augmenter. Mais il faudra se rappeler d’une chose: chaque mètre carré que l’on construit en hauteur est un mètre carré connecté au centre-ville, un mètre carré facilement approvisionné en ressources et énergie, et par-dessus tout est un mètre carré de terrain préservé.

 

Puis la troisième et dernière est que malgré cette longue liste de défis de design, d’ingénierie, et de construction énumérés plus haut et grâce aux visions et prouesses des professionnels de la construction de ce dernier siècle, le rêve de Frank Lloyd Wright exprimé en 1957 ne paraît aujourd’hui plus si fou du tout.

 

Je vous dis donc à dans 20 ans, pour peut-être un café au-dessus des nuages de la cuvette genevoise?

 

 

 

 

 

Image de titre: photo prise au sommet de TwentyTwo un jour de brouillard. Qui dépasse à travers les nuages: la pointe du Shard, actuellement la plus grande tour d’Europe occidentale.

 

Lien présentation complète.

 

Références:

1 https://www.skyscrapercenter.com/year-in-review/2018 

2 https://population.un.org/wpp/

3 https://ourworldindata.org/yields-and-land-use-in-agriculture#breakdown-of-global-land-area-today

4 https://interactif.tdg.ch/2018/utilisation-du-territoire-tdg/?openincontroller

 

Julien Grange

Julien Grange a fait ses études d’économie entre HEC Lausanne et la Stern School of Business de NYU, New York. Il vit aujourd’hui à Londres et travaille pour une entreprise active dans le développement et le financement de projets immobiliers en Europe. Il se passionne pour le devenir du monde et celui de ses habitants. En tête de sa liste pour le Père Noël chaque année : une boule de crystal. Elle n'est pas encore arrivée, mais elle ne saurait tarder.

3 réponses à “Gratte-ciels: vivre au-dessus des nuages

  1. Excellente revue approfondie et intéressante à lire. Félicitation.
    Désolé, mais il y a aussi un bémol (râleur genevois !), vous n’avez pas mentionné l’utilité voir la nécessité d’un environnement approprié à ces constructions, tel que la végétation, l’humidité, la couleur des façades des immeubles, le besoin en pompes à chaleur (chauffage, rafraîchissement), ventilations, ressources en énergies, afin que la vie des habitants (travail, logement, loisirs ?) y soit possible dans cette période climatique et environnementale en mutation.
    Mais peut être avez vous déjà en préparation un deuxième volet à cette revue.

  2. Fantastique votre papier, bravo et merci!
    J’en suis à venu me demander si il existait une “sociologie” du gratte-ciel?
    En d’autres termes une étude sur la modification des perceptions et des sentiments quand on vit ainsi “agglutiné/empilé”.

    Oui, à l’heure (enfin je l’espère) de la durabilité, quel lien avec le monde, la nature, la faune, la flore, la civilisation d’autres peuples, et même comme vision politique, on peut encore avoir quand on vit au 69 ème étage?

    Une réflexion bête, sans doute, mais ce fût la mienne.

  3. Ces paquebots à la verticale sont des crimes contre la nature, mais bien sûr ils sont beaux à voir. Imaginez dans les grandes villes plates de l’Occident la quantité d’énergie nécessaire pour pousser 9 litres d’eau à mille mètres d’altitude afin de tirer la chasse ou pour laver une salade. Par ailleurs, j’ai des doutes sur les chiffres; comment est-il possible que l’agriculture n’occupe que le 1/4 de la surface consacrée au bétails sauf si le calcul tient compte de la superficie agricole nécessaire pour nourrir le bétail? Nous vivons depuis quelques mois un soulèvement écologique mondial, une révolution, je serais étonné que la conquête du ciel va se poursuivre de cette façon. Toutes les projections sont/seront mises en cause, voire mises en échec. La différence de température entre les pieds du Bourj Kalifa à Dubaï et son sommet est de 10 degrés ! Une abbération sans nom.
    S’agissant de l’inflation prévue du nombre des habitants sur la terre, elle serait à prendre avec précaution aussi, car il n’est pas sûr que les pays pauvres d’Afrique puissent imposer des naissances en milliards d’humains sans que le reste du monde ne réagisse. Très bon article qui nous éclaire sur beaucoup de choses. Puisse vos rêves dans ce domaine ne deviennent pas une réalité !

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