La victoire d’Egerkingen

 

Le comité d’Egerkingen a parfaitement atteint son objectif : diviser en deux l’électorat suisse pour ensuite capitaliser une moitié en faveur de l’UDC. L’initiative n’aura donc aucune incidence sur la réalité puisqu’elle ne la visait nullement. Comme le masque chirurgical est largement obligatoire, même après l’extinction très improbable de l’épidémie, personne ne pourra être sanctionné pour son utilisation. Se masquera qui voudra : fomenteurs de hold-up, émeutiers, femmes musulmanes.

La très éventuelle sanction de la burka et analogues est laissée à la libre interprétation des cantons, dont certains se sont prononcés contre l’initiative. Il est prévisible qu’à Interlaken, Genève, Davos et Gstaad des burkas déambuleront sans aucun risque de se faire arrêter ou amender. C’est un coup d’épée dans l’eau, comme cela a été planifié dès le début.

En dehors d’une incitation directe à devenir suppôt de l’UDC, la réussite de l’initiative aura l’effet de remettre dans le circuit l’appartenance confessionnelle. Voici un siècle, le pouvoir populiste s’est établi en suscitant le mépris, la suspicion et la haine des Juifs, pas seulement en Allemagne mais dans la plupart des pays européens. Pour le siècle à venir, ce soupçon frappera tous les musulmans, même et surtout ceux qui sont parfaitement respectueux des lois de la Suisse. Il y a 200 000 femmes musulmanes en Suisse et elles seront affectées par l’opprobre lancé sur 30 d’entre elles. Certaines seront tentées de les rejoindre, simplement pour affirmer leur liberté. Il y aura donc plus de porteuses de burkas qu’auparavant, ce qui est tout à fait le but d’Egerkingen. Eventuellement un terroriste venu de l’étranger commettra sur le territoire suisse un attentat afin de sanctionner la position antimusulmane de la Constitution.

Ce serait tout bénéfice pour Egerkingen. Il y aurait enfin une guerre de religion qui permettrait d’opposer les Suisses de souche aux autres. Il y aurait enfin des violences, des insultes, des passions. Moins de raison, de tolérance et de Droit. Une régression dans les siècles antérieurs, attisée éventuellement par la poursuite de l’épidémie, le chômage, une crise économique. Loin de réanimer les Eglises chrétiennes, cette initiative suscitera des sectes fanatiques.

Si l’on voulait éviter cette dérive, il faudrait aborder de front la relation interreligieuse. La Suisse n’est pas cet Etat laïque à la française, qui prône en fait une religion de l’Etat au détriment de toutes les autres, une sacralisation de la République. En Suisse, les religions sont reconnues et subsidiées par la plupart des cantons dont c’est la prérogative. Les règles pour cette reconnaissance ont été élaborées en faveur des Eglises chrétiennes et éventuellement du judaïsme. Pas pour l’Islam qui compte environ 5% de la population. Cela permet de le blâmer d’accepter des subsides l’étranger. Etre musulmans, c’est être un peu moins Suisse que normalement, c’est être un pion de l’étranger, une menace pour l’ordre public.

Effectivement, les deux initiatives contre les minarets et la burkas ont accrédité le préjugé selon lequel l’Islam serait une religion dangereuse, prônant la violence, en oubliant que l’on peut trouver dans la Bible tout autant de prescriptions dans ce sens. C’est chaque fois prendre au pied de la lettre des écrits datant de nombreux siècles et reflétant les préjugés de l’époque. Ce qui est interprété selon la justesse de la critique historique pour le christianisme ne l’est pas pour l’Islam.

Les musulmans suisses n’ont jamais perturbé l’ordre public, a fortiori commis d’acte terroriste. Il n’y a donc pas d’autre raison de les humilier que de promouvoir l’intolérance religieuse, qui est elle directement contraire aux valeurs inscrites dans la Constitution. Les initiatives d’Egerkingen ont donc pour but de saper les fondements de la Suisse en prétendant les consolider. En se drapant dans les plis d’une démocratie intransigeante, il pousse celle-ci jusqu’à la contradiction puisque son but est la prise de pouvoir par tous les moyens.

En plus la démarche d’Egerkingen témoigne d’un génie politique tout à fait exceptionnel. Le choix du sujet de l’initiative antiburqa est particulièrement pervers : par sa nature, il divise le féminisme qui ne peut ni l’appuyer, ni la refuser sans se mettre en contradiction. C’est un coup de maître. Attirer dans les rangs d’un parti machiste, des féministes convaincues est le sommet de l’art. Déceler la faille d’une contradiction chez l’adversaire et l’exploiter est un marchepied pour le pouvoir.

Enfin débattre d’un problème inexistant détourne l’attention des véritables problèmes pour lesquels le populisme n’a aucune solution : l’épidémie et la transition climatique. Cela permet de critiquer les efforts du pouvoir existant sans même proposer des solutions qui constitueraient une alternative. Cela permet de saper ce pouvoir puisque le but véritable est de le confisquer.

Dès lors, on peut à la fois regretter que les promoteurs des ténèbres soient tellement plus habiles que les enfants de lumière et en tirer une conclusion évidente : tout citoyen suisse désireux de faire une carrière politique réussie, sans se fatiguer, sans se prendre la tête, dans une indifférence totale à quelque conviction que ce soit, doit accéder aux rangs du parti populiste. Si vous ne pouvez pas battre vos adversaires, il vous reste à les rejoindre.

 

 

 

La sacralisation du peuple

 

Pendant très longtemps la politique a été l’attribut d’un chef. Il cumulait tous les pouvoirs, sans autre légitimité que sa naissance ou sa violence. Cependant, pour compenser cet arbitraire, il ne manquait jamais de chercher une caution du côté des autorités spirituelles ou réputées telles.  Le roi de France était sacré à Reims parce que le premier d’entre eux, Clovis y avait été baptisés. Dès lors qu’il s’est proclamé empereur, Napoléon n’a eu de cesse que de déplacer le pape à Paris pour s’y faire sacrer dans une cérémonie sacrilège. Pendant longtemps la religion du citoyen devait se conformer à celle du prince selon le principe latin cujus regio, illius religio :  la religion du peuple est celle du souverain. Sans religion, pas de pouvoir assuré. Poutine l’a bien compris en feignant de se reconvertir à la foi orthodoxe.

Il y a encore des chefs (Xi Jin Ping) et des prétendants chefs (Trump, Erdogan, Orban). Mais il existe aussi de véritables démocraties, où le pouvoir est exercé par un(e) élu(e) interchangeable et provisoire, dûment modéré(e) par des contre-pouvoirs. La Suisse a poussé cette logique jusqu’au bout : il n’y a pas un chef, mais sept ; en dernière analyse ce que le Conseil fédéral a essayé de faire, le peuple peut toujours le défaire. Il est le véritable chef, même s’il a plusieurs millions de têtes. Dès lors se pose la question du contre-pouvoir à ce pouvoir absolu.

Ce dernier se matérialise dans le plus grand parti de Suisse, qui aspire aux attributs des chefs traditionnels antérieurs. Le tout premier est évidemment la sacralisation : comme le « peuple » affiche une valeur spirituelle, le christianisme, il est donc fondé à contester toute concurrence religieuse. En dehors de sa foi authentique, il n’y que des croyances barbares.  De là viennent ces articles incongrus de la Constitution fédérale, prohibant minarets et burqas, comme signes d’une autre religion que celle qui fonderait le pays. Comme il n’y a plus beaucoup de pratiquants dans les temples et les églises, il y en a donc trop dans les mosquées.

Ce pouvoir sacralisé ne tolère guère le fonctionnement des institutions légales, qui pourraient et devraient l’équilibrer, le contenir et le modérer. Si le Conseil fédéral prend des mesures élémentaires de contrainte pour endiguer l’épidémie, même si elles sont modérées, tardives et incontournables, elles sont aussitôt attaquées par l’emploi du terme de « dictature ». Que les détails en soient réglés par des ordonnances, parfaitement constitutionnelles, est aussitôt considéré comme un abus de pouvoir. Et si le souverain a envie de faire du ski, parce que tel est son bon plaisir, alors que c’est interdit dans les pays voisins, il ne reste aux autorités constituées qu’à s’incliner devant la volonté du monarque. Et si le peuple insiste, on rouvrira les restaurants avant les théâtres et les universités, même si c’est dangereux. Car tel est son bon plaisir. Il est sacré.

La dernière manifestation du pouvoir sacré du souverain est la tentation d’interdire aux scientifiques compétents de s’exprimer sur la réalité de l’épidémie, en d’autres mots de retirer le droit à la liberté de parole à ceux qui en sont les plus capables. Seul le Conseil fédéral, hésitant et vague, aurait encore le droit de se prononcer sur la gravité de la situation. En dissimulant de la sorte la réalité des faits, le populisme ambiant vise à créer un univers magique, où la propagande contrôlerait le virus. Trump, surfant sur le populisme américain, était coutumier de diagnostics péremptoires : ce n’est qu’une grippe, tout le monde sera vacciné la semaine prochaine. Ce genre de mensonge lui a assuré les voix de plus de 70 millions d’électeurs.

Bien entendu, le populisme n’assure au peuple qu’une apparence de pouvoir. Le parti se calque sur les caprices, les émotions, les lubies de l’opinion publique, car son but n’est pas d’exercer le pouvoir mais simplement de le conquérir pour en faire sa chose. Il instrumentalise le peuple dont il se réclame en l’abreuvant de fausses nouvelles, en l’abasourdissant de langue de bois, en agitant des menaces confuses, en l’assurant qu’il est sacré.

Trump a failli renverser la plus vieille et la plus puissante des démocraties occidentales. Il semble que ce soit le destin ultime de toutes. « S’il fallait choisir, je détesterais moins la tyrannie d’un seul que celle de plusieurs. Un despote a toujours quelques bons moments : une assemblée de despotes n’en a jamais. » (Voltaire). Il arrivera toujours le moment où un régime bascule sous le poids de ses contradictions, même en Suisse. Cela se passe lors des grandes épreuves. Le pire de l’épidémie n’est pas la crise sanitaire, économique, sociale, psychologique mais ce premier ébranlement des institutions où des interprètes prétendus du peuple prônent son pouvoir absolu pour mieux le confisquer ensuite.

L’incertitude fondamentale du futur.

 

 

Personne ne sait ce qui va se passer, sauf ceux qui ne savent pas ce que c’est que de savoir.

Pendant une année, nous avons espéré « le jour d’après », que nous imaginions aussi plaisant que le jour d’avant, peut-être en plus serein, en moins agité, en plus convivial encore qu’auparavant pour rattraper le temps perdu.  La traversée de l’épreuve exaltait nos futurs plaisirs. Cependant, au terme de ces douze mois, nous apprenons qu’il n’y aura pas de jour d’après, il n’y aura plus que du présent indéfiniment répété, entre vagues et confinements, couvre-feux et fermetures.

Nous ne récupèrerons donc jamais  le temps perdu, nous ne reviendrons pas au passé. Nous avons incontestablement égaré une année, comme si nous ne l’avions pas vécue. Et peut-être même perdu la quiétude pour toujours. Quand nous y repensons – nous avons maintenant tout le temps de songer- nous nous demandons comment nous avons pu être aussi sourds aux coups que le destin frappait à la porte.

Voici plus d’un an, ce n’était des heurts légers, un effleurement discret de l’Histoire, un grincement des gonds : déjà des grippes tenaces en Asie, des migrants noyés dans la Méditerranée, le fascisme renaissant de ses cendres aux confins de l’Europe, la Crimée envahie, un bouffon élu l’homme le plus puissant du monde par une majorité d’analphabètes du pays le plus riche, la noria des cargos chargés de containers déversant sur notre continent les biens fabriqués ou récoltés dans le monde entier, par le labeur de travailleurs sous-payés. Et nous, les Développés, tous ensemble, même les moins favorisés, nous nous croyions devenus bénéficiaires, rentiers, propriétaires, adjudicataires de la planète, la seule habitable dans le système du Soleil.

Certes, aucun après n’est jamais tout à fait comme son avant, mais certains ensuite diffèrent radicalement de leur auparavant. D’une part, il y a des périodes, lentes et majestueuses ainsi qu’un discours éloquent, 37 siècles de l’Egypte des pharaons, un millénaire romain, comme si le temps devenait l’éternité. D’autre part il y a des époques, qui ressemblent à un cri. Nous sommes entrés dans ce genre d’époque où tout chavire.

C’est déjà arrivé. Entre 1347 et 1352, cinq ans à peine, et un tiers ou la moitié des Européens morts de ce que l’on appela, faute de mieux, peste, noire. Un tiers ou la moitié, on ne sait pas, car on ne parvenait plus à compter, on n’avait pas le temps de les enterrer. En même temps, l’empire de Chine, celui des Khmers et celui de Byzance s’effondrèrent. A tout hasard, on arrêta les Juifs pour les brûler vifs, puisqu’il fallait trouver des coupables à cette explosion de colère divine. A force d’insister, ce monstrueux bûcher éteignit l’épidémie, du moins dans l’imaginaire. Car la peste fut endémique jusqu’au XIXe siècle. Elle ne frappait plus que ceux qui n’avaient pas hérités de leurs parents survivants les anticorps nécessaires.

Et nous y revoilà. Le virus mute pour prendre les vaccins de vitesse. Nous ferons des progrès considérables dans leur invention, dans leur production, dans leur distribution. Nous irons jusqu’à les donner aux peuples nécessiteux. Pas par bonté d’âme. Nous le prétendrons, pour nous nous donner bonne conscience, mais ce sera en vérité pour éteindre cet incendie toujours prêt à reprendre. Car nous saurons désormais vivre sur un volcan toujours prêt à exploser. Nous reconnaîtrons enfin qu’il y a un feu dans les entrailles de la Planète. Elle n’est pas faite pour nous, l’espèce qui se croit idéale, méritant l’exclusivité Elle est faite pour la vie, celle qui est la plus forte, la plus simple, la moins exigeante, celle du virus ou de la bactérie, des fourmis ou des termites.

Huit milliards d’hommes sur la Terre, c’était de la provocation. Tous se rêvant avec un téléphone portable, une voiture, un frigo, des vacances au soleil des tropiques. Quel songe et quelle illusion ! La terre n’est pas faite pour huit milliards de surconsommateurs. Quelques millions de chasseurs cueilleurs, voici dix mille ans, c’était tolérable. Mais huit milliards d’habitués d’huile de palme et de viande de bœuf, cela n’est pas possible. Il fallait les éliminer, les réduire à la portion congrue, menacer de les ramener à courir derrière l’auroch vêtus de peaux de bêtes. La machine virale s’est mise en marche et elle ne s’arrêtera que lorsque nous aurons compris.

Pas seulement qu’il existe des virus, mais aussi un climat qui dérive, une politique qui s’affole, des conflits qui s’amorcent, des artisans et commerçants ruinés, des chômeurs qui ne parviennent même plus à se nourrir. L’Extrême-Orient a éliminé le virus et s’est remis à travailler et à s’enrichir. Certains de ces pays sont des îles et d’autres des dictatures. Et ça marche. La Suisse en est le contraire. Car, bien qu’elle se croie une île, elle est en fait entourée des terres ; on n’a jamais fait autant en matière de démocratie. C’est bien simple, personne n’exerce le pouvoir, celui-ci s’est dissous. Lorsque le ministre de la Santé dispose de mesures indispensables pour contenir l’épidémie, il se fait traiter de dictateur. Il faut n’avoir jamais vécu dans une dictature pour affirmer ce genre d’ânerie.

Le problème pressant n’est donc pas seulement de rouvrir les restaurants et les stades pour amadouer la population, mais de réussir à lui faire changer de perspectives. Comment continuer à vivre en pesant moins sur l’environnement ? Par exemple en renonçant à l’avion, en ramenant son usage à une exception. Et donc en ne déversant pas de l’argent public dans ce secteur pour tenter de prolonger son agonie. En n’acceptant pas que la publicité relance l’excès de son usage. Pratiquement, cela signifie mettre en conserve les appareils existants en attendant d’estimer si on peut les convertir à l’hydrogène ; aider le personnel navigant à trouver une autre qualification.

Autre piste. Revenir à l’approvisionnement local, à produire l’essentiel de la nourriture sur le territoire, à la distribuer dans des commerces de proximité accessibles à pied. Même objectif pour les médicaments et l’électricité. Implanter des éoliennes et des panneaux photovoltaïques, isoler les bâtiments. Apprendre aux enfants des écoles l’informatique et l’évolution. Concevoir toute chose pour survivre le mieux possible si l’importation devenait impossible. Adapter les institutions pour les rendre plus agiles en cas de catastrophe. Les trois votations du 7 mars sont tout simplement dérisoires par rapport à cet objectif.

Personne ne sait ce qui va se passer, sauf si nous décidons d’empoigner la situation, de cesser de réagir, et de commencer à agir.

La technique du moratoire perpétuel

Le Conseil fédéral souhaite prolonger de quatre ans le moratoire sur les cultures d’organismes génétiquement modifiés (OGM) à des fins agricoles alors qu’elle n’est autorisée actuellement qu’en recherche. Ce moratoire sur l’utilisation dans l’agriculture est en vigueur depuis l’acceptation d’une initiative populaire en 2005, qui empêche l’application de la loi votée par le parlement en 2004. Il a été prolongé trois fois et arrivera à échéance en décembre 2021. Le Conseil fédéral demande une nouvelle prolongation, jusqu’à fin 2025. Il n’a pas d’autre choix. La mise en vigueur de la loi serait mise en échec par son refus en votation populaire sur base d’une nouvelle initiative. Le peuple n’en veut pas. Le gouvernement doit s’incliner. Le souverain a décidé parce que tel est son bon plaisir.

L’argument invoqué est simple : ni les agriculteurs ni les consommateurs ne demandent des produits OGM. Aucune grande surface ne se risquera à proposer des produits étiquetés, comme l’exige la loi, « aliments génétiquement modifiés », car non seulement ils ne se vendraient pas, mais la réputation de l’enseigne serait irrémédiablement endommagée. Ce refus massif se limite à l’Europe et à l’alimentation. Ni en Amérique, ni en Asie, l’utilisation d’OGM en agriculture n’a suscité cette levée de bouclier. Les applications médicales n’ont nulle part fait l’ombre d’une réserve éthique, même dans l’opinion publique. On injecte donc de l’insuline OGM mais on interdit de manger du maïs OGM.

Bien plus qu’un problème technique, le génie génétique soulève une objection culturelle. Sous couvert d’un risque supposé et jamais matérialisé, se dissimule un problème essentiel : l’homme hésite au moment de toucher à la vie et de la modeler selon son besoin, car il usurpe la position de Créateur et devient totalement responsable de son destin. Que la personne soit croyante ou non en un Dieu personnel ne change rien à ce sentiment d’effroi devant la manipulation de la vie. Cependant depuis dix mille ans, la révolution néolithique, l’invention de l’élevage et de l’agriculture, les hommes se sont abondamment livrés à la création d’OGM, sans le savoir et donc s’en sentir coupable..

Dès son invention, l’agriculture sélectionna et croisa des plantes et des animaux en vue d’augmenter les rendements. Le blé, la vigne et la vache n’existent pas dans la nature. Les premiers paysans ont modifié plantes et animaux pour en tirer un meilleur parti. Ils ont observé dans un champ l’épi le plus lourd et utilisé ses graines pour semer la prochaine récolte. Ils ont gardé pour la reproduction les taureaux descendant de vaches bonnes laitières. Ils ont appris à greffer systématiquement les ceps de vigne.

En ce sens, il n’y a dans une ferme aucun animal ou aucun végétal, qui ne soit pas un OGM, au sens authentique du terme. Si on s’en était tenu à ce que la Nature nous offre, nous en serions toujours à la chasse et à la cueillette, c’est-dire que la Terre subviendrait médiocrement aux besoins de quelques millions d’individus. Sans OGM, l’espèce humaine ne peut survivre dans sa composition actuelle. En sens inverse, si l’on abandonne un élevage sans soin, les bêtes périssent, si des grains de maïs ou de blé sont semés au hasard, les plantes sont étouffées par les mauvaises herbes. Nous vivons en symbiose avec des animaux et des plantes dont nous ne pouvons nous passer pour nous nourrir et qui ne peuvent se passer de nous sans dépérir. L’élevage et l’agriculture sont deux vastes entreprises techniques, qui bouleversent non seulement le paysage mais qui ont aussi métamorphosé le vivant, la relation essentielle entre l’homme, les plantes et les animaux.

Dès lors en quoi ces OGM visé par la méfiance populaire des Européens sont-ils différents de ceux qui existent depuis des millénaires ? Selon la loi suisse : « Par organisme génétiquement modifié, on entend tout organisme dont le matériel génétique a subi une modification qui ne se produit pas naturellement, ni par multiplication, ni par recombinaison naturelle. » (Loi suisse sur le génie génétique, art5 al.2). Ces OGM sont produits en laboratoire par des méthodes qui sont à la fois naturelles puisque les semences sont modifiées par l’intermédiaire de virus et artificielles car les virus sont introduits par des moyens mécaniques. Ils sont porteurs du fragment d’ADN que l’on souhaite modifier, par exemple pour induire la résistance à la pyrale du maïs, un insecte ravageur.

Il n’est pas exclu qu’à la longue en observant bien un champ de maïs attaqué par la pyrale on découvre soudain un épi intact. Cela signifierait que le maïs a muté spontanément, parce que des virus vagabonds ont apporté le morceau d’ADN adéquat. En semant les grains de ce maïs, on arriverait au même résultat que par les techniques avancées, mais il faudrait avoir la patience d’attendre que la mutation désirée se produise spontanément, en espérant qu’elle se produise. La technique décrite et d’autres du même genre constituent une façon d’accélérer et d’orienter les mutations faites par la Nature selon des méthodes identiques. En un mot, il y a des OGM repérables dans la Nature qui les fabrique au hasard et des OGM fabriqués par les hommes. Ce que dit le moratoire, c’est que le hasard fait mieux les choses que la décision humaine. L’évolution doit fonctionner sans interférences volontaires : elle est mue par un dessein caché qui nous dépasse.

Ceci explique que l’on n’ait jamais découvert des effets nocifs pour la santé des consommateurs par l’absorption d’OGM, alors qu’ils sont distribués depuis un quart de siècle.  Ils ne sont pas différents des OGM naturels.

En revanche, l’utilisation de la technique OGM par certaines entreprises comme Monsanto a donné lieu a suffisamment d’abus pour inquiéter légitimement l’opinion publique. C’est pour parer à celle-ci que la loi a été élaborée au long d’un processus documenté par l’excellent film de Jean-Stéphane Bron, Le Génie Helvétique La technique des OGM n’est donc en rien pernicieuse en soi, mais elle peut le devenir par l’usage que l’on en fait. Mais n’en est-il pas de même pour l’informatique, le nucléaire, les transports aériens, la prescription d’antibiotiques, l’invention des plastiques ? On n’a jamais songé à les interdire mais à les réglementer pour en recueillir les avantages et éviter les inconvénients.

L’interdiction absolue de la technique OGM n’est pas une posture tenable : son utilisation doit être encadrée par une loi, qui existe d’ailleurs,  mais qui n’est pas appliquée depuis 2006 pour cause de moratoire. Celui-ci a été introduit par la volonté populaire à l’encontre du Conseil fédéral et du parlement, comme si ceux-ci légitimement élus et disposant des meilleures sources d’information étaient moins éclairés que l’opinion publique.

L’électorat suisse aurait dû être mieux instruit des réalités de la biologie et écarté des visions archaïques occultes, comme le créationnisme, une pensée plus répandue qu’on ne le croit. Cette tâche est prioritairement celle de l’école obligatoire : la biologie n’est pas seulement l’amalgame de la zoologie descriptive, de la botanique systématique et de l’anatomie humaine ; il faut descendre jusqu’au niveau de la biologie moléculaire Il faut trouver les méthodes et les images adaptées à chaque âge pour sortir de l’optique magique et accéder à celle de l’émerveillement réel devant un phénomène naturel, complexe et dynamique. En attendant l’accession à l’âge adulte de générations instruites en ce domaine, les décisions au niveau national furent prises en sombrant dans la pusillanimité, l’ignorantisme et une crainte d’autant plus forte qu’elle n’a aucun fondement.

Le génie génétique ne doit être ni le lieu du laisser-faire, ni celui du rien faire. C’est une porte ouverte sur le troisième millénaire. Il faut qu’elle soit ouverte ou fermée. On s’apprête à la refermer pour les cinq années à venir par suite de ce vaste mouvement de défiance populaire à l’égard de la science et de la technique qui se manifeste également à l’égard des vaccinations ou de la procréation médicalement assistée. On assiste à la résurgence d’un culte de la Nature déifiée selon le principe : tout ce que fait Nature est bon, sauf l’homme qui est une erreur. Par sa nature viciée il s’engage dans un processus de création proprement sacrilège.

La Suisse est à la fois un pays de haute technologie en chimie, en mécanique, en matériaux qui ne soulèvent (à tort) jamais aucunes inquiétudes et un pays qui a décidé de bannir une technique d’agronomie, par un réflexe d’idolâtrie de la Nature et d’ignorance du principe même de l’évolution. Célèbre pour ses vaches, elle rumine l’illusion que c’est Dieu lui-même qui les a créées, en même temps qu’Adam et Eve, le Léman et la Jungfrau, le chasselas et le gruyère.

 

 

La discrimination positive

 

Rien n’est plus odieux que la discrimination négative. Eliminer un individu sur base de son appartenance à un groupe fondé sur l’appartenance sociale, la couleur de la peau, la pratique d’une religion, le sexe viole son droit élémentaire à accéder à un emploi, à des études, à un logement. Les lois répriment avec plus ou moins d’efficacité ces discriminations rampantes dans tous les domaines. De là à croire que chacun possède les mêmes chances dès sa naissance est une illusion bien-pensante.  Il demeure la plus universelle, la discrimination salariale entre hommes et femmes.

La Suisse affronte relativement bien ce défi. Il est possible de devenir chef d’Etat sans avoir mis les pieds à l’université, en étant un bon vigneron ou une excellente pianiste, tandis qu’en France il vaut mieux sortir de l’ENA et en Angleterre d’Oxford. La discrimination négative a tellement mauvaise presse que l’on en vient à la confondre avec l’autre face de la médaille, la discrimination positive, celle qui donne plus de chances à ceux qui ont fait un effort. Les deux concepts se mélangent parce qu’ils recouvrent des situations où ils sont imbriqués. Quels que soient les efforts de l’école, il demeure toujours une fraction d’illettrés de quelques pourcents de la population. Les uns se sont rebellés contre l’école, les autres n’en ont pas fait bon usage faute d’un milieu familial pour les soutenir.

La question revient en force au sujet des vaccinés contre le Covid. Faut-il leur permettre de mener une vie normale en allant au théâtre et au restaurant, en utilisant les transports publics sans masques, en franchissant les frontières sans mise en quarantaine ? Pour l’instant la réponse est vague et les autorités auront bien du mal à faire accepter ce genre de discrimination. Elle viole apparemment le droit fondamental de ne pas se faire vacciner. Or, ce droit n’est déjà pas absolu. Le vaccin contre la fièvre jaune est exigé en vertu du règlement sanitaire international, qui lie 196 pays dans le but de limiter la propagation des risques pour la santé publique.  Certains pays africains l’imposent comme condition d’entrée sur leur territoire, même si le voyageur ne fait que transiter par un aéroport. Personne n’est obligé de voyager en Afrique mais celui qui l’entreprend doit se plier à des règles sanitaires. Ce n’est pas une discrimination. C’est une mesure fondée de salubrité publique.

Le refus de la discrimination positive mène à des situations absurdes. On cite le cas d’un EMS dont tous les résidents sont vaccinés et doivent cependant prendre leur repas en chambre. Les tests et les quarantaines applicables aux étrangers pénétrant en Suisse ne prévoient pas d’exception pour ceux qui seraient vaccinés.

Ces règles vont évoluer selon les exigences d’un bon sens élémentaires. On ne peut pas continuer à interdire le fonctionnement des restaurants, des théâtres, des cinémas, des stades parce que toute la population n’a pas pu se vacciner ou refuse de le faire. Il ne reste plus qu’une faible marge d’incertitude sur l’effet du ou des vaccins : si le vacciné est protégé de la contamination à 95%, on ne sait pas encore s’il ne peut plus transmettre lui-même le virus, même si cette hypothèse est la plus plausible. On ne sait pas non plus quelle protection est garantie à l’égard des variants. On ne parle plus guère des éventuels effets secondaires de la vaccination. Mais la marge d’incertitudes se rétrécit de plus en plus.

A fermer sans nécessité impérieuse des restaurants qui pourraient ne servir que des vaccinés selon la liberté du commerce, on discrimine et ces entreprises, et leurs clients potentiels. Les non vaccinés empêchent les vaccinés de vivre et leur font subir de la sorte une discrimination que l’on peut à loisir baptiser de positive ou de négative. Dans quelques mois, la force des choses fera que chacun portera sur soi sa carte d’identité et son certificat de vaccination et considèrera cette exigence comme légitime. Personne n’est obligé de fréquenter un restaurant, un théâtre ou un stade mais celui qui le souhaite devra se plier à des règles de salubrité publique.

Arrêter l’épidémie

 

Le Conseil fédéral a tenu bon ce mercredi Malgré les « pressions », forme déloyale de gestion de la politique, la fermeture des restaurants, théâtres, salles de concert demeure, au risque de voir des professions s’étioler, des entreprises disparaître, des apprentissages s’évanouir. Malgré la démagogie de l’UDC et du PLR, avides de fédérer les mécontents dans l’optique des prochaines élections, deux Ministres UDC encadraient et validaient les messages  diffusés par Alain Berset. Il y a une grâce d’Etat dont jouissent les membres d’un exécutif : ils intériorisent le fait d’être responsable du bien être public et non plus du succès d’un parti. Les institutions ont bien fonctionné. Guy Parmelin a été jusqu’à affirmer que Berset n’était pas un dictateur. Cette évidence a donc dû être rappelée tant l’épidémie brouille les perspectives.

Les dégâts du virus vont donc bien au-delà de la crise sanitaire et des dommages économiques. Celui-ci ronge la substance même de la société, il écorne la réputation des institutions démocratiques. On commence à donner des chances de réussite à madame Le Pen en France, qui ne ferait pas pire que Trump aux Etats-Unis. Les dictatures larvées des partis populistes n’ont pas de programme politique sinon de détruire ce qui existe pour prolonger leur empire sur une population affolée.

Si la santé, l’économie, la culture, la convivialité, l’Etat sont menacés, il n’y a maintenant qu’une alternative : il faut éliminer le virus avant qu’il nous élimine, moins physiquement que moralement. Selon sa logique à lui, tant qu’il existe des millions de patients infectés, il continuera à muter sur ce riche terreau du génome, deviendra plus contagieux, plus mortifère, ouvrira dans des sociétés affaiblies et des systèmes médicaux débordés une voie à Ebola, qui reprend vigueur en Afrique et dont la létalité est de 50 à 90%. Si cela nous arrivait nous n’aurions même plus la force d’enterrer les morts. Nous ne pouvons pas vivre avec ce virus comme on le dit parfois. Il faut vraiment l’éliminer. Mais comment ?

Dans la rhétorique fédérale, on utilise le terme de « tunnel » qu’il faudrait parcourir pour atteindre une lumière que l’on entrevoit au bout. Cette métaphore est statique : le tunnel semble un donné, imposé par les circonstances. On peut envisager une dynamique : forer un tunnel raccourci, ne pas vivre avec le virus, mais le tuer le plus vite possible. Si toute la population pouvait être instantanément vaccinée avec un vaccin efficace à 100% sur toutes les formes de variants, ce serait le cas. Mais cela relève apparemment de l’impossibilité. L’Europe et l’Amérique se résignent à être des foyers purulents comme s’il n’y avait pas d’issue.

Néanmoins certains pays du Pacifique ont réussi : la Chine, la Corée du Sud, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Taïwan. Singapour, la Thaïlande, la Mongolie, le Vietnam sont en bonne voie. A leur exemple, un comité scientifique, comportant en particulier Antoine Flahault professeur à Genève, propose une stratégie d’éradication fondée sur le principe des zones vertes. Il s’agirait de se concentrer sur les zones peu atteintes dont le virus pourrait être éradiqué en premier lieu. Dès lors la vie pourrait y reprendre son cours normal avec tous les commerces, tous les lieux de réunions, toutes les entreprises. Bien entendu, il faudrait les circonscrire et éviter des déplacements avec les zones infectées. Dès que le virus réapparait, le limiter par les mesures les plus rigoureuse comme l’Australie vient de le faire à Melbourne.

En élargissant petit à petit ces zones on pourrait finir par couvrir toute la carte. Laquelle ? Celle du continent européen pour commencer, y compris la Russie de l’abominable Poutine, Suisse aussi totalement incluse dans le protocole, afin de réaliser enfin que nous sommes le cœur de ce continent et non pas une île du Pacifique. Avec plus d’un demi-million de cas et près de 10 000 morts, nous avons été à un certain moment le foyer le plus virulent de l’infection, c’est-à-dire tout sauf un modèle Il faudrait que nous soyons en revanche une des premières zones vertes, nous en avons les moyens financiers et techniques. Ce serait un objectif plus dynamique que la résignation gouvernementale qui domine et la hargne populaire qui monte.

Cependant l’épidémie ne sera éradiquée que si elle disparaît aussi de l’Afrique dont on ne sait même pas à quel point elle est infectée, faute de moyens médicaux adéquats. En vainquant l’épidémie tous ensemble, nous comprendrions qu’il n’y a qu’une seule planète, un seul genre humain, un seul droit à la vie. Nous vaincrions ainsi non seulement une maladie physique mais aussi une peste morale, la compétition forcenée pour gagner toujours plus, de rien du tout, beaucoup de Nutella à l’huile de palme. Les deux guerres mondiales du siècle passé ont enfin enseigné que la paix est un bien suprême et que l’Europe n’est qu’une seule nation.  Le virus nous force à découvrir le sens de cette épreuve, l’obligation d’une solidarité totale sans exclusive de races, de religions, de régime politique. Comme quoi la Nature est mieux faite que nous l’imaginons parfois.

Œdipe à Berne

 

L’antique cycle des mythes thébains constitue une source inépuisable d’interprétation de notre dramaturgie contemporaine. On se souvient qu’Œdipe, roi de Thèbes, fut confronté à une épidémie de peste, tout comme Alain Berset aujourd’hui. Le peuple superstitieux l’attribua jadis à une punition des dieux pour un crime épouvantable, le meurtre du précédent roi Laïos. Aujourd’hui personne ne prétend que le Covid aurait été envoyé par les dieux, puisqu’ils n’existent plus, alors qu’ils étaient tellement commodes pour expliquer l’inexplicable. Aucun prédicateur n’a non plus attribué l’épidémie au Dieu unique qui est bienveillant ; comme il ne l’a pas empêché, il se révèle impuissant ou indifférent. Il est donc remplacé par une nouvelle divinité, la Nature, dont la secte verte forme la chapelle.

Dans le mythe grec, Œdipe finit par découvrir qu’il est lui-même le meurtrier et il se punit de façon atroce. La peste s’arrête de ce fait. Le peuple a trouvé un bouc émissaire et l’a chassé de son trône. Certains supposent maintenant qu’Alain Berset aurait en quelque sorte offensé la Nature et des milieux influents de notre cité s’engagent pour le discréditer en allant jusqu’à exiger sa démission. Une pétition circule pour la levée des mesures de contraintes. Le conseiller national Roger Köppel appelle les restaurants à rouvrir malgré l’interdiction, à l’image de Donald Trump suscitant une émeute pour se maintenir au pouvoir.

L’épidémie n’a évidemment pas été déclenchée par Alain Berset, qui serait coupable d’on ne sait quoi. Il n’est même que le porte-parole de décisions prises par le Conseil fédéral, sous forme de confinements, de fermetures d’entreprises, de limites à la vie sociale. En réalité, si ces mesures n’avaient pas été prises, l’épidémie aurait été pire qu’elle ne l’est. Mais la contestation populiste ne veut pas le voir : au nom de la liberté elle pousse à abolir toute contrainte. Elle laisse entendre que la prétendue gestion d’Alain Berset, en fait celle du Conseil fédéral, serait en quelque sorte responsable de l’épidémie, en désignant un bouc émissaire qui doit renoncer au pouvoir et en laissant croire que cette démission arrêterait miraculeusement l’épidémie. Dans les esprits les plus bornés, du seul fait de son appartenance au PS, le ministre est en opposition avec la Nature qui se vengerait. Comme dans le mythe d’Œdipe, il faut à toute force trouver un coupable.

La Nature déifiée est une divinité aveugle. Elle gouverne la vie de toutes les espèces qui luttent chacune pour leur pérennité. Voici trois milliards d’années une pluie d’aérolithes a apporté sur la Terre naissante l’eau et les molécules organiques à partir desquelles la vie a pris naissance. Sans autre but que la multiplication de ces composés du carbone. Les virus en sont un composant rudimentaire, survivant en infestant les organes supérieurs. C’est tout. Il n’y a pas d’intention dans une épidémie mais le déroulement aléatoire et aveugle de réactions chimiques.

Le sacrifice d’un bouc émissaire n’y changerait rien. Un rite primitif ne fait que détourner l’attention de la réalité. C’est en exerçant notre raison, en encourageant la recherche, en produisant des vaccins, en les modifiant pour les adapter à la mutation perpétuelle du virus que nous pourrons peut-être l’éradiquer, pourvu que l’opération concerne toutes les populations de la planète. Une peste peut devenir une leçon d’humilité, de clairvoyance, de solidarité et même de repentir de certaines fautes.

Ces fautes ne sont pas les erreurs attribuées au débile pouvoir de la Berne fédérale, accusée de tout.  Elle n’a rien vu venir, elle a proclamé d’abord que les masques étaient nuisibles, puis les a rendus obligatoires, ; elle n’a pas acheté à temps les vaccins nécessaires ; elle panique devant la mutation inévitable du virus ; il ne lui reste plus qu’à abolir des libertés élémentaires. Sa bonne volonté n’égale que son incompétence. Elle est à l’image du peuple qui l’a élu.

Les vraies fautes proviennent de l’arrogance du véritable pouvoir, celui des magnats de la finance, de la mondialisation, de la surconsommation, de l’inégalité, de la croissance à tout prix. Asservis à ces diktats, manipulés par la publicité, décervelés par les réseaux sociaux, affolés de fake news, les citoyens vont donc voter incessamment sur des sujets impérieux : le port de la burka par trente résidentes, une carte d’identité électronique, l’importation d’huile de palme de l’Indonésie. Le seul objectif politique est le retour au statu quo ante. Il engendrera de nouvelles pestes.

Car, dans le cycle légendaire de Thèbes après l’élimination d’Œdipe ses deux fils, Etéocle et Polynice se tuent mutuellement dans un combat pour le pouvoir. Leur sœur Antigone est condamnée à mort parce qu’elle a tenté de les enterrer. Et ne persiste que le régent, Créon, incarnation du pouvoir pour le pouvoir.

 

 

 

 

 

 

La cérémonie de vaccination

 

Dans ma longue vie, j’ai connu bien de cérémonies qui m’ont marqué de façon indélébile. Certes, je n’étais pas conscient lors de mon baptême, mais très lucide lors de ma première communion et un peu frustré de n’avoir pas de ce fait reçu une illumination instantanée. Je me souviens de la réception de mes diplômes, bien que ce fusse sans beaucoup de faste. Je ne puis oublier mon expulsion du Congo avec la mitraillette d’un soldat mutiné braquée sur ma poitrine, une cérémonie comme une autre mais qui marque. Je me rappelle le 7 décembre 1999 quand j’eus l’honneur immérité de présider la séance d’ouverture du Conseil national au seul bénéfice de ma qualité de doyen d’âge.

Mais je ne m’attendais pas à ce que ma première vaccination contre le Covid soit aussi solennelle. La routine de la vaccination contre la grippe dans le cabinet du médecin local se passe sans ostentation : une piqure, un sparadrap, une mention dans le carnet de vaccination par l’assistante médicale, cela ne prend que quelques minutes. Et le rendez-vous s’obtient dans la semaine par un coup de téléphone. Pour le Covid, grâce à la possession d’un ordinateur, je réussis à obtenir un rendez-vous au bout d’un mois.

Dès mon arrivée au CHUV, je fus entraîné dans une filière virevoltante : un assistant administratif pour vérifier que je suis bien convoqué et me demander si j’ai des allergies ; je réponds honnêtement que j’ai failli une fois trépasser pour une piqure de guêpe ; du coup je reçois un carton orange ; à travers les méandres du lieu, je suis une piste fléchée par de petits points jaunes au sol ; cela me  mène à un premier barrage où inquiet des suites de la piqure de guêpe, un médecin me condamne après la piqure à un délai d’une demi-heure de surveillance ; plus loin, un nouvel assistant administratif vérifie mon identité et mon affiliation à une caisse maladie ; enfin une jeune personne me guide vers  le lieu de la piqure  où m’attend une supposée infirmière ; elle convoque une autre jeune personne qui revient avec le vaccin  comme si c’était le Saint Sacrement lors d’une procession ; piqure sans aucune douleur ; attente de récupération et d’observation en un lieu ad hoc ; enfin libéré par un autre médecin, je passe devant un troisième assistant administratif qui note l’événement dans le carnet de vaccination. Je n’aurai la seconde vaccination que dans six semaines, pénurie de vaccins oblige. A vue de nez, le personnel déployé dépassait en nombre celui des patients. On aurait pu adjoindre une fanfare militaire pour témoigner de la sollicitude de l’armée.

Je ne me moque pas. J’apprécie n’avoir jamais dû attendre. Le personnel administratif et médical n’est jamais débordé. Cela fournit des emplois à beaucoup d’étudiants désœuvrés. C’est un petit chef d’œuvre d’organisation scientifique du travail selon les principes de Frederick Winslow Taylor : décomposer le travail en une multitude de tâches à la portée de n’importe qui. Tel quel, le CHUV peut vacciner bien plus qu’il ne le fait. La Suisse aurait pu vacciner bien plus qu’elle ne le fait. Ce qui manque, c’est l’essentiel, les doses.

La comparaison internationale est cruelle. En Suisse, 4,31% de vaccinés, contre 63% en Israël, 45% aux Emirats Arabes Unis et même aux Seychelles 40%. Actuellement le rythme helvétique est de 15 000 par jour, ce qui permettra de vacciner tout le monde en trois ans. Autre singularité, Nidwald aurait vacciné 7%, Bâle-Ville 5.5% quand Vaud en vaccinait 1.7% et Berne 1.4%.

Il existe des disparités entre une organisation hospitalière au-dessus de tout éloge, le manque de vaccins et la cacophonie cantonale. La Suisse n’était pas préparée à une épidémie plusieurs fois annoncée. Un taux de 1 114 morts par million d’habitants contre une moyenne mondiale de 300, ce n’est pas glorieux pour un pays à la fois riche et hautement développé dans le secteur pharmaceutique. C’est là que le bat blesse.

Mais ce n’est pas là que les critiques surgissent. L’UDC, l’USAM, les Jeunes PLR s’en prennent au Conseil fédéral au sujet des mesures de contrainte. Ils instrumentalisent la grogne de la population pour en obtenir un avantage électoral la prochaine fois. En une circonstance grave, c’est de la démagogie. Accablé de toute part, Alain Berset n’est que le représentant du CF qui comporte deux ministres UDC.

En réalité, les institutions sont corsetées par la concordance, le fédéralisme et la démocratie directe, au point que le Conseil fédéral n’a pas le pouvoir d’agir résolument et rapidement. L’aurait-il même, qu’il n’en a pas l’habitude, ni l’ambition, ni la cohésion. Il se dépêtre difficilement d’une situation à laquelle il n’était pas préparé et qui avait pourtant clairement été prévue par les experts. Le recours au confinement fut l’arme du désespoir d’un pouvoir faible et imprévoyant. Il n’en a pas d’autre puisqu’il n’a pas obtenu suffisamment de vaccins. S’il supprime les mesures de contraintes, l’épidémie repartira et ces mêmes pétitionnaires, qui auraient obtenu ce qu’ils demandent,  en feront le reproche à Berset en visant la gauche. L’épidémie devient une opportunité de gagner les élections.

La réalité ultime ? L’UE a négocié un contingent de vaccins et l’a réparti entre les 27 pays selon un critère objectif. Nous n’en sommes pas parties. Nous l’avons choisi. Nous faisons donc moins bien que nos voisins allemands et autrichiens. L’isolement a des désavantages que n’a pas la solidarité. Si l’on veut vraiment éliminer le virus, il faut que ce soit au minimum au niveau du continent européen. Sinon nous devrons nous passer de 341 000 travailleurs frontaliers qui composent 40% du personnel de l’Hôpital de Genève.

 

 

 

 

 

 

Le charme discret de la déraison

 

Nous avons touché ce point d’incertitude de l’Histoire, où le peuple le plus puissant de la Terre, celui qui peut la détruire par le feu nucléaire, celui qui peut la ruiner par l’extravagance de sa Bourse, celui qui peut la rendre inhabitable par l’émission de gaz de serre, celui qui a le plus de morts par l’épidémie, pendant quatre longues années s’est donné comme chef un bouffon. Donald Trump a tenu ce rôle avec brio en multipliant les plaisanteries douteuses, les mensonges avérés, les dénis de réalités. Il a coupé son pays de l’Organisation mondiale de la Santé et a rompu l’Accord de Paris sur le climat. Il a attisé la méfiance et la haine dans son propre pays au point qu’un quart des citoyens croient toujours que c’est lui qui vient d’être réélu et que le président actuel est un imposteur. En fin de mandat, il a lancé des émeutiers à l’assaut du parlement en causant plusieurs morts et un dommage irréparable dans la réputation de la plus grande démocratie au monde.

S’il fallait parier entre la subversion et la déraison, il vaut la peine de miser sur la dernière. Donald Trump tenait tellement au pouvoir, même pour n’en faire qu’un usage fou, qu’il s’est imaginé, comme un adolescent autiste, qu’il était vraiment l’élu. Il ne faisait pas le fou, il l’était. Fort probablement, il ignorait tout des dossiers qu’il devait trancher parce qu’il n’avait pas la capacité de les étudier et qu’il n’en prenait pas le temps. Or, voici quatre ans, il avait été régulièrement élu par  le peuple américain, parce qu’une grosse minorité celui-ci s’est reconnue en lui : inculte, ignorante du monde extérieur, ruminant de vieilles inimitiés à l’égard de tous ceux qui ne sont pas blancs, baptisés, américanophones, hétérosexuels.

On ne peut se désintéresser de cet apparent incident de l’Histoire, car il déborde les frontières des Etats-Unis. Johnson et Bolsonaro ont suivi l’exemple de Trump en niant l’existence de l’épidémie jusqu’à ce qu’elle atteigne dans leur pays un niveau catastrophique. Duda en Pologne et Orban en Hongrie sont des saboteurs de démocratie tandis que Poutine et Loukatchenko s’en moquent effrontément. La dictature est une coutume bien implantée en Asie, en Afrique et en Amérique latine. Et tous ces autocrates propagent la déraison : l’un veut interdire l’avortement, l’autre veut accroître son territoire, un tel procède à un génocide silencieux, la plupart ne voient dans la religion qu’une sacralisation de leur pouvoir et une occasion de brimer les minorités. Or, s’ils se maintiennent au pouvoir, c’est qu’une fraction importante de la population les supporte, les encourage, s’y complait. Comme Trump ce sont des adolescents prolongés, infantilisant leurs peuples qui ne demandent pas mieux.

Question impertinente : la Suisse est-elle exempte de cette épidémie de déraison ? On a envie de répondre par un oui massif, tant il est désagréable de concéder le Mal dans son environnement immédiat. Mais n’est-ce pas une arrogance nationaliste, un aveuglement inévitable, une glorification automatique de soi-même ? On se gardera donc bien de répondre formellement à ces questions, car toute réponse explicite ouvrirait un débat parfaitement irrationnel entre des partisans farouchement opposés : féministes et machistes, bigots de toutes espèces les uns contre les autres, partisans de l’UE et adversaires, libre-échangistes et étatistes, mondialistes et nationalistes.

L’intitulé de ce blog évoque une chronique politique sans parti pris. Cette posture entraîne des commentaires, qui sont toujours de parti pris et qui reprochent au blog de ne pas en avoir ou de l’insinuer sans l’avouer. Ces commentaires sont systématiquement publiés , hormis attaques personnelles, afin de donner une perspective de ce que l’opinion publique ressent. Face à une crise sanitaire qui enclenche une crise économique et sociale, le seul parti pris du blog est d’appeler à la raison. Le plus souvent les commentaires appellent à la déraison, nient les faits avérés, soupçonnent les contradicteurs des mobiles les plus bas, s’ingénient à impliquer l’auteur du blog plutôt que de s’en tenir au sujet du débat.

Faire face à la crise signifie remettre en route, éventuellement réorienter, non seulement une système sanitaire défaillant mais aussi une économie ébranlée et des institutions politiques désuètes. C’est une tâche très difficile qui exige au minimum un strict respect de la réalité investiguée avec la plus grande rigueur. C’est l’équivalent du dépannage d’une machine qui péclote. Cela ne peut se faire dans la confusion, la controverse, les disputes. C’est se conformer strictement à la raison la plus exigeante. C’est parfois pénible parce qu’il faut abandonner des préjugés bien enracinés.

Là où existe un consensus scientifique, il doit prévaloir sur toute autre considération, pourvu qu’il envisage toutes les facettes de la crise. Il faut arbitrer entre la santé (y compris la mort), la survie des entreprises, l’appauvrissement des plus précaires, la nécessité des relations sociales, l’équilibre psychologique, l’adhésion de la population. Cela ne se résout pas par le recours aux yaka, yakapa, ifaudrait, isuffi. Il faut sortir du contexte de la cours de récréation de la petite école et passer enfin à l’âge adulte, celui où l’on cesse de vivre dans un monde imaginaire, à la fois si déraisonnable et si rassurant, celui des enfants prolongés, façon Trump, Johnson, Bolsonaro.

 

 

Pas d’équation en politique

 

La gestion de la crise multiple, sanitaire, économique, sociale, culturelle pose face à face le pouvoir politique et la communauté scientifique. On ne cesse de répéter que la décision finale appartient aux pouvoirs publics, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Les experts en matière sanitaire ne se gênent pas pour diffuser leur avis qui est parfois péremptoire : il est temps de reconfiner. Injonction à laquelle le pouvoir politique se garde bien d’obtempérer, car il doit gérer cette crise globalement. Le reconfinement aggrave toutes les autres facettes de la crise, même s’il atténue la crise sanitaire.

Dès lors un gouvernement est placé devant un dilemme. Ou bien il néglige l’avis scientifique, ils se fait aussitôt traiter d’obscurantisme par les partis en veine de publicité ; si une vague en résulte, il en sera tenu pour responsable comme s’il l’avait déclenchée volontairement et il devra tout de même décréter le confinement, contraint et forcé non par les forces politiques mais par la logique d’un virus démuni de sentiment, de réflexion, aveuglément attaché à sa propre survie. Ou bien il obtempère et décrète le confinement ; instantanément il se fait traiter de faible devant la science ; comme par le fait de sa décision, la vague menaçante ne se produit pas, on va jusqu’à lui reprocher d’avoir cédé devant une menace qui n’aurait pas existé.

Telle est la donnée du choix politique. Quoiqu’il fasse, il est perdant. Il y a donc lieu de témoigner de l’indulgence devant ses décisions. Car, contrairement à la science, la politique ne dispose pas de la capacité de prédire l’avenir. Par nature, elle est confrontée à une multitude facteurs entre lesquels elle doit choisir avec la seule intuition pour ressource. Forcément, elle se trompe parfois. La science, correctement utilisée ne se trompe pas. Dès lors l’opinion publique en vient à reprocher à la politique de n’être pas dotée de la même qualité que la science.

Cela vaut donc la peine de bien discerner ce qui permet à la science d’être affirmative sans risque de se tromper. Notons tout de suite que ce n’est pas vrai dans tous les domaines. Tout dépend de la solution d’une équation.

Exemple classique. La loi de l’attraction universelle permet d’écrire l’équation qui décrit la trajectoire de la Lune autour de la Terre et sa solution est merveilleuse : il s’agit d’une ellipse, courbe simple à calculer. On peut dès lors prévoir à un an de distance quelle sera la position de la Lune dans le ciel, sans aucun risque de tromper, comme si la Lune, impressionnée par la mathématique humaine avait décidé d’y obéir. En revanche, la météorologie obéit aussi à des équations bien connues mais dont les solutions sont instables dans le temps et permettent au mieux de prédire le temps qu’il fera dans une semaine. Cela ne veut pas du tout dire que les météorologues seraient plus stupides ou plus paresseux que les astronomes mais qu’ils ont choisi un métier aléatoire qui ne permet pas de prédire le futur lointain.

Ce qui est vrai pour la météo l’est aussi pour deux sciences humaines proches de la politique. L’économiste est incapable de prédire quand et comment une crise boursière se déclenchera. Le sociologue est de même ignorant de la possibilité d’une révolution jusqu’à ce qu’elle se produise et qu’il puisse expliquer a posteriori qu’elle était inévitable. CE qui est vrai des sciences humaines, l’est encore beaucoup plus de la politique parce qu’elle doit prendre en compte tellement de facteurs qui interagissent qu’il est exclu de les amalgamer dans une équation.

Les gouvernants gouvernent donc à vue, avec plus ou moins de bonheur. Certains sont meilleurs que d’autres parce qu’ils sont mieux formés, mieux instruits, plus expérimentés, plus ouverts aux rares informations scientifiques qui les concernent. S’ils se targuent d’être ignorants comme Trump, Johnson ou Bolsonaro, s’ils méprisent le peu de réalité dont ils pourraient être assurés, ils déclenchent des catastrophes dont sont exempts des pays gouvernés par des personnes plus éclairées, mieux équilibrées, moins égocentriques comme Merkel ou Macron.

Pratiquement en Suisse, il faut donc témoigner d’une grande indulgence à l’égard des gouvernements fédéral ou cantonaux. Ils ne sont pas exempts de la problématique décrite plus haut. Ils n’ont pas d’équation à disposition. De plus le pouvoir est bien réparti au point de se dissoudre comme un sucre dans une tasse de café puisqu’en dernière analyse c’est le peuple qui est le souverain. Et celui-ci n’a pas non plus d’équation à sa disposition pour se prononcer lors d’un vote. La politique helvétique, c’est le droit à l’erreur pour le plus grand nombre.