Imperator Caesar D. J. Trump

En mars 180 de notre ère, l’empereur philosophe Marc Aurèle mourait, laissant Rome aux mains de son héritier, Commode. Cultivé et réfléchi, le monarque stoïcien avait fait face à des guerres sur tous les fronts, protégeant les frontières de son empire contre les invasions tout en ne parvenant pas à juguler le conflit contre les germains Marcomans. Inquiet des questions de santé publique, Marc Aurèle avait déployé des moyens considérables pour enrayer la peste qui faisait alors des ravages. Humaniste, concerné par les questions de l'exclusion, de l’éducation et de l'indigence, il avait fondé des écoles afin d’y accueillir cinq mille jeunes filles pauvres.

Son successeur, Commode, prit l’exact contre-pied de son père en consacrant son règne dans le sang et la folie. Flattant les habitants de Rome, favorisant l’armée autant que la plèbe, dépensant des fortunes en cadeaux pour s’attirer les faveurs, il signa plusieurs décrets pour assurer la stabilité de l’approvisionnement de la capitale, n’hésitant pas à sacrifier ses préfets en 189 par une foule ivre de colère. Le pouvoir allait aggraver la mégalomanie du despote. Il renomma non seulement toutes les institutions, mais encore le nom des mois, jusqu’à Rome qu’il rebaptisa Colonia Lucia Annia Commodiana. Ses délires de grandeur trouvèrent leur quintessence sur le sable de l’arène ou, pour plaire à une foule adulant un empereur féroce, il allait achever fauves et gladiateurs. En 192, le tyran devenu dangereux même pour les siens, devait trouver la mort dans son bain, étranglé par un esclave payé par ses proches !

Voilà une succession qui en rappelle d’autres, plus proches de nous. L’intronisation de l’Imperator Caesar D. J. Trump, aura sans été celle soulevant le plus de craintes dans l’histoire des États-Unis. Non pas que le nouveau président américain veuille rebaptiser Washington en Trumpcity ou catcher au Madison Square Garden, mais ses promesses électorales, qui résonnent comme des menaces pour de nombreux Américains autant que pour les peuples du monde, prophétisent une potentielle apocalypse. Les choix du milliardaire pour son cabinet sont d’ailleurs des plus emblématiques avec un vice-président, Mike Pence, évangéliste, considéré comme un soutien inconditionnel d’Israël ayant passé une loi homophobe dans l’Indiana ; un Attorney General, Jeff Sessions, ayant reproché à un avocat blanc de faire « honte à sa race » en défendant des clients noirs ; ou une secrétaire à l’éducation, Betsy DeVos, dont le frère est le fondateur de la société de mercenaires Blackwater. Trump représente-t-il donc un risque pour l’espèce humaine comme le prétend Noam Chomsky ? Il semblerait que le président mexicain qui compare la «rhétorique stridente» de Trump à l'arrivée au pouvoir d'Adolf Hitler se soit fait un avis sur la question, tout comme les centaines de milliers de personnes qui protestent dans toutes les grandes cités des cinq continents. Et à entendre le discours de l’Imperator, cela semble une évidence :

« Ensemble, nous déterminerons la trajectoire de notre pays et celle du monde pour de nombreuses années à venir… Nous promulguons un nouveau décret qui devra retentir dans toutes les villes et toutes les capitales du monde….L’époque des palabres inutiles est révolue. C’est le moment d’agir. Ne permettez à personne de vous dire que c’est impossible. Aucun défi ne peut être plus grand que l’esprit combatif américain. Nous n’échouerons pas. Notre pays redeviendra de nouveau prospère. Nous sommes au seuil d’un nouveau millénaire; une nouvelle ère commence, qui devra ouvrir de nouveaux horizons et nous permettre de panser nos plaies et de mobiliser nos énergies pour faire prospérer nos industries et concevoir les technologies de demain…Une nouvelle fierté nationale nous étreint pour élargir nos horizons et surmonter nos divisions. Rappelez à votre mémoire cette sagesse ancestrale, que nos soldats n’oublieront jamais, selon laquelle, que nous soyons noirs, basanés ou blancs, nous avons le même sang rouge du patriotisme qui coule dans nos veines. Nous jouissons tous des mêmes libertés glorieuses et nous saluons tous le même drapeau américain ». Les mots d’Hitler (Mein Kampf) flottent indistinctement dans l’air « Le même sang appartient à un même empire ».

Comparaison n’est pas raison diront certains, les principes étayant l’argumentaire de l’archange de la démagogie devenu président étant exprimés par des mots forgés pour plaire à la plèbe. Cela étant, « I dont want to promise that this resurrection of our people will happen by itself. We want work again, but the […] people themselves must help. Everything is rooted in our own will, and our own work. We ourselves have to lead the people back to our own work, our own industry. Give us four years and I swear to you, just as we and just as I have taken this office, I will give it up again ». Cette dernière citation n’est pas de Donald Trump, mais est un extrait du discours d’Adolf Hitler devant le Reichstag en 1933, traduit en anglais par les services de renseignement américain durant la guerre… On pourrait s’y méprendre tant le message donné aux peuples est similaire.

Que nous réserve l’avenir dans ce monde qui vient de basculer et dont nous découvrirons progressivement le nouveau visage ? Personne ne le sait vraiment, mais il semble évident que le Vieux Continent a tout intérêt à s’entendre rapidement pour s’affirmer et défendre ses démocraties et ses cultures face à une Amérique échouée, vouée pour plusieurs années aux démons d’un radicalisme que seuls les plus anciens d’entre nous ont déjà connu. 

Des sciences humaines qui pourraient apporter des solutions aux problèmes de notre temps

Guerres et déstabilisation aux portes de l’Europe ; attentats terroristes ; vague réactionnaire dans de nombreux pays ; crise migratoire sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale ; modification de la politique monétaire entraînant des effets encore largement mésestimés sur les équilibres de notre pays ; délitement de l’Union européenne ; modifications climatiques ; économie vacillante ; explosion des assurances maladies dont la hausse représente une augmentation de 159% au cours de ces vingt dernières années, une crise en soi ; accession à la Maison Blanche d’un homme dont on craint les excès et leurs répercussions sur le Vieux continent ; presse oscillante entre monopoles et rentabilité ; information, désinformation, surinformation, jusqu’à l’espionnage dont le spectre grimaçant revient nous hanter au travers de lois fédérales. Les crises se succèdent ces dernières années à une fréquence de plus en plus rapide, modifiant notre vision de la société et nos champs de références, plongeant dans une pseudo-catharsis nombre de personnes qui trouvent dans les grands débats qui polarisent l’attention des medias des réponses à leurs attentes obsidionales.

Dans une Suisse de plus en plus orthonormée aux contraintes imposées par la Confédération qui développe un arsenal d’ordonnances dont la nature restrictive s’accroît depuis des années – Via Secura est là pour nous le rappeler si besoin était – la délicate illusion de confiance s’estompe peu à peu, dévoilant une part d’ombre que ni nos politiciens, ni les promoteurs de l’entertainment ne parviennent plus à contenir. Le Baromètre des préoccupations du Crédit Suisse 2016 confirme cette tendance avec son inventaire à la Prévert des anxiétés de la population suisse : chômage, question des étrangers, prévoyance sociale, etc…[1].

Et si la médecine fait des progrès tous les cinq ans grâce aux investissements considérables consentis notamment par le Fonds National de la Recherche scientifique[2], ni les écoles polytechniques, ni les universités n’ont encore réussi à dégager des solutions crédibles pour encadrer des phénomènes sociaux jugés pourtant inquiétants par de nombreuses entités publiques. Nombre de ces problèmes sont évidemment pris en charge par les autorités qui appliquent des politiques plus ou moins efficaces, mais il est édifiant de constater que les moyens octroyés aux sciences humaines et sociales par les financiers habituels des disciplines universitaires sont systématiquement marginalisés alors même que plusieurs défis que la Suisse doit relever appartiennent à leurs champs d’expertise.

Nombre des difficultés dans lesquelles s’englue la société pourraient en effet trouver des éléments de solutions au travers des réflexions basées sur des sciences comme la sociologie, l’histoire, l’anthropologie, voire la philosophie, des champs d’étude qui permettent de contextualiser des problématiques et de prendre du recul, et qui pourraient déterminer des pistes menant à des issues s’inscrivant dans le long terme, viables et éthiques, ainsi que respectueuses de nos traditions démocratiques. Sciences humaines et sociales, l’appellation même de ces disciplines évoque la nature de leur champ d’application !

Mais [sic semper tyrannis], savants de cathèdre et vieilles lunes d’un monde universitaire de plus en plus sclérosé, soumis aux volontés d’un Secrétariat d'État à la formation, à la recherche et à l'innovation corsetées dans un schématisme administratif unilatéral, ne développent le plus souvent, pour citer l’écrivain Édouard Alletz, des idées qu’au profit de leur ambition et bien plus rarement de l’ambition au profit de leurs idées.


[1] https://www.credit-suisse.com/ch/fr/about-us/media/news/articles/media-releases/2016/11/fr/credit-suisse-worry-barometer.html

[2] https://www.bfh.ch/fileadmin/docs/campus/international/campus-switzerland-f.pdf

 

L’émigration politique en Suisse au XXe siècle

Les universités de Reims et de Clermont-Ferrand organisent en février prochain un colloque sur l’émigration politique en Suisse au XXe siècle. Un sujet sensible à bien des égards.

Le cas du pédagogue juif Isaac Pougatch, chargé à Genève de s’occuper des enfants réfugiés jusqu’à fin 1945, l’établissement d’intellectuels, de politiques et de mécènes allemands comme Kurd von Hardt, le créateur de la Fondation Hardt, de Viola Riederer résistante allemande et directrice de la clinique des Grangettes au cours de la guerre, ou de Wilhelm Hoegner, le père de la Constitution bavaroise sont quelques-uns des thèmes qui seront abordés au cours de ces conférences.

En parallèle à ces tracés de vie, des phénomènes globaux seront analysés, notamment l’émigration politique bulgare en Suisse durant l’entre-deux-guerres, le refoulement et l’accueil des antifascistes italiens durant la République de Salò, l’émigration politique polonaise en Suisse dans les années 1981-1989, et le refuge de dissidents politiques algériens entre 1956 et 1990.

Des thématiques historiques ayant encore une forte empreinte de nos jours, faisant écho aux Grandes Migrations du XXe siècle qui impactent l’Europe en général et la Suisse en particulier. Des thématiques sur lesquelles s’exprimeront quelques célébrités du monde académique comme Rémi Baudoui, professeur du Département de science politique et relations internationales de l’Université de Genève, ou Georg Kreis, le professeur bâlois qui n’a plus besoin d’être présenté.

C’est une vue en perspective que propose ce colloque, une perspective prenant appui en France et non en Suisse, afin, sans doute, de mieux embrasser un passé helvétique pouvant présenter des aspérités exaspérantes.

Les chartreuses et leur espace

Le monastère du Moyen-âge n’est pas qu’un simple ensemble bâti fait de voûtes romanes ou d’arcs gothiques renfermant plantes médicinales, mystiques, livres rares et chants grégoriens. C’est avant tout un territoire, le plus souvent très étendu, qu’il faut gérer en conciliant un idéal religieux et la survie économique d’un monde hermétique. Un espace parfois complexe en harmonie avec le « monde », ou pas !

Loin de la folie et des passions humaines, les monastères se sont quelques fois retrouvés au centre des préoccupations du « siècle », jouant en plus de leur fonction de gardien des textes anciens, un rôle de moteur économique et d’architecte du paysage.

La Société d’Histoire de la Suisse Romande est heureuse d’annoncer la sortie de l’ouvrage dirigé par Laurent Auberson « Les chartreuses et leur espace », coédité avec les Cahiers d’archéologie romande. Ce livre réunit les contributions de dix-huit chercheurs sur la question de la relation des monastères cartusiens avec leur espace ainsi qu’avec leur temps. Ce livre s’inscrit à la suite des recherches menées sur la chartreuse d’Oujon de 1146, à Arzier sur les hauts de Nyon.

 

 

Les chartreuses et leur espace, Laurent Auberson (dir.), Société d’Histoire de la Suisse Romande – Cahiers d’archéologie romande, 2016, Lausanne.

Alep, ville martyre

En 1400, le conquérant turco-mongol Tamerlan prenait la cité d’Alep, maintes fois conquise, tant de fois perdue. Les habitants de la ville devaient être systématiquement massacrés. Et de leurs têtes arrachées, les conquérants allèrent faire une tour, de près de vingt mille crânes, afin de que tous voient la puissance implacable du chef de guerre.

600 ans plus tard, l’histoire se répète. Mais pourtant, une différence fondamentale existe. Aux chroniqueurs du Moyen-âge rapportant de modestes informations a succédé un chaos de news aux origines incertaines. Bien sûr, nous avons les medias reconnus dont les journalistes trient les informations, mais le Web draine un flux continuel et sans cesse renouvelé d’images, de films, de témoignages ou de rapports sur lequel nous avons peu de prise. Et à moins de vivre en-dehors de l’ère numérique, nous sommes peu ou prou asphyxiés par ce flot et soumis à des effets de propagande. Le journaliste Guy Mettan le rappelait il y a peu « Et voilà que la vérité commence enfin à sortir sur la corruption des medias établis dans leur couverture des événements en Syrie et en particulier à Alep ».

Alep, la ville martyre, est sans doute l’un des champs de bataille dont émanent le plus d’images et de scènes abjectes inondant les réseaux sociaux, frappant inéluctablement les esprits des spectateurs, instrumentalisant les opinions. Mensonges et désinformation, la guerre se mène à coup de kalachnikov et d’obus mais aussi de slogans et d’images choquantes assenées au détour de YouTube et de Facebook, destinés à semer la confusion, à détourner les attentions, à édulcorer les responsabilités.

Alep est-elle l’écueil sur lequel le droit international s’est délité, comme le prétend l’écrivain Raphaël Glucksmann ? Est-elle le tombeau de l’ONU ? Une vision bien fataliste que l’on ne comprend que trop bien lorsque l’on constate l’impuissance des mécanismes devant garantir la paix dans le monde mis en place au cours des septante dernières années.

Sans remonter aux grands massacres historiques du XXe siècle ; l’Holodomor ukrainien de 1933, le génocide des Arméniens ou la Shoah, qui datent d’un temps durant lequel aucun tribunal ne siégeait pour juger des crimes de guerre, pensons aux boucheries dont nous sommes les contemporains. Et à ces mots prononcés à chacun de ces naufrages de l’humanité, « Plus jamais ça ! ».

Le génocide perpétré par les Khmers rouges au Cambodge de 1975 à 1979, « Plus jamais ça ! », le massacre de Sabra et Chatila en 1982, « Plus jamais ça ! », le massacres des kurdes de 1989, « Plus jamais ça ! », l’holocauste des Tutsi au Rwanda en 1993, « Plus jamais ça ! ». Et que dire de cet autre conflit en cours dans le Sud Soudan, bien moins médiatisé, et dont on peine à trouver les termes pour en décrire les horreurs : garçons émasculés, viols collectifs de fillettes, bûchers d’enfants jetés vifs dans les flammes, cannibalisme forcé entre les membres de mêmes familles[1] ? Peut-être pourrions-nous dire que les enjeux économico-politique de la région ne méritent pas la guerre médiatique mis en œuvre pour le Proche-Orient ?

Les guerres civiles sont les pires, car elles déchirent et fragmentent des communautés parentes avec comme seule logique, non pas la victoire, mais l’annihilation de l’autre ; des guerres de partisans n’obéissant à aucun code militaire, à aucune loi de la guerre, basées sur des idéologies nourries de contentieux parfois ancestraux, donnant aux uns et aux autres une impression de légitimité dans l’application d’une violence menant au crime. Alep, épisode sanglant venant s’ajouter aux charniers du Proche-Orient, est une démonstration supplémentaire de cette banalité du mal qu’Hannah Arendt avait si bien défini en 1961, lors du procès d’Adolf Eichmann. Justice avait alors été faite. Espérons qu’il en aille de même avec les tortionnaires, quels qu’ils soient, de Syrie et d’Irak. Car si le droit international ne parvient pas à se faire entendre entre les rafales de mitrailleuses et les explosions, il reprend la plupart du temps le dessus lorsque les cendres sont retombées.

L’exemple du procès pour crime de guerre mené cette année par le parquet fédéral allemand contre le djihadiste Aria Ladjedvardi[2], autant que celui contre Radovan Karadžić, le « boucher des Balkans », condamné cette année également par le Tribunal pénal international à 40 ans d’emprisonnement pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, sont là pour nous rappeler que l’espoir de la justice demeure.


[1] Gustavo Kuhn, « Le Soudan du Sud sombre dans l’horreur », Tribune de Geneve (2 juillet 2015), http://www.tdg.ch/monde/Le-Soudan-du-Sud-sombre-dans-l-horreur/story/20735512. Vincent Defait, Le Monde (29 octobre 2015), www.lemonde.fr/afrique/article/2015/10/29/l-union-africaine-publie-avec-un-an-de-retard-son-rapport-sur-les-exactions-au-soudan-du-sud_4798983_3212.html.

[2] http://www.tdg.ch/monde/premier-proces-crime-guerre-syrie/story/25925366

 

Les Propagandistes

Voilà qu’une fois de plus l’histoire est utilisée pour embellir une légende nationale au mépris de toute vérité historique. Les promoteurs du film « Les 28 de Panfilov », sorti il y a quelques jours dans les salles de cinéma russes, ne peuvent guère être qualifiés d’escrocs du passé. L’affaire est commerciale, comme bien souvent ; une simple récupération et mise en images d’une histoire mythique répétée à l’envi depuis septante ans par les commissaires politiques, les parents et l’école soviétique. Une récupération qui toutefois ne fait que médiatiser plus fortement un événement inventé par le régime stalinien à des fins de propagande. C’est que le père des peuples avait besoin de motiver ses troupes. Et quoi de mieux pour l’enthousiasme national qu’une Geste héroïque vantant la bravoure d’une section de l’armée rouge sacrifiée pour empêcher les nazis de parvenir à Moscou en novembre 1941[1] ? Un film de fiction donc, mais subventionné par le ministère de la Culture. Un peu comme si l’Office fédéral de la culture payait un blockbuster sur Guillaume Tell.

L’affaire n’aurait pas défrayé les chroniques si le ministre de la Culture Vladimir Medinski n’avait pas demandé la démission du directeur des Archives nationales Sergueï Mironenko après vingt ans de service. Le gardien du passé avait osé remettre en question la véracité du sujet abordé par le film, un camouflet au ministère de la Culture d’autant plus agaçant en cette période de tensions internationales. Et le ministre n’y va pas de main morte puisqu’il prétend que les historiens « essaient de briser les fondements de notre foi en des choses qui sont gravées dans la pierre et sacrées […] et même si cette histoire a été inventée du début à la fin, il s'agit d'une légende sacrée, tout simplement intouchable. […] Ceux qui (la critiquent) sont les pires gens au monde ». Une position nationaliste qui rappelle la politique historique du gouvernement polonais qui défend le principe si peu scientifique mis en avant « c’est nous qui racontons notre interprétation de notre histoire dans un but interne »[2].

Ces falsifications de l’histoire se multiplient au fur et à mesure de la montée des autoritarismes, imposant des visions du monde unilatérales, partiales, voire même négationnistes comme le démontrent certains sites de propagande pro-turc par exemple[3]. Et que dire de l’« American Way of life », cet « American exceptionalism », dont les tenants – merci Alexis de Tocqueville – sont millions à estimer que la nation américaine a un destin unique et à part des autres nations du monde ? En d’autres termes, un « American Elitism » menant à un « American Expansionism». Les événements de Standing Rock, dans le Dakota du Nord, sont là pour attester de la portée propagandiste de Rio Grande ! Et tant pis si ces lignes frustrent le fan club de John Wayne.

Le plus étonnant dans ce jeu de faussaires que mènent de trop nombreux états, c’est la léthargie des universités dont le personnel opte le plus souvent – et je ne dis pas « toujours » puisque soucieux de mes relations avec le corps enseignant des universités – pour un silence assourdissant. À peine si l’on ose une critique de séries télévisées historiques comme l’a entamée l’université de Genève cet automne avec sa série de conférences The Historians[4] ! Il est vrai qu’il ne s’agit pas là d’un examen sur des perspectives politiques mais uniquement d’une analyse portant sur un phénomène lié à l’entertainment dont notre société est si avide.

Le temps des Jean Starobinski, Jean-François Bergier ou Michel Foucault s’est dérobé sous les assauts répétés d’un apostolat académique formaté aux carcans administratifs déglacés dans un fonds de sauce bolognaise[5].

Une absence de réaction à peine troublée par les interventions de trop rares historiens comme, par exemple, Jakob Tanner ou Hans-Ulrich Jost pour la Suisse, François Garçon en France, ou Alexeï Issaïev en Russie[6] qui osent braver l’aphasie endémique au sein de leur corporation, qui, jadis monolithe d’une autorité morale, s’est muée – merci François Garçon – en troupe de lémuriens[7]. Maurice Clavel apprécierait sans doute l’image à n’en pas douter médiévale de ce paranymphus prosimien.

Mais, « Messieurs les censeurs », l’espoir n’est pas perdu. Vous continuerez à évoquer notre passé sous les augures d’un marketing nationaliste en espérant passer inaperçus, et toujours, un Sergueï Mironenko sera là pour frapper à la porte derrière laquelle sont dissimulées vos craintes les plus obscures.


[2] http://www.laviedesidees.fr/La-Pologne-de-mal-en-PiS.html

[3] http://factcheckarmenia.com/

[4] http://www.unige.ch/rectorat/maison-histoire/actualites/the-historians-saison-1-cycle-de-conferences-de-la-maison-de-lhistoire/

[5] http://www.revue-emulations.net/archives/n-6—regards-sur-notre-europe-1/croche

[6] Que les medias français confondent souvent avec Andreï Issaïev, le vice-président de la Douma et membre de Russie Unie : http://www.lepoint.fr/culture/russie-des-heros-de-la-2e-guerre-qui-n-ont-sans-doute-jamais-existe-05-12-2016-2088023_3.php

[7] http://www.francois-garcon.com/luniversite-le-temps-des-faussaires/

 

Le bal des tarlouzes et des pucelles

Nous avons eu en Suisse, au cours de la Seconde Guerre mondiale, un certain nombre de compatriotes subjugués par la folie hitlérienne : le Lucernois Franz Riedweg, Obersturmbannführer de la Waffen SS, le Tessinois Léonardo Conti, SS-Obergruppenführer, ou l’eugéniste saint-gallois Ernst Rüdin, psychiatre mandaté par Hitler pour la rédaction de la loi du 14 juillet 1933 sur la stérilisation contrainte, en sont trois exemples célèbres.

On sait que la pestilence brune du IIIe Reich étend encore ses effets septante ans après sa chute, et la dénoncer relève d’une action citoyenne et démocratique importante. Des propos aussi nauséabonds que ceux tenus par le suprématiste Piero San Giorgio, engagé par Oskar Freysinger comme spécialiste sécurité, ne peuvent ni ne doivent passer par le filtre de notre indifférence forgée sous le flux constant des medias.

Le survivaliste évolue visiblement dans une mouvance clairement fasciste, comme le laisse à penser son interview qui a fait le buzz sur les réseaux sociaux, ou on le voit répondre aux questions du néo-nazi Daniel Conversano[1]. D’ailleurs, en demi-teinte ironique, ne se présente-t-il pas lui-même comme un nazi fasciste… gentil ?

Sous des dehors bonhomme, le consultant déclare soutenir un principe de fraternité…, entre les meilleurs éléments. Les autres ? Au diable ! Et quels sont-ils ces autres…. ? Mais ceux qui ne pensent pas de la même manière, et surtout les faibles considérés comme tels par ce « Ernst Röhm » valaisan.

L’expert ès Survie, ès Sécurité, SS tout court Piero San Giorgio affirme ainsi la suprématie de la force de l’Homme européen. Cet eugénisme crasse évacue une très large partie de la population, puisque selon lui, je le cite « ‘l’immense majorité des Européens sont irrécupérables, ce sont des tarlouzes, et c’est une bonne nouvelle, ils vont mourir… Ces gens-là ne devraient même pas exister car le socialisme et le gauchisme et l’humanisme et le droit de l’hommisme, et toutes ces merdes, ont fait en sorte que des gens qui n’auraient pas dû exister, existent. On sauve les malades, les handicapés, très bien, ça donne bonne conscience, mais ce n’est pas comme ça que tu bâtis une civilisation ». Heinrich Himmler n’en pensait pas moins et le disait également, mais, en fin de compte, avec un vocabulaire beaucoup plus riche !

Multipliant les références pseudo-historiques, en les tronquant, en les déformant, Piero San Giorgio soutient qu’un jour ou l’autre, il faudra «  passer de la main tendue au bras tendu ».

Il est ahurissant d’entendre de tels propos à peine estompés par un second degré qui se veut « politiquement correct », et que le président de l’UDC du Valais romand Jérôme Desmeules minimise, de manière tout aussi insupportable, en envoyant bouler les réactions d’indignation, qu’il traite de «bal des habituelles pucelles qui pleurent». Peut-on véritablement tolérer de telles affirmations appelant à la haine, niant les souffrances de millions d’êtres humains, insultant le genre humain, et son histoire ?

À se demander quelle est la force de persuasion de cet individu qui a réussi à se faire mandater par un Conseiller d’État, fût-il nommé Oskar Freysinger. Ce dernier aurait peut-être dû songer à engager un expert en marketing politique en lieu et place d’un nazillon promouvant la haine raciale !

Piero San Giorgio prétend donc défendre la civilisation occidentale tout en s’attaquant à ses fondements, rejetant aux abîmes les faibles que nos constitutions défendent depuis des éons, autant que l’humanisme ! Un véritable amicus humani generis !

Jetons au bûcher les livres qui ont permis les bases de nos Etats de droit et défini le bien du mal. Condamnons à l’autodafé Érasme, Montaigne, Montesquieu, Kant, Thomas Jefferson, Condorcet, Victor Hugo, Henri Dunant et Zola. À bas les idées, vive le règne de la force ! Voilà l’avenir que ces extrémistes nous proposent, un enfer, à bien y réfléchir, très voisin de celui des Djihadistes.


[1] www.letemps.ch/suisse/2016/12/02/survivaliste-indigne-presidente-gouvernement-valaisan

 

La Turquie, une bombe à retardement

Depuis cet été, la Turquie procède, dit-on, à des purges dans le but d’éliminer les partisans de Fethullah Gülen, ou les personnes susceptibles d’avoir de la sympathie pour la tentative de putsch du 15 juillet dernier. Une réaction autoritaire renvoyant les principes de la démocratie loin dans les ornières.

Selon France Info, 50'000 personnes auraient été arrêtées, 110'000 personnes renvoyées de leur poste de travail, 19 universités auraient fermé leurs portes, tout comme 1'000 écoles. 28'000 fonctionnaires, enseignants et universitaires auraient été licenciés et 3'400 magistrats démis de leurs fonctions. 4'500 militaires auraient été limogés, 12'800 policiers renvoyés. Le gouvernement aurait encore interdit 170 medias et fait arrêter 200 journalistes turcs, ainsi qu’une dizaine de députés du parti pro-kurde HDP. 500 entreprises, par ailleurs, auraient vu leurs biens confisqués, pendant que 1'200 organisations caritatives auraient été fermées, 370 ONG suspendues, et 19 syndicats fermés. France Info n’évoque pas les passeports retirés d’un nombre de plus en plus important de citoyens turcs que ces derniers doivent ensuite racheter à prix d’or !

Une purge consiste en l’élimination de la société des membres jugés indignes d’en faire partie ou considérés comme indésirables. Historiquement, on parle de purge pour plusieurs événements historiques, sanglants pour la plupart. On pensera aux Grandes Purges d’Union soviétique en 1930, à l’épuration commise par le régime de Vichy, à l’épuration communiste en Europe de l’Est, ou aux purges maoïstes en Chine communiste, par exemple.

Les universitaires, des enfants que l’on souhaite éduqués, sans compter des juges ou des journalistes doivent dès lors être considérés comme des éléments indésirables en Turquie. Et pour cause ! Tous les tyrans craignent le sens critique qui nourrit l’opposition, voire la résistance. Le gouvernement Erdogan étouffe ainsi toutes voix pouvant le critiquer et contester sa politique arbitraire, jusqu’aux ONG que l’on étrangle.

Et alors qu’Ankara propose à présent un projet de loi permettant aux violeurs d’épouser leur victime rappelant des pratiques esclavagistes et le temps des harems, Recep Tayyip Erdogan demandait il y a peu à Bruxelles de se décider, et ce rapidement, pour l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne.

l’Europe, sommée de se positionner en fin de compte sur la politique intérieure du sultan d’Ankara, va devoir mesurer dans la balance les principes démocratiques qu’elle défend aux enjeux relevant non seulement des réfugiés qui transitent par la Turquie mais encore de projets de gazoducs comme Nabucco qui doit permettre à l’Europe de diversifier ses sources d'approvisionnement énergétique et qui est soutenu par l’Union européenne. Une alternative à l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, détenu par un consortium de compagnies emmenées par BP et dont la sécurité n’est guère assurée.

Accepter la Turquie dans l’Union européenne reviendrait toutefois à avaliser les pratiques arbitraires du gouvernement Erdogan, quoi qu’en disent certains analystes imaginant que cette intégration permettrait de dulcifier la situation.

Une évidence, c’est le danger à long terme que pourrait représenter une Turquie vidée de son héritage de laïcité et qui se replierait sur des valeurs ultra-conservatrices. Si l’Europe n’y prend pas garde, elle risque d’appuyer sur un détonateur dont les effets se feront ressentir d’ici quelques malheureuses années. 

L’extase totale: drogue, guerre et totalitarisme

Voilà un livre sinistre, mais ô combien captivant, qui nous vient d’Allemagne dont le passé recèle des secrets qui n’ont pas fini d’être dévoilés ; L’extase totale, Le IIIe Reich, les Allemands et la drogue de Norman Ohler.

Au début du XXe siècle, des entreprises allemandes bâtissent un leaderschip mondial dans l’industrie pharmaceutique, produisant la plus grande partie des composants chimiques nécessaires à l’élaboration des médicaments. Des sociétés comme Bayer ou Merck, plus connue de ce côté de la Suisse sous l’appellation Merck Serono, qui contrôle 80% du marché de la cocaïne destiné alors à des anesthésies locales.

Cette culture de la chimie, dans une Allemagne confrontée aux extrémismes de tous bords et à une économie désastreuse, s’exprimera au cours des années 20 par une consommation toujours plus grandissante de drogues et autres psychotropes, jusqu’à l’accession au pouvoir d’Hitler qui, d’une part interdira ces substances avant d’autoriser ce qui est alors considéré comme un simple médicament, la méthamphétamine, soit le tristement célèbre crystal meth américain. Breveté en 1937 par la société pharmaceutique Temmler sous le nom Pervitin, ce produit sera vendu encore et encore à la population allemande, passant le cap en 1941 des 100 millions de doses vendues. L’armée allait bien évidemment mettre la main sur cette drogue hautement addictive, provoquant tant une forme d’euphorie qu’une très forte stimulation mentale, ainsi qu’une extraordinaire résistance à la fatigue.

Les troupes de Guderian et de Rommel en seront gorgées lors de la Blitzkrieg menée sur la France !

D’avril à juin 1940, ce sont ainsi plus de 35 millions de comprimés de Pervitin qui sont consommés par la Wehrmacht et la Luftwaffe. En 1944, la marine de guerre développe une nouvelle substance plus efficace encore, la D-IX, grâce à des essais menés sur les déportés du camp de concentration de Sachsenhausen, mélange de multiples opiacés permettant aux sous-mariniers de supporter plusieurs jours sans sommeil.

Le livre de Norman Ohler met en lumière un autre aspect méconnu de cette Allemagne des Surhommes, la dépendance du Führer lui-même à de multiples produits aussi toxiques qu’excitants que son médecin personnel, le Dr Morell, dealer d’occasion et plus alchimiste que chimiste, lui administrera quasiment quotidiennement.

Un ouvrage, accessible à tous, qui se lit passionnément et dont le célèbre historien spécialiste de la République de Weimar et de l’Allemagne nazie, Hans Mommsen, remarque avec justesse qu’il modifie en profondeur le tableau d’ensemble du IIIe Reich.

Cela étant, l’Allemagne n’a pas eu le monopole des armées dopées. Les Américains et les Anglais également, ont fait usage de methedrine et de benzedrine. En seulement 3 ans, les Britanniques avalèrent 3 millions de doses et les boys américains, 180 millions, fournies par les gouvernements respectifs, of course !

Des stupéfiants qui viennent encore de nos jours en renfort de la guerre, en Syrie notamment ou le captagon, une amphétamine de synthèse, est utilisé par les criminels de Daesh[1], et dont les effets selon les témoignages sont très similaires à ceux de la Pervitin de 1941. Drogue, guerre et totalitarisme, un triptyque infernal qui risque de ne pas s’arrêter !

 

 

Norman Ohler, L’extase totale, Le IIIe Reich, les Allemands et la drogue, La Découverte, Paris, 2016, 255 pages.


[1] http://www.reuters.com/article/us-syria-crisis-drugs-insight-idUSBREA0B04H20140112

 

L’extase totale: drogue, guerre et totalitarisme

Voilà un livre sinistre, mais ô combien captivant, qui nous vient d’Allemagne dont le passé recèle des secrets qui n’ont pas fini d’être dévoilés ; L’extase totale, Le IIIe Reich, les Allemands et la drogue de Norman Ohler.

Au début du XXe siècle, des entreprises allemandes bâtissent un leaderschip mondial dans l’industrie pharmaceutique, produisant la plus grande partie des composants chimiques nécessaires à l’élaboration des médicaments. Des sociétés comme Bayer ou Merck, plus connue de ce côté de la Suisse sous l’appellation Merck Serono, qui contrôle 80% du marché de la cocaïne destiné alors à des anesthésies locales.

Cette culture de la chimie, dans une Allemagne confrontée aux extrémismes de tous bords et à une économie désastreuse, s’exprimera au cours des années 20 par une consommation toujours plus grandissante de drogues et autres psychotropes, jusqu’à l’accession au pouvoir d’Hitler qui, d’une part interdira ces substances avant d’autoriser ce qui est alors considéré comme un simple médicament, la méthamphétamine, soit le tristement célèbre crystal meth américain. Breveté en 1937 par la société pharmaceutique Temmler sous le nom Pervitin, ce produit sera vendu encore et encore à la population allemande, passant le cap en 1941 des 100 millions de doses vendues. L’armée allait bien évidemment mettre la main sur cette drogue hautement addictive, provoquant tant une forme d’euphorie qu’une très forte stimulation mentale, ainsi qu’une extraordinaire résistance à la fatigue.

Les troupes de Guderian et de Rommel en seront gorgées lors de la Blitzkrieg menée sur la France !

D’avril à juin 1940, ce sont ainsi plus de 35 millions de comprimés de Pervitin qui sont consommés par la Wehrmacht et la Luftwaffe. En 1944, la marine de guerre développe une nouvelle substance plus efficace encore, la D-IX, grâce à des essais menés sur les déportés du camp de concentration de Sachsenhausen, mélange de multiples opiacés permettant aux sous-mariniers de supporter plusieurs jours sans sommeil.

Le livre de Norman Ohler met en lumière un autre aspect méconnu de cette Allemagne des Surhommes, la dépendance du Führer lui-même à de multiples produits aussi toxiques qu’excitants que son médecin personnel, le Dr Morell, dealer d’occasion et plus alchimiste que chimiste, lui administrera quasiment quotidiennement.

Un ouvrage, accessible à tous, qui se lit passionnément et dont le célèbre historien spécialiste de la République de Weimar et de l’Allemagne nazie, Hans Mommsen, remarque avec justesse qu’il modifie en profondeur le tableau d’ensemble du IIIe Reich.

Cela étant, l’Allemagne n’a pas eu le monopole des armées dopées. Les Américains et les Anglais également, ont fait usage de methedrine et de benzedrine. En seulement 3 ans, les Britanniques avalèrent 3 millions de doses et les boys américains, 180 millions, fournies par les gouvernements respectifs, of course !

Des stupéfiants qui viennent encore de nos jours en renfort de la guerre, en Syrie notamment ou le captagon, une amphétamine de synthèse, est utilisé par les criminels de Daesh[1], et dont les effets selon les témoignages sont très similaires à ceux de la Pervitin de 1941. Drogue, guerre et totalitarisme, un triptyque infernal qui risque de ne pas s’arrêter !

 

 

Norman Ohler, L’extase totale, Le IIIe Reich, les Allemands et la drogue, La Découverte, Paris, 2016, 255 pages.


[1] http://www.reuters.com/article/us-syria-crisis-drugs-insight-idUSBREA0B04H20140112