La Suisse et son armement. Honni soit qui mal y pense ?

Le débat sur la neutralité suisse et son implication dans l’exportation d’armes bat son plein depuis quelques semaines, mais le sujet est ancien et remonte à 1914.

Avec l’éclatement de la guerre en août de cette année-là se posa en effet inévitablement la question de la neutralité du pays. Le Conseil fédéral ne tarda pas dans un premier temps à adresser le 2 août 1914 un message à l’Assemblée fédérale sur les mesures propres à assurer la sécurité du pays et le maintien de sa neutralité, communiqué dans l’ensemble du pays quatre jours plus tard par le biais d’une « circulaire du Conseil fédéral à tous les gouvernements cantonaux concernant la déclaration de neutralité de la Suisse »[1].

Dans ces déclarations officielles, pas un mot sur l’exportation d’armes, alors même que le Conseil fédéral prenait une ordonnance le 4 août 1914 – qu’il rappellerait précisément au Commandant en chef de l’Armée suisse, le Général U. Wille (E 27, Archiv-Nr. 13451) – indiquant dans son article 8 :

« Sont interdits et devront être empêchés: a) L’exportation d’armes, de munitions et de tout matériel de guerre dans les Etats belligérants limitrophes, ainsi que tout rassemblement d’objets de cette nature dans la région frontière avoisinante. b) L’achat et, d’une manière générale, l’acceptation d’armes, de matériel de guerre et d’objets d’équipement apportés sur territoire suisse par des déserteurs. Les objets indiqués sous a) et b) seront saisis, même s’ils se trouvent en possession de tierces personnes. »[2]

Le but était évidemment de prévenir tous actes ou omissions non compatibles avec la position neutre de la Suisse, le Conseil fédéral se basant pour ce faire sur l’article 102, chiffre 9, de la Constitution fédérale, sur les articles 39, 40 et 41 du Code pénal fédéral, du 4 février 1853, ainsi que sur les stipulations de la Convention internationale de La Haye, du 18 octobre 1907, concernant les droits et les devoirs des Puissances et des personnes neutres en cas de guerre sur terre.

Des dérogations allaient toutefois rapidement être mises en œuvre, la Suisse entrant alors dans un jeu d’équilibriste entre les nations en guerre. Le pays ne livra en l’occurrence pas directement d’armes aux uns ou aux autres, malgré une tentative d’Ernst Schmidheiny qui proposa sans succès de livrer à l’étranger d’anciens fusils Vetterli datant de la seconde partie du XIXe siècle. D’ailleurs, comment la Suisse aurait-elle pu approvisionner des nations impérialistes dont les rivalités s’exprimaient depuis des décennies au travers de leur puissance militaire, au vu de la modestie de sa production?

La Confédération s’était dotée en 1860 seulement d’une politique d’armement national en donnant mandat à la Schweizerische Industrie-Gesselschaft (SIG) de livrer des fusils à l’armée avant que ne soit instituée en 1871 la fabrique fédérale d’armes de Berne. Un approvisionnement pour le moins archaïque en comparaison aux politiques d’armement modernes de ses puissants voisins d’où elle ferait venir encore durant de nombreuse années un grand nombre de fournitures militaires.

Mais la Suisse accorda son blanc-seing à l’exportation de matériel militaire pour de nombreuses entreprises privées dont les affaires étaient grevées par la guerre en Europe, permettant non seulement à une partie de l’industrie de survivre tout en préservant des postes de travail, mais aussi d’influer sur les relations diplomatico-commerciales avec la France et l’Allemagne notamment. Le Conseil fédéral, dans sa séance du 8 septembre 1939, évoquerait ces échanges qui avaient été permis durant la Première Guerre mondiale, en mettant en lumière le rôle de contrepartie que joua l’exportation de matériel militaire[3]. Le Conseil fédéral d’ajouter encore lors de cette séance :

« La solution de parfait équilibre entre les belligérants, que le Conseil fédéral (de 1914) a su trouver au problème de la livraison de matériel de guerre par un pays neutre aux pays en guerre, a donc eu en fait les conséquences les plus heureuses, en dépit de certaines critiques fondées sur des considérations idéologiques. »[4]

Pour rappel, en 1917, les exportations de matériel de nature militaire culminaient à 300 millions de francs de l’époque, approximativement 3 milliards de francs actuels, soit 13 % de l’ensemble des exportations suisses de l’année en cours.

La Suisse parvint donc à dégager une solution de parfait équilibre entre les belligérants dont elle était encerclée et largement dépendante à bien des égards. En matière d’armement, elle arriva à une parfaite quadrature du cercle en conciliant l’inconciliable grâce à une interprétation subtile des contraintes opposées dont elle faisait l’objet. En effet, la Suisse n’exporta pas d’armes directement opérationnelles sur le terrain comme elle le ferait plus tard, mais des éléments techniques d’armement : West End Watch Co. livrant des montres aux troupes anglaises et indiennes ; Le Coultre devenant le fournisseur officiel des compte-tours de l’aviation française[5] ; Hispano-Suiza développant des moteurs pour la chasse française ; Brown-Boveri livrant des éléments de torpille pour la Kaiserliche Marine allemande ; Jules Bloch exportant des fusées d’obus à la France grâce à ses liens avec Albert Thomas, ministre de l’Armement et des Fabrications de guerre[6]. Seule exception (à ma connaissance) la société genevoise Pic-Pic (Piccard & Pictet) qui fabriqua pour le compte de la France des grenades ;

Pas de mitrailleuses, de chars, d’obus directement utilisables donc, mais, pour l’essentiel, des pièces de laiton, de fonte ou de fer forgé[7].

Un approvisionnement strictement défini bien que modestement surveillé, dont chaque détail était passé en revue par l’administration fédérale comme le démontre l’arrêté du Conseil fédéral du mois de mars 1916 qui interdisait dès sa promulgation l’exportation de ferro-cilicium, chrome, manganèse, molybdène, titane, uran, vanadium, tungstène, à l’état métallique ou même alliés entre eux, brut ou en poudre, barres, fils ou tôle, etc…[8], autant de matériaux nécessaires à l’économie suisse mais qui entraient également dans la fabrication des armements français et allemands.

A l’issue de la guerre, le commerce des armes se libéralisa à nouveau pour de nombreuses années, l’Allemagne mise à part puisque celle-ci était contrainte à un désarmement par le traité de Versailles. Et lorsque la Seconde guerre mondiale débuta, la Suisse se trouva une fois encore confrontée à l’épineuse problématique de sa neutralité à l’égard des armes. Pragmatique, pour ne pas dire profondément cynique, le Conseil fédéral d’observer au cours de sa séance du 8 septembre 1939 :

« Si durant la guerre qui vient de commencer l’on devait s’en tenir strictement à l’article 3 de l’ordonnance sur le maintien de la neutralité du 14 avril 1939, nul doute que la situation morale de notre pays s’en trouverait renforcée. En revanche, cette stricte observance de la prohibition édictée ne pourrait être réalisée qu’au prix de difficultés économiques et financières très graves qui agiraient comme un dissolvant social. Il serait donc à souhaiter que des solutions analogues à celles auxquelles il a été recouru durant la dernière guerre puissent également être trouvées dans les présentes conjonctures. »

Au cours de cette guerre, la Suisse devait exporter des armes, des munitions, des détonateurs et des optiques militaires pour plus d’un milliard de francs suisses, dont environ 820 millions vers l’Allemagne, l’Italie et la Roumanie[9]. Et si les horreurs du IIIe Reich poussèrent la Suisse, une fois la tempête passée, à adopter une posture visant à démontrer son pacifisme en interdisant totalement les exportations d’armes en 1946, le développement de la guerre froide viendrait dès 1949 battre en brèche cette décision[10]. Les entreprises helvétiques comme Oerlikon-Bührle ou Mowag purent dès lors proposer leurs productions aux pays non communistes, alors qu’en parallèle la politique d’armement de la Confédération se consolida avec la création de fabriques comme la Société Anonyme Constructions Mécaniques du Léman (CML) dans le canton de Genève.

Si le débat sur les exportations d’armes dure depuis plus d’un siècle en Suisse, la réalité incontournable demeure que ce marché de l’économie n’a pas pour vocation de susciter la paix et l’harmonie dans le monde et que la devise « Honi soit qui mal y pense » ne s’applique pas en la matière, quel que soit le contexte géopolitique.

Fabrique d’armement de Lancy, CML Société Anonyme Constructions Mécaniques du Léman, ch. des Esserts, Léonid Caesar, 1960 (BGE, berg n 1960 01 00 6149 01)

 

 

[1] https://www.fedlex.admin.ch/eli/fga/1914/4__24_/fr

[2] Documents Diplomatiques Suisses, vol. 6 (1914-1918), Jacques Freymond, Isabelle Graf-Junod et Alison Browning (éd.), Commission Nationale pour la publication de documents diplomatiques suisses, Berne, 1981 : https://www.dodis.ch/res/doc/DDS-6.PDF, p. 104.

[3] CONSEIL FÉDÉRAL Procès-verbal de la séance du 8 septembre 1939 1716. Livraison de matériel de guerre aux belligérants. https://www.dodis.ch/temporary-cache/public/pdf/46000/dodis-46913-dds.pdf

[4] Ibid.

[5] François Jequiers, De la forge à la manufacture horlogère, Lausanne, 1983, p. 414.

[6] Voir notamment, La Suisse et la guerre de 1914-1918: Actes du colloque tenu du 10 au 12 septembre 2014 au Château de Penthes, Christophe Vuilleumier (éd.), Slatkine/SHSR, Genève, 2015.

[7] Cédric Cotter, (S’)Aider pour survivre, Georg, Genève, 2018.

[8] Gazette de Lausanne, 8 mars 1916, p. 3.

[9] Peter Câlin, L’industrie suisse de l’armement et le commerce du matériel de guerre à l’époque du national-socialisme, Commission Indépendante d’Experts Suisse – Seconde Guerre Mondiale, Volume 11, Chronos, 2002.

[10] Peter Hug, Zur Geschichte des Kriegsmaterialhandels, 1996.

Un métier historique. L’agent d’affaires vaudois

Le développement de la puissance savoyarde sur les terres du Pays de Vaud, à partir de 1247, et la mise en place par les comtes d’une administration faite de baillis, de châtellenies et de procureurs-fiscaux vint se mêler d’une justice déjà complexe relevant de multiples seigneurs détenant des droits fort différents et bien souvent concurrents.

Les avocats issus du droit romain, formés dans des universités lointaines étaient alors une exception car l’usage le plus répandu, par essence germanique et datant des époques antérieures – du temps des Zähringen et même du royaume burgonde – voyait parfois un intercesseur « civil » intervenir au nom d’un individu devant une cour. Un acteur que les sources historiques désignent sous le terme de “pourparlier” ou “avanparlier” ou encore « procureur ». Bien entendu, la sagesse commune avait amené les parties à se tourner vers des hommes dotés d’un certain savoir, fins connaisseurs des subtilités du droit coutumier, et premiers arpenteurs du droit écrit que les princes développèrent progressivement.

Une rupture allait toutefois intervenir au XIVème siècle. Face à des praticiens de la justice venus des cités méridionales, rompus au droit écrit, mais également pour pallier les risques d’une disparition d’un savoir oral mis en danger par les vagues successives de peste qui frappaient les terres vaudoises depuis 1347 et qui emportaient avec elles notaires, clercs, avocats et procureurs, l’évêque Aymon de Cossonay fit mettre par écrit le droit coutumier de Lausanne, en 1368, afin de préserver et de mieux faire valoir les droits de la cité. Le Plaid général compilant des usages parfois très anciens apparaissait ainsi au cœur d’une crise sanitaire.

Deux ans plus tard, le 15 mai 1370, l’évêque adoptait encore le règlement de la Confrérie de Saint-Nicolas, patron de tous les clercs et avocats, dans le but d’organiser une corporation locale des gens du droit maîtrisant non seulement la coutume mais également le droit romain. Cette confrérie allait dès lors réunir non seulement les experts du droit canon faisant foi en matière d’ordonnances ecclésiastiques, mais aussi les quelques rares juristes porteurs du titre d’avocat et les clercs détenteurs de la coutume. Une première discrimination apparaissait ainsi à l’aube du XVème siècle donnant aux hommes du droit les plus scolastiques le soin de la défense sur le fond et de l’assistance formelle, et laissant bien souvent aux clercs le volet de la représentation en matière de créance, soit en matière civile. Ces derniers que l’on ne tarderait pas à distinguer sous la dénomination traditionnelle de « procureurs » perpétueraient dès lors la tradition ancestrale des “avanparliers”.

Entre 1517 et 1564, la pratique était la même alors que le régime politique avait changé. Si la domination savoyarde avait en effet laissé la place à la puissance bernoise qui avait conquis les terres vaudoises en 1536, la reconnaissance des procureurs, attestée dans les statuts des Bonnes Villes et approuvée par le duc Charles de Savoie le 13 février 1513, le Statuta nova patriae Vaudi, demeurait !

Les Bernois tolérèrent au cours du XVIème siècle la pratique ancestrale et intimiste des procureurs sans véritablement interférer dans leurs usages. Mais, la croissance démographique au cours de ces décennies allait multiplier leurs activités et inévitablement les abus d’une profession en devenir dénuée encore largement de règles. C’est pourquoi Leurs Excellences de Berne prirent un premier Édit le 27 février 1613, prévoyant que les procureurs-jurés des bailliages avaient la liberté de prendre des procurations sous la surveillance des seigneurs baillis.

Les avocats furent exclus dès cette date des affaires les plus modestes, le commentateur Samuel Porta précisant même dans son « Principes sur la formalité civile-judiciaire du Pays de Vaud » en 1777, qu’ils ne purent plus « assister dans une cause purement civile, dont le capital n’excède pas la somme de 40 florins ».

Peu d’actes hélas nous restent des XVIIème et XVIIIème siècles, nombre de documents ayant été détruits lors de la révolte des Bourla-Papey de 1802, mais il est possible de constater que les procureurs jurés appartenaient très fréquemment à une bourgeoisie financièrement très à l’aise. Des hommes qui jouissaient d’une bonne réputation, au même titre que les « prud’hommes » de la période savoyarde, et qui parvenaient à gagner la confiance des baillis bernois en obtenant d’eux une patente pour exercer leurs activités.

Avec la fin de l’Ancien Régime, des privilèges et de la domination bernoise le 24 janvier 1798, devait naître le canton du Léman sous l’emprise de la France, prélude à l’Acte de médiation de 1803, son territoire englobant alors, peu ou prou, l’ensemble des anciens bailliages romands bernois que les nouvelles autorités avaient redéfini en dix-sept districts. En juin 1803, le parlement adoptait trois lois fondamentales portant sur les cours de justice, plus particulièrement sur les juges et les justices de paix, sur les tribunaux de district et sur le Tribunal d’appel. Une quatrième loi était encore passée le 23 juin 1803 « sur les Bureaux de Consultation et de Procuration » concernant inévitablement les procureurs-jurés.

En 1816, alors que la domination française prenait fin sur le continent et que la Confédération entamait une consolidation de ses fondements, le Grand Conseil vaudois se penchait sur une nouvelle mouture de la réglementation des procureurs-jurés sous le regard sévère du Conseiller d’Etat Sigismond de la Harpe. Une adaptation de la loi allait encore réduire le nombre de titulaires de la patente de procureur-juré, et l’ensemble de la profession devait être placé non plus sous l’unique contrôle du Tribunal d’Appel, mais en premier lieu sous l’autorité du Président du Tribunal.

Ce fut le 16 mai 1891 qu’allait apparaître l’appellation d’agent d’affaires ! Avec la loi fédérale sur la poursuite pour dettes et la faillite de 1889 le canton de Vaud devait appliquer les nouvelles dispositions en adoptant le 16 mai 1891 une loi dont l’article 33 stipulait « qu’une loi spéciale pourra régler l’exercice de la profession d’agent d’affaires et la représentation des parties dans la poursuite et devant les tribunaux ». Celle-ci, la loi sur la profession d’agent d’affaires patenté, serait adoptée en 1897 après de multiples controverses. La profession moderne naissait enfin sur les cendres de la pratique ancestrale des procureurs-jurés.

Depuis la G, Alfred André, l’armailli, Louis Pache , Alfred Curchod et l’agent d’affaires Julien Bovard, années 1950.

Au XXIème siècle, les agents d’affaires brevetés représentent encore une composante fondamentale du monde juridique vaudois. Ce métier demeure méconnu, tant il est spécifique aux cantons de Vaud, Saint-Gall et Lucerne, alors que ses origines ont plus de six cents ans. Recours naturel de la population des campagnes en cas de problème juridique au cours des siècles précédents, ces praticiens de la justice œuvrent aujourd’hui dans l’ensemble du canton et de ses agglomérations.

 

 

Christophe Vuilleumier, LES AGENTS D’AFFAIRES BREVETÉS DU CANTION DE VAUD. Un métier au fil du temps, Slatkine, 2023.

 

 

Un institut suisse de recherches aussi discret que fondamental

Le 14 octobre 1972, le professeur Louis-Edouard Roulet, président de la Société suisse d’histoire, conviait les instituts d’histoire des universités suisses et les cercles intéressés pour les informer qu’un groupe de jeunes historiens, principalement romands, se proposait d’œuvrer à la publication d’un recueil de sources aussi complet que possible sur la politique étrangère suisse depuis 1848. Le centre de recherches Dodis était fondé !

Depuis lors, les jeunes historiens sont devenus de respectables et célèbres intellectuels, et 29 volumes ont été publiés sur les relations internationales de la Suisse depuis la création de l’État fédéral. Au cours de ces années, des dizaines d’historiens, de personnalités du monde de la science, de l’administration ou de la sphère publique en général ont participé à la publication des Documents Diplomatiques Suisses en tant que membres du groupe de recherche ou de la Commission chapeautant le projet.

Mené par l’excellent Sacha Zala que l’on ne présente plus, l’institut compte nombre de collaborateurs spécialisés dans les relations de la Suisse avec des pays donnés ou les organisations internationales ainsi que dans certains domaines thématiques, permettant ainsi à la communauté des historiens de pouvoir compter sur des sources de première importance qui, année après année, s’enrichissent des documents rendus accessibles au terme de leurs délais légaux. Dodis étudie ainsi chaque année quelque 600 mètres linéaires de dossiers, et sélectionne quelques 60 documents pour l’édition imprimée et près de 1500 autres pour la base de donnée numérique.

Sacha Zala et le Conseiller fédéral Ignazio Cassis. ©TWITTER/Sacha Zala

Placé sous l’égide de l’Académie suisse des sciences humaines et sociales, reconnu comme un pôle de compétence exceptionnel, Dodis a en outre été pionnier en ouvrant la voie aux Digital Humanities avec sa base de données librement accessible depuis 25 ans. https://www.dodis.ch/fr

Le 18 octobre 2022, le jubilé des 50 ans était donc fêté au sein du Palais fédéral en présence, notamment, du Conseiller fédéral Ignazio Cassis, actuel Président de la Confédération suisse. Celui-ci de s’exclamer au cours de son allocution « Dodis est devenu le principal pôle de compétences en matière d’histoire de la politique extérieure suisse. Grazie per il vostro impegno e entusiasmo! ».

On ne peut que souhaiter que les Chambres fédérales qui soutiennent cet institut et ses recherches fondamentales restent intéressées à la poursuite de ces travaux qui instruisent en fin de compte, à charge ou à décharge c’est selon, le principe éminemment important de la neutralité suisse.

 

Célébration des 50 ans de Dodis au Palais fédéral le 18 octobre 2022, en présence du président de la Confédération, de plusieurs membres fondateurs et de l’équipe actuelle de l’institut ©TWITTER/ Ignazio Cassis

Les oubliées de jadis

C’est un projet ambitieux qui vient d’être lancé sous l’égide d’une société savante en collaboration avec l’Université de Genève, soit la mise en œuvre de recherches visant à proposer des noms de personnalités féminines de l’histoire genevoise ; une démarche dont le but est de répondre à une demande sociale, sur laquelle il semble inutile de revenir tant elle a été évoquée par la presse, en adoptant une approche scientifique sérieuse et cadrée, et hors de toute suspicion militante risquant de susciter des polémiques.

L’objectif poursuivi est de pouvoir proposer à terme autant de noms de personnalités historiques féminines que masculines aux entités publiques qui baptisent régulièrement de nouveaux espaces publics ; une gageure qu’a relevé un groupe de chercheurs d’une demi-douzaine d’historiens, parmi lesquels des scientifiques reconnus, et de quelques quinze étudiants.

Pour ces derniers qui formeront la relève des historiens professionnels d’ici quelques années, ce projet représente une opportunité de parachever leur formation dans des institutions locales et de travailler sur des documentations riches et variées rarement exploitées. Parmi les institutions retenues pour le moment relevons, notamment, les Archives cantonales et les Archives de la Ville de Genève, bien entendu, mais également les archives conservées par chaque commune, les archives de presse, le département des manuscrits de la BGE, les Archives administratives et patrimoniales de l’Université de Genève, les Archives de la Vie Privée, les Archives contestataires ainsi que les archives d’architectures de Genève.

Les recherches appréhenderont toutes les périodes de notre passé, les seules contraintes demeurant la relation entre la personne et le territoire genevois, les sources à disposition et, à l’évidence, les directives et lois établies par les autorités en la matière.

Enfin un livre sur l’histoire du Conseil municipal de la Ville de Genève

Le Mémorial, chronique d’une ville qui s’écrit au présent. Travaux d’histoire sur le Conseil municipal de la Ville de Genève.

Jorge Gajardo (dir.), Christophe Vuilleumier, Philippe Berger, Allison Huetz, Claire Méjean, Hansjörg Roth, Baptiste Antoniazza, Paulos Asfaha, Lauriane Savoy, Sarah Scholl, Gérard Duc. Préface d’Uzma Khamis Vannini et Amar Madani. Avant-propos d’Isabelle Roch-Pentucci. Stéphane Pecorini (photographe)

 

C’est un ouvrage sur un sujet largement inédit qui vient de sortir de presse, l’histoire du Conseil municipal de la Ville de Genève.

Fondé sur plusieurs sources, et plus particulièrement sur le Mémorial du Conseil municipal – un corpus qui retranscrit fidèlement les séances plénières depuis 180 ans – ce livre est le fruit des efforts du secrétariat du Conseil municipal de la Ville de Genève conjugués aux recherches d’une dizaine d’historiens et des services qui se sont investis dans ce projet.

 

 

 

La Corraterie, Alexandre Calame/Jacques Freydid, 1835 [CIG]

 

 

Il est rare – et cela mérite d’être souligné – qu’une institution politique entame un tel travail par nature introspectif. Car ce projet a été rendu possible grâce au soutien du Conseil municipal lui-même qui estimait que son histoire méritait que l’on s’y attarde. Et le résultat est probant ; identité communale et lieux de pouvoir, cimetières, espaces verts, fusion des communes, profil des élus, rapport du Conseil municipal au monde, premières femmes élues, etc…, nombreuses sont les thématiques abordées par les chercheurs qui se sont penchés sur les archives durant plus d’une année.

 

 

 

 

Projet jamais réalisé d’Hôtel municipal, Joseph Marschall, 1902.

 

 

 

A relever également, pour les esprits chagrins, que ce livre ne relève pas d’une démarche visant à glorifier une instance politique, bien au contraire ; les textes se révèlent dénués de toute compromission et dépourvus d’éloges à bien plaire, mais proposent plutôt des regards critiques laissant apprécier les perspectives, des références académiques, et un ton accessible à tout un chacun mettant en lumière des aspects originaux de la démocratie municipale. Bien entendu, toutes les facettes de cette histoire ne pouvaient être évoquées dans un seul livre et les sujets méritant d’être explorés demeurent encore multiples ; quelles furent, par exemple, les dynamiques au sein du Conseil municipal et ses actions officielles et officieuses durant les deux conflits mondiaux ; comment les relations du Conseil municipal et du parlement cantonal évoluèrent-elles au cours du XXème siècle ; les relations entre le Conseil municipal et le Conseil administratif connurent-elles des fluctuations ?

Les chercheurs auront à l’avenir encore de belles problématiques à étudier grâce à ce premier pas qui vient d’être réalisé et qu’on ne peut que saluer.

Le livre peut être obtenu gratuitement, sur demande à l’adresse: [email protected]

 

 

 

Un banquier de cœur

Le destin d’un homme se forge au travers de ses réalisations, mais aussi de son attitude à l’égard de la vie, de ses valeurs et de son éthique.

Jean-Pierre Cuoni, le créateur de la banque internationale EFG éleva comme vertus cardinales l’éthique et la loyauté dans un monde de la finance désenchanté et pragmatique. Parti de peu, il fonda un empire financier international en révolutionnant au passage le modèle de gestion traditionnel de l’institution bancaire en faisant le pari de l’indépendance de ses collaborateurs. Modeste et peu enclin aux projecteurs, il fut autant le père de l’appellation « private banking » que le promoteur de nombreuses œuvres philanthropiques.

Membre du conseil d’administration de l’union des bourses suisses, du conseil d’administration de la chambre de commerce de Zurich, viceprésident de la chambre suisse de commerce, vice-président de la British Swiss chamber of commerce, Jean-Pierre Cuoni est resté méconnu du grand public. Parfois décrié, souvent adulé par ceux qui le connaissaient, le banquier fut l’un de ces grands capitaines d’entreprise suisse qui surent bâtir plutôt que détruire, durant des décennies soumises à des instabilités économiques et politiques majeures.

Cinq ans après sa disparition, sa biographie sort enfin de presse !

 

 

 

Christophe Vuilleumier, Noëlle Demole, Jean-Pierre Cuoni, un banquier de cœur, éd. Slatkine, 2022.

 

 

La peur politiquement correcte

« La peur est le commencement de la sagesse » prétendait Mauriac. Mais elle est également le seuil du non-sens et de la haine, de la bestialité la plus primitive. Et quant à faire des citations, celle de Victor Hugo semble préférable à bien des égards, « dans ce moment de panique, je n’ai peur que de ceux qui ont peur »

 

La peur, à l’évidence, est un ressort efficace forçant toute société à modifier ses valeurs ; les exemples sont légion. Il suffit de se pencher sur la presse du XXème siècle, depuis la vénérable Gazette de Lausanne jusqu’à l’infâme Stürmer de Julius Streicher pour en apprécier toute son ampleur. La peur de l’anarchiste à la fin du XIXème siècle, la peur de l’espion durant la Première guerre mondiale, la peur du Bolchévique après 1917, la peur du Juif, allié au Bolchévique, dans les années 30, la peur des Russes au cours des années froides qui suivirent. Et bientôt la peur de l’intégrisme religieux, des terroristes, du Covid et du climat. Autant d’effrois ayant largement impacté nos sociétés pour des raisons parfois justifiables à défaut d’être justifiées, le plus souvent injustifiées jusqu’à la nausée.

Rien d’étonnant que depuis la fin du XIXème siècle, la peur soit systématiquement le ressort premier dominant l’espace médiatique, modelant les opinions jusqu’à une doxa indistinctement promue par la majorité. Il faut relire l’ouvrage de Jean Delumeau « La Peur en Occident » paru en 1978, et comprendre toute la portée de la « pastorale de la peur » initiée par le Christianisme : « l’enfer plus que le paradis, la justice de Dieu plus que la miséricorde, la Passion plus que la Résurrection, l’aveu plus que le pardon » 1 pour s’apercevoir qu’il était préférable d’aller à Dieu par la voie de la peur que de ne pas y aller du tout. Et il n’en va pas autrement aujourd’hui ; l’eschatologie, voire le millénarisme, font toujours recette. La peur demeure ancrée de manière atavique dans l’ADN de l’Occident.

Cette angoisse civilisationnelle pourrait même être devenue le premier influenceur politique – ou du moins son premier instrument – depuis vingt ans, soit depuis la chute des tours de New-York dont l’écho assourdissant a soulevé bien au-delà de la poussière des gravats et du sang des victimes un élan manichéen spectaculaire. En deux décennies, les nuances se sont ainsi largement estompées au profit de jugements roides et décontextualisés soutenus par une machinerie médiatique devenu trop souvent plus propagandiste qu’informationnelle. Ainsi en alla-t-il avec l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003 alors que l’Amérique réclamant sa revanche craignait les armes nucléaires de destruction massives de Saddam qui jamais n’avaient existé.

Mais si cette guerre prétexte retint l’attention un temps, à l’instar de cette autre guerre en Ukraine dont le monde semble progressivement se lasser, un nouveau spectre issu d’un passé oublié allait réifier le concept même de la peur durant deux années ; le Covid. Numéro 1 des tabloïdes au plus profond du marasme, le virus – un aimable rhum en comparaison des épidémies qui ébranlèrent l’humanité au cours des siècles précédents –allait tout de même occasionner la mort de 6,44 millions de personnes jusqu’à présent.

 

  • 166 -190 Pandémie de la peste antonine:    7 à 21 millions de morts
  • 542 -767 Pandémie de la peste de Justinien:  25 à 100 millions de morts (En 400, on compte 190 à 266 millions d’individus sur la planète)
  • 1347 -1352 Pandémie de la peste noire:  200 millions de  morts (1347-1352) (En 1250, on compte 400 à 416 millions d’individus sur la planète)
  • 1889 -1890 Pandémie de la grippe russe (H3N8):    1 millions de morts
  • 1918 -1919 Pandémie de la Grippe espagnole (H1N1):   50 à 100 millions de morts (En 1910, on compte 1,75 milliards d’individus sur la planète)
  • 1956 -1958 Pandémie de la grippe asiatique (H2N2) :  2 millions de morts
  • 1968 -1970 Pandémie de la grippe de Hong-Kong (H3N2):    1 million de morts 
  • 2020-2022 Covid-19:  6.290.000 de morts (En 2022, on compte 7,9 milliards d’individus sur la planète) 2

 

Mais si l’épidémie n’est pas terminée, le nombre de décès a suffisamment décru pour que notre inconscience collective se tourne vers d’autres passions morbides plus à même d’assouvir le besoin d’angoisse pulsionnelle de notre société. Et quoi de mieux que l’eschatologie renouvelée de notre environnement ; de cette promesse de fournaises et d’aridité pour ouvrir les portes aux démons de l’épouvante ?

Soumis à la frayeur inconditionnelle de notre apocalypse annoncée et à un stress « pré-traumatique », voilà que nous tombons dans une urgence schizophrénique, en évoquant des centrales à pétrole en plein débat sur l’écologie pour garantir une production d’énergie que nous souhaitons par ailleurs restreindre. Annihiler l’économie de montagne en sapant sa première ressource le tourisme, simplement en interdisant aux remontées mécaniques de fonctionner, semble également pour certains une mesure d’une sagesse extraordinaire, alors que de fiers étendards publicitaires brillent de mille feux nuit après nuit dans nos villes. Les pistes cyclables et les voitures électriques mettront-elles un terme à la transformation climatique en cours ? Les opinions sont arrêtées, jusqu’à l’absurde, fondées sur une mathématique sélective. Guy de Maupassant le relevait déjà en 1882 lorsqu’il écrivait dans les colonnes du Gaulois, à propos des foules, qu’à l’individu conscient et raisonné se substitue une « âme collective » sujette aux émotions et aux impulsions les plus irrationnelles. Le professeur François Walter de rappeler pour sa part, en ouverture des Journées suisses d’histoire 2022 : « le changement climatique est toujours présent avec son potentiel de stigmatisation a posteriori des actions anthropiques (…) la question fondamentale de la coprésence de durées très différentes s’il s’agit de phénomènes naturels ou de simples manigances humaines n’a guère évolué » 3.

Mais il est une question qui jamais n’est abordée, car politiquement particulièrement incorrecte. Car si notre société de la sécurité génère à l’évidence un discours participant de climats anxiogènes 4, jamais elle ne questionne le premier dénominateur commun à l’ensemble des crises que nous traversons, l’évolution démographique. La densité de population qui charge l’environnement, épuise les ressources, favorise les propagations les plus diverses n’est-elle pas une source de risques à maints égards ? Un sujet d’un prochain article.

 

 

 

1 https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2010-3-page-145.htm

2 Christophe Vuilleumier, Conférence « Contagion. Morbus Pestifer : l’agonie des Confédérés à travers les miasmes épidémiques, de Justinien à Alain Berset », Connaissance 3-Unil, novembre 2021.

3 François Walter, Un printemps pour l’histoire, 6es Journées suisses d’histoire, 29 juin 2022, UniGe.

4 François Walter, Catastrophes. Une histoire culturelle XVIe-XXIe siècle, Seuil, 2008.

 

 

 

Les 6e Journées suisses d’histoire se tiendront à Genève

Les 6e Journées suisses d’histoire se tiendront à Genève du 29 juin au 1er juillet prochain. Une Grand’messe se tenant tous les trois ans, rassemblant plusieurs centaines d’historiens sous l’égide de la Société suisse d’histoire et de l’université hôte. Un congrès parmi les plus grands en Europe dans le domaine, ouvert aux spécialistes mais également au grand public.

C’est à Uni Mail que se tiendra cette manifestation avec au programme des conférences plénières auxquelles s’ajouteront des tables rondes et 80 panels proposant 230 exposés portant sur des thématiques spécifiques en lien avec le sujet général retenu pour le congrès, la nature.

Une nature imposant de plus en plus de défis à l’humanité qui seront passés sous la loupe des analyses historiques que les chercheurs poursuivent parfois de très longue date. Alimentation, climat, architecture et paysage, pandémie, économie de montagne, paysannerie, industrialisation, etc… les sujets abordés devraient contenter toutes les curiosités.

 

https://www.journeesdhistoire.ch/

 

 

De merveilleux fous aériens survolent Genève en 1922

Il y a cent ans, une compétition internationale prestigieuse hors du commun était organisée à Genève.

En 1906, le richissime éditeur américain James Gordon Bennett Junior (1841-1918), fondateur de l’International Herald Tribune organisait la première compétition de montgolfières à Paris, un événement qui allait donner naissance à la Coupe aéronautique Gordon Bennett. Le mécène, amoureux des sports, venait, six ans au préalable, de créer la Coupe automobile Gordon Bennett, ouvrant la voie aux future courses de Grand Prix. Flamboyant, erratique, entouré constamment de femmes, le mécène avait été un marin expérimenté qui avait servi durant la Guerre de Sécession sur un navire de guerre nordiste ; un amour de la navigation qui l’avait poussé, en 1876, à créer la « Coupe Gordon Bennett » pour la plaisance internationale. Son idée en 1906 était simple, soit parcourir la plus grande distance de vol depuis le point de départ, et sans moyen de propulsion autre que les courants atmosphériques.

En 1921, le Bernois Paul Armbruster et le Genevois Louis Ansermier avaient en l’occurrence remporté la prestigieuse Coupe en se posant sur une île irlandaise après avoir décollé de Bruxelles. Dès lors, en vertu des dispositions règlementaires de la compétition, l’édition 1922 devait être organisée par le pays vainqueur. En août 1922, celle-ci fut donc établie en Suisse, en l’occurrence à Genève. Un véritable festival sportif puisque l’événement aérien n’était pas le seul. En parallèle, la Société nautique de Genève organisait en effet le championnat d’aviron de la Suisse Romande, ainsi qu’une série de régates.

 

Henri Loutan, 1922 [MAH]

Loin du lac, le départ des montgolfières était prévu à Châtelaine. Le 3 août, troisième jour de la compétition, les ballons partirent toutes les trois minutes au son de l’hymne national de leur pays d’origine. Vingt montgolfières représentant sept nations étaient alors en lices – 2 équipages belges, 3 italiens, 3 français, 2 espagnols, 2 américains, 2 anglais et 6 suisses – pour une drôle de manche !

Certains se souviendront peut-être du film britannique de 1965 « Ces merveilleux fous volants dans leurs drôles de machines » dans lequel jouaient Terry-Thomas, Robert Morley ou Jean-Pierre Cassel et qui évoquait la course inventée par James Gordon Bennett ? Il n’en n’alla pas autrement à Genève en 1922. La manche du 3 août prévoyait en effet une poursuite effectuée par des voitures roulant à tombeau ouvert sur de petits chemins de campagne dont la plupart n’étaient pas encore bitumés, le Rallye-ballon-automobile ; des montgolfières servant de « ballons-renards » pour les bolides démarrant quant à eux en même temps. On peine à imaginer de nos jours sur nos routes et à travers champs – puisque les automobiles ne se limitèrent pas au cours de l’épreuve aux routes – une épreuve sportive internationale de cette nature. Autre temps, autres mœurs !

Deux ballons de ces « merveilleux fous volants » devaient en l’occurrence se poser à proximité de Perly-Certoux, le premier, le Berne piloté par le vainqueur de l’année précédente Paul Armbruster se posa à quelques centaines de mètres de Saint-Julien alors que la seconde montgolfière également suisse, le K.-6, atterrissait délicatement à côté de la douane à la stupéfaction des fonctionnaires en poste. Après une course épique, les Suisses John Gallay et le major Gerber devaient remporter la victoire de cette journée sur “l’Azurea”, un ballon qui appartenait à l’industriel genevois Léon Givaudan.

 

« Coupe Gordon Bennett », 1922 [CIG]

Le clou du spectacle était toutefois prévu pour le dimanche 6 août avec la course au long cours. Devant 50’000 spectateurs, les concurrents prirent leur envol dans l’après-midi pour une destination que personne évidemment ne connaissait. Le ballon français “Picardie” devait en l’occurrence atterrir à More en Hongrie, tout comme “L’Uncle Sam” américain qui se posa à Tapio également en Hongrie. Les vainqueurs furent toutefois les Belges Ernest Demuyter et A.Veenstra, sur le “Belgica” avec un parcours de 1.372,1 kilomètres, et avoir atteint Ocnitza, en Roumanie. Ernest Demuyter, un champion historique, avait déjà remporté l’épreuve en 1920 et devait encore la gagner en 1923, 1924, 1936 et 1937.

Paul Armbruster finirait quant à lui à la septième place et Louis Ansermier à la 17e place.

 

 

 

Journal de Genève, 4 août 1922, p. 5.

http://www.pionnair-ge.com/spip1/spip.php?article166.

24H « Les aérostiers suisses se rappellent au bon souvenir du monde », 07.11.2021.

Jacques Chenevière. Un écrivain genevois témoin du crépuscule de l’humanité

Loin des projecteurs, certaines personnes connaissent des existences frappées au coin de la Grande Histoire. Méconnues puisqu’ignorées, ces destinées se révèlent pourtant fascinantes, façonnées par des circonstances parfois exceptionnelles, grains de sable sans lesquels le cours du temps aurait pu être dévié. C’est le cas du Genevois Jacques Chenevière.

Jacques Chenevière, 1920 [CIG]

Bien né, Jacques Chenevière naquit en 1886 à Paris. Ses parents y avaient élu domicile de longue date, son père, Adolphe, étant alors l’un des écrivains genevois les plus en vogue de la capitale française. Évoluant entre la Ville lumière et la cité de Calvin, Jacques côtoya ainsi inévitablement dès son adolescence la plupart des grands intellectuels parisiens de son temps de passage chez ses parents ; Zola, Alphonse Daudet, le bijoutier Alfred Cartier, le poète François Coppée ou l’essayiste Paul-Gabriel Othenin, comte d’Haussonville. Apprenant les codes et les manières d’un monde traversé par les passions artistiques, la satire politique et les polémiques sociales, fréquentant à l’occasion Proust et Liane de Pougy, Jacques Chenevière ferait vite la connaissance de Sarah Bernhardt avant de s’en faire une amie proche. A vingt ans, il publiait ses premiers vers dans la Revue de Paris.

A Genève, Jacques, en jeune dandy de la capitale, développerait un entourage raffiné, conviant à sa table une grande partie de la jeunesse littéraire de la première avant-guerre, des artistes internationaux mais aussi les puissants de l’aristocratie, et plus particulièrement des femmes, telle la princesse de Metternich ou la comtesse de Pourtalès, amoureuses des arts et des Lettres. En quelques années, ce fut un véritable cercle d’auteurs et d’artistes comptant nombre de Suisses qui devait se créer entre Paris et les terres romandes : Gonzague de Reynold, Guy de Pourtalès, Robert de Traz, Igor Stravinsky, Denis de Rougemont, François Mauriac, Leon Paul Fargue, Jacques de Lacretelle, le guitariste Andrés Segovia Torres ou le peintre André Albert Marie Dunoyer de Segonzac. Tous avaient en commun le fringuant jeune homme qui avait réussi à gagner le cœur de chacun.

 

François Mauriac en visite chez Jacques, à Hauterive, Cologny, en 1928 [Fonds Chenevière BGE]

 

Et ce fut sous le regard de cette pléiade que Jacques entama véritablement son œuvre littéraire, trouvant une grande part de son inspiration au sein de ses voyages. De l’Adriatique à la mer Noire en passant par les Carpathes, de Trieste à Constantinople, il s’alanguirait au gré de ses envies et des horizons défilant devant ses yeux jusqu’à écrire l’un de ses premiers essais en 1913, La Chambre et le jardin. Sur les rives du Bosphore, Jacques allait encore s’étourdir dans les ruelles orientales de Balat peuplées de Turcs, d’Arméniens et de Levantins, et arpenter les rues européennes du quartier de Pera, fréquentant ses salons de peinture et ses théâtres qui attiraient journalistes et intellectuels, français et britanniques. Il resterait un temps dans la plus occidentale des métropoles du Levant, croisant l’écrivain Adolphe Thalasso au pied de la grande muraille de Byzance. Sur le pont de Galata, il entendrait retentir les sirènes des bateaux traversant le miroir des eaux de la Corne d’Or sur lesquelles se reflétaient le ciel d’Orient, les coupoles et les minarets de la cité millénaire. Sous le regard de dignitaires turcs coiffés de turbans ornés d’agrafes et d’aigrettes, rappelant aux voyageurs la richesse et le despotisme de la Sublime Porte, il échangerait quelques mots avec le poète français cyclopéen Henri de Régnier venu se perdre entre Cihangir et les îles des Princes.

Mais c’est dans son univers intime des bords du Léman, entre confrontations et émulation que Jacques écrirait la plupart de ses ouvrages. De débats orageux aux agapes se terminant au petit matin, en passant par les sorties à la voile sur les eaux du lac, nombreux furent les intellectuels de son cercle qui collaborèrent aux mêmes revues littéraires.

Le Gigolo, voilier lémanique de Jacques Chenevière [Fonds Guy de Pourtalès, Centre des littératures en Suisse romande (UNIL)]

Guy de Pourtalès et Denis de Rougemont se retrouvèrent ainsi à l’occasion dans « La Nouvelle Revue française ». Gonzague de Reynold, l’ennemi farouche du Radicalisme, se rapprocha pour sa part de la Ligue du Gothard que Denis de Rougemont allait cofonder durant la Seconde Guerre mondiale. Jacques Chenevière et Robert de Traz, quant à eux, devaient publier les plus grands écrivains européens de l’entre-deux-guerres dans la « Revue de Genève » sous l’égide bienveillante de Gonzague de Reynold qui appartiendrait dès 1922 à la Commission internationale de coopération intellectuelle chargée de renforcer les relations intellectuelles entre les pays.

Pourtant, rares parmi eux avaient été ceux qui, comme Michelet le pressentait quelques années auparavant dans sa critique du machinisme, avaient perçu les relents de la guerre qui éclaterait en 1914 en une apocalypse joyeuse, devenant en quelques semaines à peine une boucherie innommable.

Cette année-là, Jacques était appelé par son père, Adolphe, qui avait besoin de son énergie pour venir en aide à Gustave Ador. Il allait ainsi passer les quatre années du conflit derrière les murs du Musée Rath, dans l’ambiance animée de l’Agence internationale des prisonniers de guerre, « véritable « usine » de douze cents ouvriers, avec ses immenses fichiers, ses listes officielles, ses dossiers d’enquêtes, ses innombrables rapports de délégués, sa correspondance incessante avec les autorités et les Sociétés de la Croix-Rouge de presque tous les États du Monde ».

Délaissant la plume pour l’action, Jacques devait œuvrer sans relâches, assurant encore après 1918 la mission délicate du rapatriement des prisonniers de guerre des différentes nationalités. Le 6 novembre 1919, il entrait au sein du Comité international puis a la direction des Services de l’Entente, avant d’être nommé à la fonction de directeur général du Comité international en 1923.

Jacques Chenevière était alors véritablement l’homme de la situation, lui, un homme du monde dont le réseau s’étendait des salons littéraires parisiens aux couloirs feutrés de la SDN, pour animer le haut-lieu de sociabilité que représenta rapidement la Revue de Genève que Robert de Traz avait fondée en 1920. On pourrait même prétendre, dans un certain sens, que sans Jacques la Revue, à laquelle Robert de Traz avait insufflé son idéal européiste inspiré de « l’esprit de Genève », n’aurait pu prétendre à sa portée internationale ni voir émerger les larges débats sur les problèmes qui divisaient la communauté internationale.

Mais si entre ses missions et les salons, l’écrivain voyageur avait trouvé le temps d’écrire à nouveau, publiant en 1926 Daphné ou l’Ecole des sentiments, son investissement dans les grands événements de son temps fut trop lourd pour lui permettre d’être prolifique. Jacques avait ainsi participé aux tentatives de résolution de la guerre du Chaco entre 1932 et 1935, l’une des guerres les plus meurtrières de tous les temps ayant servi de banc d’essai à de nouvelles armes et tactiques d’engagement, à celle de la campagne d’Abyssinie de 1936 et à celle de la guerre civile espagnole.

En septembre 1938, alors que les ombres s’étendaient à nouveau sur le monde, Jacques prenait la tête de la Commission des œuvres de guerre quelques jours avant qu’Hitler n’annexe les Sudètes de Tchécoslovaquie. L’Allemagne avait déjà englouti l’Autriche six mois au préalable, la Conférence d’Évian du mois de juillet précédent devant venir en aide aux réfugiés juifs allemands avait été un échec et les instances de la Croix-Rouge, se fiant aux événements mais également aux bruits des couloirs du Palais Wilson, imaginaient alors le pire. L’histoire leur donnerait raison. La guerre était à nouveau sur le point d’éclater et la Croix-Rouge anticipait la catastrophe en s’assurant du soutien de collaborateurs en nombre suffisants et des locaux nécessaires à l’ouverture, une fois encore, de l’Agence centrale des prisonniers de guerre.

Jacques prendrait en l’occurrence la présidence de la Commission centrale chargée de gérer l’ensemble des organes du Comité international de la Croix-Rouge, chapeautant inévitablement la Commission des prisonniers, internés et civils. À l’issue du conflit, Jacques n’abandonnerait pas l’institution. En 1945, il était nommé vice-président du Comité international de la Croix-Rouge et membre de la Commission des secours tout en assumant la direction de la Commission des délégations. En 1959, il serait encore élu vice-président d’honneur du Comité international de la Croix-Rouge. Son implication ne devait toutefois plus être aussi intense qu’au préalable. Car si malgré le poids de ses responsabilités, il avait pu publier Connais ton cœur en 1935 et Les Captives en 1943, et même participer en 1941 au jury du Prix de la Guilde du Livre, créée en 1936 à Lausanne par Albert Mermoud, renouant des liens d’amitié à cette occasion avec l’écrivain et très discutable Edmond Jaloux, la quiétude nécessaire à l’écriture lui faisait cruellement défaut, et la fatigue surtout se faisait sentir.

Après une vie d’une rare intensité, témoin des catastrophes de son temps, acteur prépondérant du Comité international de la Croix-Rouge, membre aux côtés de Marcel Pagnol et Georges Duhamel du jury du Prix littéraire de Monaco que le prince Rainier III avait institué en 1951, honoré du Prix Schiller en 1959, et du prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises de l’Académie française en 1968, Jacques devait rendre son dernier souffle à 90 ans, le 22 avril 1976.

 

Christophe Vuilleumier, Les Chenevière. Une famille genevoise (1582-2021), 240 p., éd. Slatkine, Genève, 2021