Les Propagandistes

Voilà qu’une fois de plus l’histoire est utilisée pour embellir une légende nationale au mépris de toute vérité historique. Les promoteurs du film « Les 28 de Panfilov », sorti il y a quelques jours dans les salles de cinéma russes, ne peuvent guère être qualifiés d’escrocs du passé. L’affaire est commerciale, comme bien souvent ; une simple récupération et mise en images d’une histoire mythique répétée à l’envi depuis septante ans par les commissaires politiques, les parents et l’école soviétique. Une récupération qui toutefois ne fait que médiatiser plus fortement un événement inventé par le régime stalinien à des fins de propagande. C’est que le père des peuples avait besoin de motiver ses troupes. Et quoi de mieux pour l’enthousiasme national qu’une Geste héroïque vantant la bravoure d’une section de l’armée rouge sacrifiée pour empêcher les nazis de parvenir à Moscou en novembre 1941[1] ? Un film de fiction donc, mais subventionné par le ministère de la Culture. Un peu comme si l’Office fédéral de la culture payait un blockbuster sur Guillaume Tell.

L’affaire n’aurait pas défrayé les chroniques si le ministre de la Culture Vladimir Medinski n’avait pas demandé la démission du directeur des Archives nationales Sergueï Mironenko après vingt ans de service. Le gardien du passé avait osé remettre en question la véracité du sujet abordé par le film, un camouflet au ministère de la Culture d’autant plus agaçant en cette période de tensions internationales. Et le ministre n’y va pas de main morte puisqu’il prétend que les historiens « essaient de briser les fondements de notre foi en des choses qui sont gravées dans la pierre et sacrées […] et même si cette histoire a été inventée du début à la fin, il s'agit d'une légende sacrée, tout simplement intouchable. […] Ceux qui (la critiquent) sont les pires gens au monde ». Une position nationaliste qui rappelle la politique historique du gouvernement polonais qui défend le principe si peu scientifique mis en avant « c’est nous qui racontons notre interprétation de notre histoire dans un but interne »[2].

Ces falsifications de l’histoire se multiplient au fur et à mesure de la montée des autoritarismes, imposant des visions du monde unilatérales, partiales, voire même négationnistes comme le démontrent certains sites de propagande pro-turc par exemple[3]. Et que dire de l’« American Way of life », cet « American exceptionalism », dont les tenants – merci Alexis de Tocqueville – sont millions à estimer que la nation américaine a un destin unique et à part des autres nations du monde ? En d’autres termes, un « American Elitism » menant à un « American Expansionism». Les événements de Standing Rock, dans le Dakota du Nord, sont là pour attester de la portée propagandiste de Rio Grande ! Et tant pis si ces lignes frustrent le fan club de John Wayne.

Le plus étonnant dans ce jeu de faussaires que mènent de trop nombreux états, c’est la léthargie des universités dont le personnel opte le plus souvent – et je ne dis pas « toujours » puisque soucieux de mes relations avec le corps enseignant des universités – pour un silence assourdissant. À peine si l’on ose une critique de séries télévisées historiques comme l’a entamée l’université de Genève cet automne avec sa série de conférences The Historians[4] ! Il est vrai qu’il ne s’agit pas là d’un examen sur des perspectives politiques mais uniquement d’une analyse portant sur un phénomène lié à l’entertainment dont notre société est si avide.

Le temps des Jean Starobinski, Jean-François Bergier ou Michel Foucault s’est dérobé sous les assauts répétés d’un apostolat académique formaté aux carcans administratifs déglacés dans un fonds de sauce bolognaise[5].

Une absence de réaction à peine troublée par les interventions de trop rares historiens comme, par exemple, Jakob Tanner ou Hans-Ulrich Jost pour la Suisse, François Garçon en France, ou Alexeï Issaïev en Russie[6] qui osent braver l’aphasie endémique au sein de leur corporation, qui, jadis monolithe d’une autorité morale, s’est muée – merci François Garçon – en troupe de lémuriens[7]. Maurice Clavel apprécierait sans doute l’image à n’en pas douter médiévale de ce paranymphus prosimien.

Mais, « Messieurs les censeurs », l’espoir n’est pas perdu. Vous continuerez à évoquer notre passé sous les augures d’un marketing nationaliste en espérant passer inaperçus, et toujours, un Sergueï Mironenko sera là pour frapper à la porte derrière laquelle sont dissimulées vos craintes les plus obscures.


[2] http://www.laviedesidees.fr/La-Pologne-de-mal-en-PiS.html

[3] http://factcheckarmenia.com/

[4] http://www.unige.ch/rectorat/maison-histoire/actualites/the-historians-saison-1-cycle-de-conferences-de-la-maison-de-lhistoire/

[5] http://www.revue-emulations.net/archives/n-6—regards-sur-notre-europe-1/croche

[6] Que les medias français confondent souvent avec Andreï Issaïev, le vice-président de la Douma et membre de Russie Unie : http://www.lepoint.fr/culture/russie-des-heros-de-la-2e-guerre-qui-n-ont-sans-doute-jamais-existe-05-12-2016-2088023_3.php

[7] http://www.francois-garcon.com/luniversite-le-temps-des-faussaires/

 

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.