L’extase totale: drogue, guerre et totalitarisme

Voilà un livre sinistre, mais ô combien captivant, qui nous vient d’Allemagne dont le passé recèle des secrets qui n’ont pas fini d’être dévoilés ; L’extase totale, Le IIIe Reich, les Allemands et la drogue de Norman Ohler.

Au début du XXe siècle, des entreprises allemandes bâtissent un leaderschip mondial dans l’industrie pharmaceutique, produisant la plus grande partie des composants chimiques nécessaires à l’élaboration des médicaments. Des sociétés comme Bayer ou Merck, plus connue de ce côté de la Suisse sous l’appellation Merck Serono, qui contrôle 80% du marché de la cocaïne destiné alors à des anesthésies locales.

Cette culture de la chimie, dans une Allemagne confrontée aux extrémismes de tous bords et à une économie désastreuse, s’exprimera au cours des années 20 par une consommation toujours plus grandissante de drogues et autres psychotropes, jusqu’à l’accession au pouvoir d’Hitler qui, d’une part interdira ces substances avant d’autoriser ce qui est alors considéré comme un simple médicament, la méthamphétamine, soit le tristement célèbre crystal meth américain. Breveté en 1937 par la société pharmaceutique Temmler sous le nom Pervitin, ce produit sera vendu encore et encore à la population allemande, passant le cap en 1941 des 100 millions de doses vendues. L’armée allait bien évidemment mettre la main sur cette drogue hautement addictive, provoquant tant une forme d’euphorie qu’une très forte stimulation mentale, ainsi qu’une extraordinaire résistance à la fatigue.

Les troupes de Guderian et de Rommel en seront gorgées lors de la Blitzkrieg menée sur la France !

D’avril à juin 1940, ce sont ainsi plus de 35 millions de comprimés de Pervitin qui sont consommés par la Wehrmacht et la Luftwaffe. En 1944, la marine de guerre développe une nouvelle substance plus efficace encore, la D-IX, grâce à des essais menés sur les déportés du camp de concentration de Sachsenhausen, mélange de multiples opiacés permettant aux sous-mariniers de supporter plusieurs jours sans sommeil.

Le livre de Norman Ohler met en lumière un autre aspect méconnu de cette Allemagne des Surhommes, la dépendance du Führer lui-même à de multiples produits aussi toxiques qu’excitants que son médecin personnel, le Dr Morell, dealer d’occasion et plus alchimiste que chimiste, lui administrera quasiment quotidiennement.

Un ouvrage, accessible à tous, qui se lit passionnément et dont le célèbre historien spécialiste de la République de Weimar et de l’Allemagne nazie, Hans Mommsen, remarque avec justesse qu’il modifie en profondeur le tableau d’ensemble du IIIe Reich.

Cela étant, l’Allemagne n’a pas eu le monopole des armées dopées. Les Américains et les Anglais également, ont fait usage de methedrine et de benzedrine. En seulement 3 ans, les Britanniques avalèrent 3 millions de doses et les boys américains, 180 millions, fournies par les gouvernements respectifs, of course !

Des stupéfiants qui viennent encore de nos jours en renfort de la guerre, en Syrie notamment ou le captagon, une amphétamine de synthèse, est utilisé par les criminels de Daesh[1], et dont les effets selon les témoignages sont très similaires à ceux de la Pervitin de 1941. Drogue, guerre et totalitarisme, un triptyque infernal qui risque de ne pas s’arrêter !

 

 

Norman Ohler, L’extase totale, Le IIIe Reich, les Allemands et la drogue, La Découverte, Paris, 2016, 255 pages.


[1] http://www.reuters.com/article/us-syria-crisis-drugs-insight-idUSBREA0B04H20140112

 

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.