La meilleure manière d’organiser un système ferroviaire aura été au cœur de plusieurs débats en cette année 2018. De la manière la plus spectaculaire, en France d’abord, où le gouvernement a fait adopter – malgré les grèves qui se sont poursuivi jusqu’à l’été – une réforme de la SNCF. On a beaucoup parlé de la fin du statu particulier des employés de cette société – dans tous les pays, les fonctions liées au rail ont historiquement bénéficié d’une attention particulière en raison de l’importance stratégique que revêt l’entretien et l’exploitation d’un réseau sans interruption. Cependant, en réalité, le fondement même de la réforme est ailleurs: il réside dans l’ouverture à la concurrence du trafic régional, puis du trafic longues distances.
Ce n’est d’ailleurs, comme l’ont seriné les représentants de l’exécutif, que pour préparer la SNCF à cette nouvelle compétition qu’il fallait la transformer en société anonyme (à capitaux publics), là où elle était encore un établissement public (ou plus précisément, un groupe de trois établissements publics), et détériorer gravement les conditions de travail de ses employés.
La focalisation sur ce dernier point a eu un double avantage. D’abord, elle a permis d’attiser la jalousie sociale quant à de supposés privilèges, dans un contexte où il devient plus difficile d’expliquer que les droits collectifs sont une protection qu’il faut continuer de revendiquer et non un scorie méprisable d’un passé industriel révolu. Mais plus important, la discussion sur le statut a permis de camoufler l’essence même de la nouvelle loi: la libéralisation du rail français, en application des directives européennes. Autrement dit, l’ouverture à la concurrence pour les lignes régionales, longues distances et à grandes vitesse.
En Suisse aussi
La Confédération a décidé, elle aussi, de faire un (petit) pas dans la même direction. Là où un processus de longue haleine avait conduit à l’exploitation du réseau longues distances par les CFF, avec la tâche d’équilibrer les lignes entre elles, en faisant profiter les moins rentables de celles qui dégagent des profits, la décision récente de l’Office fédéral des transports vise au contraire à séparer à nouveau en deux l’exploitation de ce réseau. Il a ainsi octroyé la concession pour deux lignes à une compagnie régionale historique, BLS (Berne – Lötschberg – Simplon, pour rappeler l’acronyme historique).
L’affaire n’est pas terminée: les CFF ont annoncé un recours. Il faut bien dire, d’ailleurs, que les bases légales ne sont pas d’une limpidité sur la procédure à suivre et sur la possibilité même d’agir de la sorte pour l’Office fédéral.
Mais pourquoi, au fait?
Le marché génère de la qualité! La concurrence fait baisser les prix! On ne peut rien attendre de bon d’un monopole (para-)étatique en charge d’un service public! On connaît les antiennes. Parfois, certains ajouteront: c’est l’Europe, il faut accepter cette ouverture des marchés en échange des bienfaits qu’elle nous apporte par ailleurs.
Dans le camp des opposants, on en arrive rapidement à citer la privatisation du réseau et de son exploitation imitée par Margaret Thatcher. Accidents, tarifs en hausse, qualité en baisse… il y a peu de choses positives à dire aujourd’hui du système ferroviaire de ce pays. The Guardian, l’an passé, en venait à affirmer que l’Etat devrait réinvestir le secteur et assurer les prestations sur certaines lignes “so private companies would be forced to up their game” – donc, “pour que les compagnies privées soient forcées à améliorer leur niveau de service”.
Le grand secret: libéraliser ne sert à rien
Le groupe mondial de conseil stratégique Boston Consulting Group (BCG) établit régulièrement un index de performance des systèmes ferroviaires européens. La Suisse, avec son système de propriété étatique du réseau et d’exploitation par des entreprises publiques sous l’égide de l’Etat, arrive en tête.
Et d’ailleurs, BCG l’affirme noir sur blanc:
The study found only weak correlations between performance and the degree of liberalization or the choice of governance model.
L’étude n’a pu démontrer que des corrélations faibles entre la performance et le degré de libéralisation ou le choix du modèle de gouvernance.
Les consultants ne s’arrêtent pas là dans le démontage de la vulgate libérale. Ils ajoutent en effet que l’une des variables les mieux corrélées à la performance du réseau est le total des dépenses publiques consacrées au rail, toutes formes de soutien confondues. Et là, c’est clair, la Suisse est en tête – tant du point de vue des sommes consacrées à cette politique, que de celui,. heureusement, du rapport entre leur coût et leur efficacité.
Autrement dire: il ne sert à rien de chercher, par l’introduction artificielle d’une logique de marché dans un réseau ferroviaire très contraint qui ne s’y prête pas spontanément, pour compenser l’absence de moyens publics consacrés à cette politique.
Oui, mais alors c’est cher pour les utilisateurs?
Les Suisses aiment penser que leurs déplacements en train coûtent très cher, et ce, en plus de toutes les dépenses des collectivités en faveur du rail. Or, il n’en est rien, comme vient de le démontrer une étude: en parité de pouvoir d’achat, nous payons à un tarif plutôt raisonnable une qualité très élevée.
La Confédération ne souhaite aujourd’hui pas reprendre l’ensemble des troisième et quatrième paquets ferroviaires européens, qui comprennent la libéralisation du trafic voyageurs international, national, et régional. Ceux-ci ne constituent pas des obligations dans le cadres des accords bilatéraux (l’accord avec l’UE sur les transports terrestres fait partie des accords bilatéraux I de 1999). N’en déplaise aux hérauts de la supposée modernité qu’incarnerait toujours le marché, c’est une excellente nouvelle pour nous et notre service public.
Cher Monsieur,
Vous écrivez:
“On pourrait croire que la dimension cachée dans l’analyse qui précède, c’est le prix élevé que paient les Suisses pour leurs déplacements en train. Or, il n’en est rien, comme vient de le démontrer une étude: en parité de pouvoir d’achat, nous payons à un tarif plutôt raisonnable une qualité très élevée.”
Ce propos est ambigu. Certes les Suisses qui usent du train paient raisonnablement pour cet usage. Mais ils ne paient que 50 % environ de ce que coûte l’usage qu’ils en font, les autres 50 % étant payés par les collectivités publiques, sous de multiples formes: subventions directes par les communes, villes, cantons, Confédération, sous-facturation de l’usage des infrastructures par les collectivités publiques, bien d’autres encore. S’ils payaient tout, le prix serait-il encore raisonnable ? Je n’en sais rien. Vous le déclarez « raisonnable » par comparaison avec d’autres pays, il faudrait pour le savoir faire le même calcul que fait l’OFS pour les autres pays mentionnés.
Avec mes meilleures salutations,
Rodolphe Weibel
Vous avez absolument raison. Je vais préciser l’article en ce sens. Notons toutefois que l’étude de BCG éclaire aussi ce point. La figure 4 tient en effet compte de la totalité des coûts et place la Suisse au-dessus de la moyenne du rapport cout-efficacité. Nous ne sommes donc pas, de leur point de vue du moins, dans la situation d’une mauvaise utilisation de l’argent public.