Aide sociale 3/3: étude de cas

Ce n’est pas que je suis obsédé par l’aide sociale, hein, comprenez-moi bien. Je suis simplement un peu agacé par la reprise en boucle, dans les médias ou sur les réseaux, des discours caricaturaux sur l’aide sociale, cette générosité que quelques-uns organiseraient de bon cœur avec l’argent de autres (avec le vôtre, en particulier). Mais je suis davantage encore désespéré par le sentiment de fatalité qui s’exprime explicitement ou non dans ces discours, ainsi que par le mépris des personnes que la parole dominante sur l’aide sociale véhicule. Il y a une année, Le Temps croyait pouvoir expliquer “Pourquoi Lausanne aimante les bénéficiaires de l’aide sociale“. C’est qu’on “attire” les entreprises ou les riches, par contre, on “aimante” les pauvres comme de pauvres débris métalliques…

Non, la perception d’une aide de longue durée n’est pas une fatalité. Non, le passage à l’aide sociale d’un jeune ne signifie pas pour autant la ruine de sa carrière. Et certaines collectivités s’attèlent à le démontrer. Sans prétendre qu’elle est la seule, je vous proposer de regarder un peu plus près ce que fait dans ce sens la Ville de Lausanne. Deux scoops pour commencer: (1) Lausanne n’est pas la commune vaudoise avec le plus haut taux d’aide sociale et (2) le taux d’aide sociale a plutôt tendance à y décroître.

Réinsérer efficacement pour faire baisser l’aide sociale

Lausanne évolue dans le cadre légal cantonal, mais dispose, comme les autres communes, en tant qu’autorité d’exécution, de marges de manœuvre dans la gestion concrète des bénéficiaires. Qu’a-t-elle fait?

  • Plus d’activités pour les bénéficiaires:
    • Un triplement du nombre de mesures d’insertion  entre 2009 et 2014
    • Une utilisation de la totalité du budget cantonal alloué à la formation
    • Une offre spécifique de formation élémentaires des adultes, qui permet d’apprendre les bases de la lecture, de l’écriture, des mathématiques, etc. à ceux qui n’en disposent pas
    • Des stages en entreprises
  • Plus d’exigences sur la qualité du service et vis-à-vis des bénéficiaires :
    • Cadre de référence pour les travailleurs sociaux
    • 50% de sanctions de plus que les autres régions, à prestations équivalentes
    • Prévention active et répression de la fraude

Je ne m’étends pas sur les détails… mais voici un graphique qui donne une idée de l’effet de cette politique:

Dépense nette pour le revenu d'insertion (aide sociale vaudoise) et évolution de la population. Le Centre social régional de Lausanne (couvrant uniquement la commune) a été analysé séparément. Par ailleurs, 2011 et 2012 sont marquées par l'entrée en vigueur de la révision de la loi sur l'assurance-chômage (l'effet sur l'aide sociale est reconnu par l'ensemble des offices statistiques).
Dépense nette pour le revenu d’insertion (aide sociale vaudoise) et évolution de la population.
Le Centre social régional de Lausanne (couvrant uniquement la commune) a été analysé séparément. Par ailleurs, 2011 et 2012 sont marquées par l’entrée en vigueur de la révision de la loi sur l’assurance-chômage (l’effet sur l’aide sociale est reconnu par l’ensemble des offices statistiques). Source: Rapport social 2014 de la Ville de Lausanne.

Les jeunes de 18 à 25 ans, un public particulier

Comme l’écrit le rapport de l’Initiative des villes pour la politique sociale (disponible en allemand uniquement), “Lausanne connaît un recul notable du nombre de cas et du taux d’aide sociale. La baisse est notamment due à une gestion des cas plus efficace, aux conséquences positives de programmes spéciaux pour les jeunes à Lausanne et dans le Canton de Vaud ainsi qu’au système des prestations complémentaires pour les familles” (p. 16). Le rapport ajoute que différents effets et corrections statistiques sont aussi à l’œuvre. Que fait-on pour les jeunes dans le Canton de Vaud et à Lausanne?

  • Le programme cantonal vaudois FORJAD, pour formation des jeunes adultes en difficulté, qui se concentre sur les jeunes sans formation professionnelle et les soutient dans le cadre du régime des bourses d’études. Ceci a demandé un important travail pour ajuster les montants des deux régimes – au départ, un jeune dit “dépendant”, par exemple en ménage avec ses parents, n’avait droit qu’à une allocation minimale s’il entrait en formation… Un effet désincitatif terrible qu’il a fallu réformer. [mise à jour: le Canton de Vaud a publié une très intéressante fiche d’information qui résume le fonctionnement du système FORJAD et son extension pour les adultes, FORMAD]
  • La démarche lausannoise “J’ai 18 ans” qui propose aux jeunes adultes à l’aide sociale des ateliers collectifs spécialement consacrés à leurs besoins. En gros, plus d’encadrement et de soutien pour les jeunes dans la définition d’un projet professionnel ou de formation, pour tenir compte des particularités de ce public dont les besoins sont différents de ceux de bénéficiaires adultes.
  • En enfin, les prestations complémentaires pour les familles, un projet vaudois qui vise à permettre à des familles au revenu insuffisant pour vivre de recevoir un complément sans pour autant tomber dans le régime de l’aide sociale, avec un lissage des effets de seuil pour assurer une chose simple: gagner plus d’argent en travaillant doit toujours signifier en avoir plus à la fin du mois.

Dans le premier volet de cette série, j’écrivais que baisser les montants de l’aide sociale n’était certainement pas la panacée pour faire baisser le nombre de bénéficiaires. Les évolutions décrites ci-dessus, entamées bien avant la décision de diminuer certains montants, tendent à le démontrer. Elles prouvent une autre chose, que j’évoquais dans le deuxième article: essayer de faire diminuer les dépenses à court terme risque bien de coûter plus cher en fin de compte; il faut parfois, au contraire, oser un investissement pour sortir les bénéficiaires de la dépendance.

 

Aide sociale 2/3: les baisses (des forfaits) font-elles la baisse (du taux de bénéficiaires)?

Nous l’avons évoqué dans le précédent article: baisser simplement les montants alloués au titre de l’aide sociale ne peut pas faire mécaniquement baisser de façon importante la proportion des bénéficiaires de l’aide sociale dans la population. Tout au plus de telles diminutions permettent-elles de répondre à la pression politique qui s’est construire autour des dépenses sociales, principalement en Suisse alémanique, et de régler certains cas délicats, comme les familles nombreuses où le cumul des forfaits peut donner des revenus totaux trop élevés, comme l’explique Pierre-Yves Maillard dans cette interview au Temps.

Mais tout cela ne nous aide pas à atteindre ce qui ne peut qu’être le but d’une politique sociale: réinsérer durablement dans le marché du travail ceux qui peuvent l’être. En revanche, on peut faire bien d’autre choses, comme:

  • Revoir le fonctionnement de l’assurance-chômage, comme le demande la CDAS à demi-mot. Le raccourcissement des délais d’indemnisation, validée en référendum en 2010 contre l’avis de la gauche, a reporté automatiquement dans l’aide sociale de nombreux chômeurs. Le fonctionnement des Offices régionaux de placement, qui conseillent les chômeurs, pourrait aussi être revu: aujourd’hui, différentes disposition les conduisent parfois à concentrer le travail sur les cas les plus “faciles”, soit sur les personnes les plus facilement réinsérables.
  • Mener une offensive de formation. L’initiative pour des aides aux études plus ambitieuse a été refusée, en juin 2015, en votation populaire – belle occasion manquée de donner un signal clair pour mettre une formation à la portée de tous. La loi sur la formation continue, adoptée en 2014, est un premier pas dans la bonne direction, en revanche. Ce n’est qu’ainsi qu’on résoudra le problème exprimé par le Gouvernement vaudois ci-dessus. On peut aussi évoquer le programme vaudois FORJAD, qui a passablement fait parler de lui. Seule la formation protège durablement de la précarité, comme l’illustre bien le graphique ci-après:
Plus haut niveau de formation des bénéficiaires de longue durée de l'aide sociale (de gauche à droite pour chaque ville: école obligatoire, formation élémentaire, formation professionnelle ou maturité, formation supérieure / tertiaire). Source: Initiative des villes pour la politique sociale.
Plus haut niveau de formation des bénéficiaires de longue durée de l’aide sociale (de gauche à droite pour chaque ville: école obligatoire, formation élémentaire, formation professionnelle ou maturité, formation supérieure / tertiaire).
Source: Initiative des villes pour la politique sociale, indicateurs 2014.
  • Faire jouer à l’assurance-invalidité (AI) son vrai rôle: celui de prendre en charge les personnes qui ne sont, pour différentes raisons, limitées dans leur capacité de travail. Or, pour le dire avec l’Initiative des villes pour la politique sociale, “L’AI hat nettement durci ses critères d’admission pour une rente AI, à travers diverses révisions, au cours de la décennie écoulée”. Résultat: 62% des bénéficiaires de l’aide sociale sont, d’une façon ou d’une autre, atteints dans leur santé. Un dernier graphique assez frappant à ce titre:
Légende
Etat de santé des bénéficiaires de l’aide sociale de longue durée. Le graphique de droite indique que 62.4 % souffrent d’un problème de santé. Source: id.
  • Modifier les dispositions sur l’obligation d’entretien: c’est le projet de Pierre-Yves Maillard, qui considère que les parents d’un jeune qui se retrouve bénéficiaire de l’aide sociale n’ont pas à être exonérés de toute responsabilité, à l’opposé de ce qui vaut pour un apprenti (que ses parents doivent entretenir jusqu’à 25 ans). Rétablir cette égalité de traitement semble aller de soi.
  • Harmoniser les normes et les fonctionnements, au moins dans une certaine mesure, car la sous-enchère dans ce domaine ne fait que repousser – et renchérir – les dépenses qu’il faudra consentir un jour ou l’autre pour la réinsertion. Mais se doter de normes communes ne peut fonctionner que s’il existe également des systèmes péréquatifs adéquats. Je n’entre pas ici dans le détail la péréquation internationale, dont je laisse la complexité à ceux qui la connaissent. Par contre, si les communes assument seules leurs dépenses d’aide sociale, tout en étant soumises à des règles unifiées au moins au niveau cantonal, elles seront tentées de se débarrasser de la question par d’autres biais en réduisant, par exemple, leur offre de logements à bas prix, ou en rendant administrativement l’accès aux prestations plus difficiles. Là encore, on ne fait que repousser le problème sans le résoudre.

Après ces considérations générales et abstraites, nous aborderons dans le troisième épisode de cette mini-série le cas d’une commune et détaillerons le mix de mesures qu’elle a mises en place, avec à ce jour un certain succès.

Aide sociale 1/3: la baisse qui cache la forêt

Lundi 21 septembre, la conférence des directeurs de l’action sociale (CDAS), qui rassemble les conseillers d’Etat en charge de ce domaine, a adopté des normes communes pour les montants à allouer aux bénéficiaires de soutien social. L’attention s’est, naturellement, fixée en priorité sur les montants et les possibilités de sanctions. Je passe sur les détails pour m’en tenir à un résumé rapide: baisse des forfaits à partir de la sixième personne dans un ménage, baisse pour les jeunes, et enfin augmentation des possibilités de sanctions financières.

Harmonisation bienvenue

Der Runde Tisch der Konferenz der Kantonalen Sozialdirektorinnen und Sozialdirektoren (SODK) waehren der Sitzung fuer die Opfer von fuersorgerischen Zwangsmassnahmen am Dienstag, 1. Juli 2014 in Bern. (KEYSTONE/Lukas Lehmann)
Les directeurs cantonaux de l’action sociale, réunis ici en 2014 à Berne. (Keystone)

Ce qui est davantage passé inaperçu, c’est le fait que la CDAS adopte elle-même les normes: auparavant, cette conférence s’orientait aux normes édictées par la Conférence suisse des institutions d’aide sociale (CSIAS), soit par les professionnels du secteur. Cette façon de faire donnait du grain à moudre à la droite radicale – le fait que les élus reprennent en main la validation des normes est un premier pas pour mener le débat au bon niveau.

Par ailleurs, l’harmonisation est absolument nécessaire dans le domaine de l’aide sociale. En l’absence, au moins, de standards et minima communs, on ne favorise qu’une chose : une concurrence à la baisse pour être le moins attrayant possible. Les économies de court terme que peuvent réaliser des collectivités publiques portent en germe des coûts bien plus élevés à long terme : qu’on les concentre dans les villes, dans les banlieues pauvres ou dans les régions périphériques, les bénéficiaires de l’aide sociale ne disparaîtront pas. En revanche, chaque année hors du marché du travail rend la réinsertion plus difficile et donc plus chère. Harmoniser relève du bon sens – et ne contredit pas le fait de tenir compte des différences de coût de la vie selon la région.

Pourquoi baisser l’aide sociale?

Indépendamment de ces considérations, on peut s’interroger sur le but d’une telle mesure. Dans son communiqué, la CDAS évoque prudemment une “pression sur les coûts de l’aide sociale”… tout en relativisant: coût et évolution de l’aide sociale ne dépendent pas que des forfaits, loin de là!

Et la CDAS a raison: postuler que seule une motivation financière individuelle compterait pour faire sortir des bénéficiaires de l’aide sociale revient à imaginer qu’il existe un stock d’emplois attendant d’être pourvus et correspondant aux bénéficiaires en question. Vous avez deviné: le monde réel n’est pas si simple.

Comme l’écrit le Conseil d’Etat vaudois au sujet du chômage dans ce canton (mais le raisonnement se laisse exporter): “Une large partie du chômage vaudois, comme c’est le cas sur le plan suisse, s’explique par l’inadéquation entre les profils des demandeurs d’emplois et les besoins des employeurs tant publics que privés” (et de nombreux chômeurs sont des bénéficiaires de l’aide sociale, après avoir épuisé leurs droits aux indemnités de l’assurance).

Au prochain épisode : si ce n’est en diminuant les montants, comment faire baisser l’aide sociale ?

Mise à jour (28 septembre): dans cette tribune parue sur Domaine public, le conseiller municipal socialiste zurichois R. Golta explique de façon claire et pratique les nombreux rôles joués par l’aide sociale.

La lumière sur les nuits lausannoises

Il y a trois ans de cela, un été très agité avait imposé dans le débat public un nouveau mot-clé: les nuits lausannoises. A quelques reprises au cours des mois les plus chauds, des échauffourées devant l’une ou l’autre discothèque avaient dégénéré en bagarres générales – rapidement rebaptisées “émeutes” dans un langage médiatique qui apprécie de moins en moins la nuance. Certains débordements, jets de bouteilles contre des ambulanciers, détérioration de matériel public, avaient néanmoins de quoi alarmer.

Les partis, c’est leur rôle, ont formulé quelques propositions. Le débat a été fort agité durant quelques mois. Que pouvait faire Lausanne, avec ses compétences, face à ce phénomène? Que devait faire, en particulier, une majorité de gauche? Lorsque celle-ci a communiqué son projet, les échos ont été quasi-unanimes: la Municipalité choisissait une approche liberticide, basée sur le contrôle et la surveillance, et allait tuer ces nuits qui faisaient la fierté de la petite capitale de la nuit.

Lausanne a bougé

Avec trois ans de recul, et sans prétendre à juger dans leur globalité ce que sont devenues les nuits lausannoises sur le plan de la qualité, il est peut-être temps de dresser un premier bilan… Sur le plan politique, que s’est-il passé depuis 2012?

  • L’horaire limite de fermeture pour les discothèques a passé de 5h à 6h du matin. La condition: cesser de vendre de l’alcool à 5h.
  • Une évolution des horaires des bus de nuit est en cours, afin des les étaler jusqu’à 4h30, soit environ une heure avant la reprise du service normal des transports publics.
  • Une brigade dite “sécurité, intervention, prévention” sur le modèle zurichois a été créée. Composée d’agents communaux en uniformes non armés, elle vise simplement à assurer une présence susceptible de désamorcer les conflits, sans laisser ce rôle uniquement aux agents privés.
  • Les ouvertures nocturnes des salles de gymnastique des écoles ont été renforcées, afin de proposer aussi des alternatives aux jeunes.
  • Les possibilités de vente d’alcool à l’emporter ont été réduites: avec la nouvelle loi cantonale, la vente d’alcool s’arrête après 20h. Selon l’évaluation réalisée d’une mesure analogue mise en place à Genève, c’est un petit effort pour un effet intéressant sur la surconsommation problématique en particulier chez les jeunes. Aujourd’hui, avec la nouvelle loi cantonale, les magasins peuvent rester ouverts, mais doivent tirer le rideau sur le rayon alcool à 20h.
  • Les “concepts de sécurité” conclus avec les boîtes de nuit définissent plus précisément comment celles-ci doivent s’assurer de la sécurité en leur sein et à leurs abords (notamment, détecteurs de métaux, saisie des armes, nombre d’agents de sécurité).

Les nuits bougent encore…

Quiconque a passé une soirée à Lausanne durant cet été qui s’y prêtait particulièrement a pu à mon avis s’en convaincre: l’ambiance nocturne qui distingue Lausanne n’a pas disparu. Avec 30 établissements nocturnes, Lausanne a perdu quelques boîtes de nuit, gagné une dizaine de terrasses, et pas connu de graves troubles depuis depuis trois ans.

Oui, il y a quelques règles de plus. Non, il ne faut pas minimiser les efforts concédés par tous les acteurs, autorités comme tenanciers. Mais sauf si les mots n’ont plus aucun sens, il faut reconnaître que Lausanne la nuit en 2015, ce n’est pas exactement ce que laissaient imaginer les gros titres et leur sur-enchère de “tour de vis”, de “mesures liberticides”, de “politique anti-jeunes”, ou de “mise au pas”… Ah, et la criminalité a baissé de 18% entre 2013 et 2014. Un domaine dans lequel on peut se réjouir d’un peu moins d'”animation”…