Contre les divisions identitaires, retrouver le sens du commun

A en croire les fils d’actualité, c’est le grand retour de la foi dans l’espace social. Les religions occupent le devant de la scène: un pape très médiatique, une Eglise réformée qui se cherche, des évangéliques en plein essor – et, évidemment, de nouveaux questionnements, suscités notamment par l’islam. Un retour de la spiritualité serait-il en train de succéder à la frénésie individualiste des dernières décennies? Organisations et représentants de toutes les confessions, ou presque, trouvent en tout cas dans l’affirmation d’un nécessaire renouveau religieux un terrain d’entente commode.

En Suisse, la statistique officielle peint un autre tableau. La part des personnes ouvertement sans confession a «explosé», affirme l’Office fédéral de la statistique (OFS), de 1% en 1970 à près d’un quart aujourd’hui. Toutes orientations confondues, 30% des sondés déclarent n’avoir pris part à aucune cérémonie religieuse au cours de l’année écoulée. S’y ajoutent 40% qui ne l’ont fait qu’entre une et cinq fois – «pour une nette majorité, et quelle que soit leur appartenance, dans un but social, soit par exemple à l’occasion d’un mariage ou d’un enterrement», ajoute l’office.
Nous assistons donc, en matière de religion, à très un important recul des pratiques et des appartenances. Il faut rappeler cet état de fait, en particulier face aux tentatives de reconstituer la foi en facteur de différenciation fondamentale, de penser la société en communautés confessionnelles, qui seraient à la fois homogènes et irrémédiablement différentes les unes des autres.
Construction d’un mythe
L’analyse des situations humaines sous un angle social et économique, le refus d’une lecture religieuse de la société, est du reste un fondement historique de la gauche. Comment expliquer, dès lors, la tentation, dans les milieux progressistes, d’employer à nouveau des catégories confessionnelles? Comme l’a montré un récent colloque du Parti socialiste suisse, le débat autour de l’islam joue là un rôle déterminant. Voyons plutôt.
D’un côté, la droite construit le mythe d’un islam forcément et foncièrement incompatible avec l’intégration en Suisse. Pour certains, il s’agit, en les unifiant par leur appartenance confessionnelle, de désigner tous les musulmans à la vindicte populaire, selon un procédé connu. D’autres milieux conservateurs croient trouver là une occasion d’affirmer que tout ce qui s’écarte du christianisme s’éloigne de l’âme profonde du pays. Formidable démonstration d’ignorance historique (ou de mépris assumé), soit dit en passant, des progrès que sont la liberté de conscience et la neutralité confessionnelle de l’Etat, matérialisés dans les Constitutions de 1848 et 1874.
Un piège redoutable est ainsi tendu: puisque d’aucuns sont contre l’islam et les musulmans, faut-il être pour ne pas questionner la pertinence même d’en faire une communauté unitaire, aux intérêts partagés? Tout est prêt pour un face-à-face dangereux et réducteur.
Attrape-nigaud identitaire
Non. Renvoyons l’attrape-nigaud identitaire à l’expéditeur. Les personnes résidant en Suisse et de confession musulmane sont d’abord des hommes et des femmes avec leurs situations sociales, leurs aspirations, et (pour certains) des origines migratoires diverses. Et, information presque toujours occultée, ils sont aussi les moins pratiquants parmi tous ceux qui se revendiquent d’une confession, selon l’OFS. Tout porte à croire que l’immense majorité des musulmans n’exprime ni le besoin ni le souhait d’être envisagée à travers le prisme religieux.
Déconstruire patiemment une polarisation absurde signifie aussi traiter les revendications et les pratiques fondées sur des motifs confessionnels d’une manière strictement politique. Qu’est-ce qui est compatible avec les principes qui régissent notre société, avec les droits que nous estimons intangibles, avec les acquis de notre histoire? Cette approche vaut, évidemment, autant pour ce qui peut émaner de l’un ou l’autre courant de l’islam – de la burqa à telle ou telle exemption scolaire – que pour les discours rétrogrades du pape sur l’avortement, pour le droit revendiqué par des Eglises évangéliques d’exclure les homosexuels, pour l’exigence des Témoins de Jéhovah d’être opérés sans transfusion sanguine dans tout hôpital.
Il faut pouvoir s’opposer à une affirmation ou à un comportement motivé religieusement sans jamais accepter qu’une telle contestation soit interprétée comme une injure faite aux tenants d’une confession dans leur ensemble. Placer les manifestations de la foi en dehors du champ de la loi ou de celui du débat au nom d’une supposée tolérance, cela serait en réalité à la fois infantiliser les croyants – comme s’ils ne savaient pas différencier l’ordre, intangible, de l’intime, et celui, soumis aux normes collectives, de la vie en société – et accepter de renoncer à la vocation universelle de nos conquêtes sociales.
La foi, une affaire individuelle
Bien sûr, il existe hélas des discriminations fondées sur l’appartenance religieuse, réelle ou supposée. Mais les combattre implique de lutter contre la réduction d’une personne à un trait identitaire, par exemple religieux. Au racisme, intolérable, sous toutes ses formes, il faut opposer l’appartenance de tous à la même humanité, l’égalité de tous en dignité et en droit – et non l’affirmation, même positive, d’une spécificité communautaire.
En fondant la coordination Integra Universell, nous souhaitons, en tant que militants socialistes (de toutes confessions et incluant aussi des agnostiques ou des athées), que la foi soit traitée comme une affaire individuelle dans une société sécularisée. Nous reconnaissons, d’ailleurs, son rôle dans l’engagement concret de nombreux croyants. Si nous observons avec pragmatisme les processus de reconnaissance de communautés religieuses en cours dans certains cantons (et nous nous interrogeons au passage sur la question de savoir si les Eglises actuellement reconnues seraient aptes à l’être à nouveau), nous ne nous interdisons pas le débat de principe sur une nouvelle neutralité de l’Etat, adaptée au XXIe siècle, qui se traduirait par l’adoption de lois générales applicables à toutes les activités et organisations confessionnelles, plutôt que par la reconnaissance de communautés ou d’Eglises spécifiques. Nous affirmons le primat des droits humains et en particulier des droits des enfants, de l’égalité entre les sexes, de la protection des minorités sexuelles et de la non-discrimination sur toute revendication religieuse. Nous entretenons la flamme d’une gauche qui, contre les divisions identitaires et les séparatismes culturels, cherche, toujours, partout, à retrouver le sens du commun.

Benoît Gaillard

Qu'est-ce qui nous réunit? Comment réaliser la solidarité aujourd'hui? De quelles règles avons-nous besoin? Benoît Gaillard défend et illustra la puissance du collectif dans un environnement marqué par l'individualisme et la mondialisation. Il est conseiller communal socialiste à Lausanne.