Dans le « monde d’après », les corps sériels seront-ils tous virtuels ?

Dans bien des domaines audiovisuels, la pandémie agit comme un accélérateur de phénomènes latents : remplacement du poste de télévision par un appareil connecté à une plateforme de streaming, abandon de la priorité donnée aux salles de cinéma pour la sortie des derniers longs-métrages, etc. Mais qu’en est-il de la manière de concevoir les programmes qui parviennent sur nos écrans ? Le recours au virtuel va-t-il devenir un pur réflexe ?

L’un des premiers effets tangibles de la pandémie est l’emploi d’images de synthèse pour figurer la nudité et la sexualité de personnages fictionnels, tel que le préfigurait la création par ordinateur d’un plan de vulve pour les besoins du deuxième épisode de la dramédie Dear White People (Netflix, 2017-2020). Pour certains auteurs, simuler des rapports intimes par le biais d’effets spéciaux est toutefois difficile à envisager, à l’image de Sera Gamble, cocréatrice (avec Greg Berlanti) du thriller psychologique You (Lifetime/Netflix, 2018-), qui préfère repousser le tournage de ces scènes en attendant des jours meilleurs. Dans le même temps, elle entrevoit des changements inéluctables :

La technologie qui vous a apporté des dragons et des gens qui explosent est la même technologie qui vous apportera des scènes ordinaires de foule dans des séries que vous ne vous attendriez pas à voir utiliser des effets spéciaux.

Avant l’apparition et la propagation du Covid-19, le renoncement, par mesure de sécurité, à l’emploi d’animaux sauvages sur les plateaux de tournage avait déjà été préconisé par certaines associations comme People for the Ethical Treatment of Animals (PETA). Le 6 mai 2018, HBO diffusa un épisode de Westworld (2016-, 2.03) introduisant un nouveau parc, inspiré du Raj britannique, offrant aux invités la possibilité de chevaucher des éléphants et de chasser des tigres du Bengale. Dès le lendemain, une responsable de PETA adressa un courrier au directeur des programmes de HBO, Casey Bloys, pour lui demander de cesser toute réquisition d’animaux sauvages par les équipes de production des séries de sa chaîne. À la place, elle proposa l’alternative suivante :

Compte tenu de la technologie numérique, réaliste et sans cruauté qui existe aujourd’hui, tous les animaux sauvages apparaissant dans des séries de HBO devraient être générés par ordinateur, à l’image du tigre si joliment réalisé dans l’épisode d’hier soir.

Plutôt que de prôner un tournage plus sûr, plus collaboratif (ce qui serait allé dans le sens de la réponse formulée par HBO, qui indiqua qu’un représentant d’American Humane, autre association de protection des animaux, avait supervisé le tournage de l’épisode incriminé et validé qu’aucun animal n’avait été maltraité durant celui-ci), PETA renvoie ici la fiction à sa nature factice, illusoire, la détachant du réel d’un tournage pour la placer entre les mains d’équipes de postproduction et de spécialistes en nouvelles technologies.

Les dés ne sont pas jetés

La remarque pourrait être étendue à la nudité, au sexe, et à tout type de rapport intime dans les séries de l’après-Covid-19. Quand de nouvelles habitudes s’installent, quand de nouvelles méthodes de travail sont requises pour répondre à une situation de crise majeure, il est toujours difficile de déterminer quand un « retour à la normale » aura lieu, surtout quand les mutations en question perpétuent des mouvements de fond, comme le recours aux effets numériques ou l’oblitération des intermédiaires entre diffuseurs et spectateurs (médias, Federal Communications Commission, etc.).

Cependant, une réaction inverse peut aussi être envisagée : comme le rappelle Alicia Rodis, la nature humaine ne peut se passer de rapports intimes, de marques de connivence, de gestes de proximité. L’intimité à l’écran pourrait ainsi être amenée à répondre aux difficultés posées par des ennemis parfois invisibles (comme le Covid-19), empêchant de tisser du lien social. La fiction a en effet le pouvoir de combler des manques, de répondre à des frustrations, de nous immerger dans des mondes qui ne nous appartiennent pas.

À ces fins, de multiples trucages peuvent être mis en œuvre, notamment quand il s’agit de protéger l’intimité des acteurs. Mais sans proximité, sans interaction sociale et corporelle entre les partenaires de jeu, il apparaît difficile de transmettre le sentiment d’une véritable intimité à des spectateurs pourtant engagés dans une relation au long cours avec leurs personnages de fiction. Par les temps qui courent, nous avons plus que jamais besoin de chaleur humaine.

Benjamin Campion

Benjamin Campion est enseignant-chercheur en études cinématographiques et audiovisuelles. Il travaille sur l’histoire, l’économie et l’esthétique des séries télévisées, la censure cinématographique et télévisuelle, ainsi que les liens entre cinéma et nouvelles images.

Une réponse à “Dans le « monde d’après », les corps sériels seront-ils tous virtuels ?

  1. Il est intéressant de constater le mouvement inversement proportionnel du progrès technologique et de la qualité des productions.

    Plus les techniques de fabrication du contenu se sophistiquent, plus les programmes que l’on nous sert sont indigents et insignifiants : platitude des scénarii, ton moralisateur où le politiquement correct prend de plus en plus de place, télé-réalité dont le crétinisme et la débilité sont presque une marque de fabrique voire un gage de « qualité », bavardages stériles (à ce propos, il est intéressant de noter que lorsque la télévision devient de la radio filmée, on finit par filmer les programmes radio), diffusion de block busters créés au kilomètres avant tout pour des motifs financiers, envahissement de publicités sans imagination (toujours les mêmes).

    De temps en temps, tellement rarement, un grand moment de télévision, un excellent documentaire, un film qui fait vivre un moment de grâce. Souvent diffusés tard le soir, comme par erreur.

    Bref, la médiocrité triomphante.

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