Religion : un service public sans esprit

Les coupes budgétaires dans les émissions religieuses illustrent les faiblesses actuelles du soutien financier aux médias

La SSR, depuis peu en quête d’économies, a annoncé réemment vouloir réduire de moitié le budget dévolu à ses émissions francophones sur la spiritualité et les religions, dès 2017. L’annonce a été faite quatre jours après les attentats de Paris du 13 novembre, qui nous ont pourtant rappelé que la religion et la spiritualité imprègnent nos vies quotidiennes, pour le meilleur et pour le pire. L’épisode démontre bien les limites du système actuel de soutien étatique aux médias.

Le problème: l’argent va aux structures, alors qu’il devrait être dédié aux contenus.

Il se dépense environ CHF 1,3 milliard d’argent public chaque année en Suisse pour les médias. La SSR en touche la part du lion (environ CHF 1,2 milliard) alors que quelques dizaines de chaînes privées radio-TV se partagent les miettes de la redevance (environ CHF 50 millions). Avec la nouvelle LRTV, la SSR ne touchera « plus que » 94% de la redevance (au lieu de 96%), Pour la presse écrite, la Confédération allège le coût de la distribution postale par une maigre subvention annuelle de CHF 50 millions, dispersée sur plus de 1’100 éditeurs. Ce système est inefficace et anachronique. La convergence des médias vers le numérique (Internet) rend obsolètes les systèmes de soutien d’un canal de diffusion en particulier. Ce sont les contenus, et non pas leur mode de diffusion, qui constituent la véritable prestation de service public. Il faut donc subventionner directement les contenus.

Les émissions religieuses, un bon exemple pour un nouveau modèle de soutien aux médias

Les contenus relatifs à la spiritualité et à la religion entrent en plein dans la définition d’un service public exigeant et responsable. Ils méritent d’être défendus, préservés, et même développés. Leur maintien est actuellement dépendant d’une décision interne de la technostructure SSR (qui semble préférer orienter ses ressources pour d’autres émissions), alors qu’un soutien financier direct à la production des émissions serait plus sûr et plus efficace. D’autres pays ont déjà adopté cette approche, par exemple la Nouvelle-Zélande (voir l’étude d’Avenir Suisse, « Le soutien aux médias à l’ère du numérique », 2014). Comment cela pourrait-il fonctionner? Plutôt simplement. Les mandats de production de contenus considérés comme relevant du service public font l’objet d’un appel d’offres. La commission d’octroi des subventions pourrait être une émanation modernisée des actuelles institutions régionales de la SSR. Le producteur choisi bénéficierait d’un mandat de production d’une durée de trois à cinq ans. Une obligation de diffusion pourrait être imposée aux canaux de diffusion encore financés par la redevance.

En bref : concurrence des idées et des contenus pour garantir leur qualité ; subventionnement de la production plutôt que de la structure ; soutien direct aux contenus sans favoriser un mode de diffusion spécifique. Il est temps que le service public s’incarne de manière moderne et efficace.

Clemenceau, Jésus, Moïse et la SSR

Coupe annoncées par la SSR dans les contenus de religion et de spiritualité

« La guerre est une chose bien trop grave pour la confier à des militaires », disait Clemenceau. Aujourd’hui, le service public des médias est un bien trop précieux pour être laissé à la direction de la SSR. Car celle-ci, depuis peu en quête d’économies, semble vouloir réduire le budget dévolu à ses émissions francophones sur la spiritualité et les religions. Précisément : deux magazines radio (A vue d’Esprit et Hautes Fréquences) et un magazine TV (Faut pas croire) sont menacés de disparition pour 2017. L ‘information émane des agences Cath-Info et Médias-pro, partenaires de la SSR au sein de la cellule de production RTS Religion. L’annonce a été faite quatre jours après les attentats de Paris du 13 novembre, qui nous ont pourtant rappelé que la religion et la spiritualité imprègnent nos vies quotidiennes, pour le meilleur et pour le pire.

Le service public dans les médias, un concept en mutation

Rappelons le contexte général. Acceptée de justesse en juin 2015, la révision de la loi sur la radio et la télévision (LRTV) imposera bientôt la redevance obligatoire universelle : tous les ménages et de nombreuses entreprises paieront pour financer le « service public des médias ». En parallèle, le nouveau Parlement fédéral exige un débat de fond sur le contenu et les limites du service public. Enfin, une récente décision du Tribunal fédéral relative à la TVA pèse sur les comptes SSR pour un coût estimé à CHF 35 millions par an.

Pour faire face à cette situation, la SSR veut réduire ses coûts de CHF 40 millions par an. Cette réduction est nécessaire, et la SSR a raison de vouloir l’entreprendre. Mais il est impératif qu’elle le fasse bien, en prenant en compte les véritables priorités du service public.

La décision de couper dans les émissions de spiritualité et de religion est incompréhensible.

Dans une société nerveuse, bousculée par la révolution technologique la plus rapide de l’Histoire, fascinante mais inconfortable, il est plus que jamais nécessaire de partager des réflexions de qualité sur la quête de sens dans nos vies, en nous et avec les autres. Dans un monde complexe, violent, tourmenté par les conflits et les tensions à caractère prétendument religieux, des émissions de qualité permettant de trier le bon grain de l’ivraie font partie du service public.

Quant au contenu, les journalistes et partenaires de la SSR ont démontré qu’ils avaient les compétences pour fournir un contribution de qualité dans ces domaines. Comme l’ont relevé à juste titre  Le Courrier,  Pascal Decaillet, ou encore  l’abbé François-Xavier Amherdt, les émissions religieuses menacées par le couperet de la SSR se sont depuis longtemps affranchies de tout prosélytisme paroissial pour offrir une information large et riche sur le « fait religieux » et la spiritualité.

Du point de vue économique, la coopération entre agences spécialisées et SSR au sein de RTSReligion est exemplaire d’efficacité. De plus, elle porte sur des contenus que le marché privé des médias serait bien en peine de fournir et de livrer, faute de potentiel commercial important. Or, c’est précisément la mission d’un service public financé par tous que de stimuler la production de contenus non rentables, ou qui ne peuvent pas (ou difficilement) être produits directement par des acteurs privés.

Enfin, la décision de suppression des magazines religieux bafoue l’esprit des textes fondamentaux régissant la Suisse et le service public des médias. Le préambule de notre Constitution fédérale, entrée en vigueur en 2000, commence par « Au nom de Dieu Tout-Puissant ! ». L’article 2 alinéa 2 de la concession octroyée à la SSR énonce : « :..dans ses programmes, elle (la SSR) promeut la compréhension, la cohésion et l’échange entre les différentes régions du pays, les communautés linguistiques, les cultures, les religions et les groupes sociaux. ». Au-delà même de leur fonction spirituelle, les religions sont donc reconnues comme l’une de nos racines sociales, culturelle et politiques.

Motivations et arguments de la SSR insuffisants

Dès lors, pourquoi cet acharnement ? Pourquoi cette mesquine réduction budgétaire, dans un domaine de contenu se situant de toute évidence au cœur d’une mission de service public ? Quels arguments pour les justifier ? Quelles autres priorités méritent-elles de faire passer la spiritualité à la trappe ? Veut-on forcer sans le dire une laïcisation médiatique ?

Les explications a posteriori de la RTS ne convainquent pas: les thèmes de religion et spiritualité pourraient être « traités dans d’autres magazines d’actualité et de société », pour « les rendre accessibles à plus large public ». Terrible aveu de nivellement par le bas : élargir l’audience en baissant l’exigence, voilà le chemin proposé.

Jusqu’à quand nous sera-t-il servi inlassablement l’inlassable et si peu pertinente litanie de la « concurrence étrangère », comme si la mission de la SSR était d’affronter les géants TF1 ou M6 sur leurs terrains de prédilection du télé-crochet, des concours et castings pipolisés, du racolage de l’audience et de la scénarisation du monde ? Comment peut-on couper dans les émissions de spiritualité religieuse et continuer à se réjouir de diffuser sur la RTS un grand film populaire de qualité (contre paiement obligatoire de la redevance) un jour avant les grandes chaînes française (gratuites pour le téléspectateur) ?

Décidément, ce premier train de mesures d’économies ne rassure pas. La SSR semble manquer de lucidité quant à sa mission. Certes, nul ne sait quelle sera sa décision définitive ; un sursaut positif n’est pas à exclure, qui permettrait de maintenir le niveau actuel des émissions religieuses. Mais l’épisode démontre bien les limites du système actuel de soutien étatique aux médias.

Qui les Universités doivent-elles former ?

Le Japon réduit les dépenses universitaires dans les sciences humaines et sociales

Le Japon a récemment transmis à ses universités des directives recommandant d’«orienter les jeunes de 18 ans vers des domaines hautement utiles où la société est en demande». Dans le collimateur : les sciences humaines et sociales (SHS), avec la conséquence prévisible et souhaitée (par le gouvernement) d’une drastique réduction des dépenses universitaires dans ces domaines. Le Japon fait donc un choix de priorités: les formations répondant bien à la demande du marché du travail seront mieux financées que les autres.

Et en Suisse ?

En Suisse, l’UDC propose de diviser par deux le nombre d’étudiants dans les SHS ou d’y instaurer un numerus clausus, au motif que ces étudiants ne trouveraient pas d’emploi à leur sortie de l’Université. Ce que conteste par exemple le prof. Söderström, de l’Université de Neuchâtel (Le Temps du 26.8.2015) : le taux de chômage parmi les ex-étudiants en SHS serait plus bas que celui des diplômés en sciences exactes et naturelles.

Quelles priorités pour le financement des Universités ?

Le cas japonais interpelle, car il rappelle crûment que les hautes écoles n’ont pas de ressources illimitées ni de budgets extensibles à l’infini. Même dans la prospère Suisse, elles doivent fixer des priorités pour leur financement. Mais selon quels critères décider ? Privilégier les filières les plus porteuses sur le marché de l’emploi ? Réduire le financement de celles qui « génèrent » le plus de chômeurs ? (c’est le risque induit, évidemment non souhaité, par la réponse du prof. Söderström). Plus de médecins, moins de sociologues ? Former encore plus de juristes (puisque la plupart trouvent un bon travail à l’issue de leurs études) ?

Eviter une hiérarchie artificielle entre les savoirs

Vouloir décider des priorités de financement en tentant d’évaluer et de comparer la “valeur” de chaque discipline du savoir (et pas seulement dans les sciences humaines) est totalement vain. Une telle hiérarchie ne fait pas sens. Chaque spécialiste crédible de “sa” discipline aura des arguments convaincants et légitimes pour justifier son existence, son apport à la civilisation, sa contribution à l’humanité. Et comment comparer ? L’arménien antique “vaut”-il moins que l’économétrie ? La musique est-elle inférieure à la neuropsychologie ? Mozart plus important que les Beatles, ou l’inverse ? La pomme a-t-elle plus contribué à l’humanité que la poire ou l’abricot ? Tenter d’établir une hiérarchie des valeurs de chaque science fait encore moins sens aujourd’hui, dès lors que ce sont le plus souvent des équipes interdisciplinaires qui produisent les découvertes les plus révolutionnaires, par la fertilisation croisée de leurs connaissances et de leurs talents. Il faut donc chercher ailleurs que dans les mérites propres de chaque discipline du savoir des éléments de fixation des priorités.

La formation universitaire doit tenir compte du marché de l’emploi

Pour la formation des étudiants à l’Université, le critère de l’utilitarisme sur le marché de l’emploi est pertinent : il n’est pas absurde que la Suisse affecte une part croissante de ses dépenses universitaires pour former des informaticiens ou des médecins, plutôt que des linguistes ou des Egyptologues. Mais ce critère ne tient pas compte d’autres dimensions de transmission du savoir, considéré comme un rôle de civilisation. Et il serait totalement contre-productif dans la recherche : condamnés à devoir prouver des résultats économiques, les chercheurs vivraient dans la hantise de l’échec, inhibant ainsi tout esprit d’innovation.

La diffusion du savoir est en pleine mutation, internationale et technologique

De nombreuses disciplines universitaires, dont les SHS, n’échapperont pas à une réduction de leurs ressources financières. Plutôt que d’y voir à chaque fois une «guerre contre le savoir», la Suisse devrait prendre en compte quelques dimensions nouvelles :

    • la qualité prime plus que la quantité. La Suisse compte cinq institutions universitaires classées dans le Top 100 mondial. La préservation d’un tel résultat exige une concentration des ressources financières sur quelques filières du plus haut niveau. Le Japon n’a que deux Universités dans ce classement, alors que le pays compte près de 180 universités publiques.
    • la «vraie» concurrence dans l’excellence est internationale, et non plus interne à la Suisse. Les SHS doivent créer des pôles d’excellence nationaux, et ne pas disperser les efforts et les chaires, sous couvert de maintien d’une Université «généraliste», un concept flou qui masque souvent l’incapacité à faire des choix.
    • l’accès au savoir international doit être favorisé et préservé. La Suisse n’a pas les moyens d’exceller dans tous les domaines. Mais une renonciation à financer nationalement une discipline ne signifie pas un abandon complet : la Suisse doit tenter de garantir l’accès de ses chercheurs et étudiants les plus motivés aux meilleures filières du monde, à l’étranger (par un système de bourses et d’accords). Bien entendu, une telle politique exige la réciprocité et l’accueil en Suisse d’étudiants étrangers dans nos propres filières d’excellence.

le savoir universel n’a jamais été aussi aisément accessible

      . La transmission du savoir ne doit plus nécessairement être assumé physiquement et localement pour chaque discipline dans chaque institution. Le développement des formations en ligne (MOOCs, pour «massive open online courses») permet aux hautes écoles une large et efficace dissémination du savoir.

L’EPFL, mais aussi les Universités de Genève et de Lausanne, sont des pionniers en la matière

      . Inversement, chaque résident en Suisse a accès aux MOOCs du monde entier. On constate d’ailleurs que le public des MOOCs se compose largement d’adultes professionnellement mûrs, désireux d’élargir leur savoir personnel, et pas seulement de jeunes étudiants; jolie concrétisation du concept d’apprentissage tout au long de sa vie (“lifelong learning”).

 

Le rôle de transmission et de préservation du savoir peut donc être partiellement assumé sous des formes moins onéreuses que le financement classique des hautes écoles actuelles

Il faut plus de réflexion économique dans la politique d’asile (1)

Les migrants font aussi des choix économiques

L’immense débat sur la politique européenne (et suisse) de l’asile est pour l’instant monopolisé par l’urgence opérationnelle et par les sentiments (bons ou mauvais). Il est temps d’y faire entrer de la stratégie et une saine réflexion économique.

L’urgence et les sentiments (bons ou mauvais) ne font pas une stratégie

Certes, il y urgence à trouver des solutions logistiques à court terme pour l’hébergement ou la sécurité. Mais les laborieuses relocalisations sur lesquelles bute l’UE ne sont que des mesures d’optimalisation logistique, qui seront balayées par la prochaine vague de migration. Quant aux sentiments, bons ou mauvais, ils ne suffisent pas non plus à fonder une politique efficace. Le bénévole enthousiaste qui apporte une cinquantaine de paires de bottes aux migrants de Calais en prenant deux jours de congé démontre une empathie concrète, mais totalement inefficace ; pire même, son action risque d’être contre-productive et frustrante, car les bonnes volontés ne remplacent pas une bonne organisation.

A l’opposé, les réactions sécuritaires précipitées aveuglent souvent ceux qui les prennent. Un pays comme la Hongrie, qui tente brutalement de dissuader l’immigration sur son territoire, agit en fait à l’encontre de son intérêt national : The Economist rappelle à juste titre que la Hongrie est le pays de l’Est européen qui aurait le plus besoin de compenser son déficit démographique par de nouveaux arrivants sur le marché du travail.

The Economist
The Economist

Toute stratégie doit inclure une réflexion économique, y compris dans la migration

Bref, difficile de discerner une véritable stratégie à long terme dans les mesures proposées, ni la logique économique de nombreuses décisions récentes. Pourtant, de vraies solutions à long terme ne pourront exister que si des considérations économiques sont prises en compte dans la définition des stratégies, des objectifs et des moyens. Ceci est valable tant pour les individus (prise en compte de la motivation des migrants) que pour les pays de destination de la migration.

Les migrants font le meilleur (ou le moins mauvais) choix possible pour eux-mêmes

Il ne faut pas oublier que les migrants font eux-mêmes un calcul économique personnel ; pour ceux qui partent, les risques encourus sont perçus comme inférieurs aux opportunités espérées. En d’autres termes : les risques de l’exil, des passeurs, des hébergements provisoires, de la mobilité forcée, de la clandestinité et de refus d’une autorisation de séjour, malgré leur dureté et leur forte probabilité de survenance, ne dissuadent pas les migrants, car la mince chance de pouvoir vivre dans un pays en paix avec une possibilité d’emploi leur apparaît comme un espoir d’une valeur bien supérieur à ces épreuves. Ceci ne s’applique évidemment pas au premier mouvement de migration des personnes en danger qui fuient en catastrophe une zone de guerre, de conflits ou de très fortes tensions ; mais une fois installées dans un premier abri, hors du danger le plus intense, ballotées de camp en camp, celles-ci choisissent souvent le pari d’un périple risqué. Pour se rapprocher de leur destination, ces « migrants » – même démunis selon des critères occidentaux – paient des montants souvent très importants, notamment aux filières de passeurs illégaux. C’est la preuve que la perspective d’une opportunité positive a une grande valeur à leurs yeux, bien supérieure aux risques encourus, qu’ils soient personnels, familiaux ou financiers. Tant qu’il n’existera pas d’autres alternatives, moins risquées et plus intéressantes en terme de ratio « risques/opportunité », la migration massive en cours sur l’Europe se poursuivra.

Les migrants mettent les pays de destination en “concurrence”

Le calcul économique des migrants est aussi évident dans le choix de leur destination finale souhaitée. Grossièrement, leur choix d’un pays de destination est guidé par trois considérations : la perspective d’obtenir un emploi et un salaire ; la qualité de la procédure d’accueil et de demande d’asile (ou d’une autorisation d’établissement) ; la probabilité d’obtenir l’asile (ou un permis). L’Allemagne est la destination prioritaire, parce qu’elle est perçue comme étant en tête de liste dans les trois catégories. La Suisse est cotée en-dessous de l’Allemagne, probablement car elle ne fait pas partie de l’UE (d’où un risque accru d’absence de mobilité en matière d’emploi) et n’a pas créé un « appel d’air » aussi fort que l’Allemagne, qui s’est déclarée (un peu trop vite, sans doute) très ouverte à l’immigration urgente. Le Royaume-Uni reste attractif pour l’emploi (même clandestin), malgré la brutalité de ses procédures d’immigration. La France semble en queue du peloton de l’attractivité parmi les pays de l’Ouest européen : faible perspective de trouver un emploi, message national largement hostile à l’idée de l’immigration (dans tous les partis politiques), procédure sévère et laissant peu d’espoir aux requérants. Que les Erythréens, Irakiens ou Syriens en détresse à Calais n’aient même plus envie de France en 2015 devrait résonner comme un message tragique aux élites de ce pays, même plus « concurrentiel » pour accueillir les blessés de la mondialisation (cf. notamment l’article de Xavier Alonso “Ces migrants qui ne viennent pas en France”, 24 Heures, 22.9.2015.

Augmenter la qualité des filières de migration : sécurité, efficacité, vitesse de traitement

La solution la plus désirable pour imiter l’ »attractivité » de la migration est évidemment le retour à la paix des régions de guerre et de tensions qui génèrent le plus de réfugiés. Immense et noble mission diplomatique et militaire, qui ne déploiera des effets qu’à très long terme, et encore. Dans l’intervalle, il faudrait travailler sur l’amélioration durable de la qualité des filières de migration, en particulier la sécurité offerte aux migrants durant leur périple, ainsi que sur l’efficacité et la vitesse de traitement de leur demande. Demande d’asile et/ou d’établissement, car la masse de migrants et l’intensité des conflits mondiaux rend de plus en plus illusoire le « tri » efficace à la source du « bon » migrant – qui a droit à l’asile – et du requérant « économique » – qui cherche un emploi et une vie meilleure. Outre les efforts des pays de destination, cet objectif devrait aussi être (partiellement) financé par les migrants eux-mêmes.

L’argent payé par les migrants aux passeurs serait infiniment mieux utilisé s’il était utilisé pour créer un statut légitime de requérant

Ainsi, l’argent payé par les migrants aux passeurs serait infiniment mieux utilisé s’il permettait de créer un statut administratif légitime de requérant – au plus tôt et au plus proche du pays de départ. En contrepartie de l’émolument qu’il devrait payer (qui pourrait aussi être pris en charge par un tiers – employeur potentiel, garant ou ONG), le requérant obtiendrait un statut juridique procédural efficace et privilégié. Il aurait notamment droit à un traitement rapide, humain et efficace de sa demande, en diminuant la prise de risques personnels (en permettant notamment de déposer la demande le plus proche possible des zones de tension), en donnant une réponse claire dans les meilleurs délais, en garantissant des droits de procédure stricts. De plus, en canalisant sur une filière légitimée l’argent que les migrants dépensent de toute façon pour leur périple, on réduirait la taille et l’attractivité criminelle du marché noir des passeurs.

La filière légitime doit être plus attractive que les procédures illégales ou clandestines

Bien entendu, la création d’un statut légitime partiellement financé par les migrants eux-mêmes ne peut être efficace que si, en parallèle, les filières illégales ou non légitimées sont traitées plus sévèrement (tout en évitant l’arbitraire, car il y aura toujours de vrais réfugiés issus de zones de guerre ou de conflits, qui n’auront pas le temps ou la possibilité matérielle de faire les démarches d’entrée dans un système de légitimation administrative officielle). En particulier, la perspective actuelle de régularisation dans un pays occidental pour les clandestins de longue durée – avec le sentiment que cela pourrait se faire, tôt ou tard- dépasse encore largement les inconvénients et les risques, réels et perçus. La création d’un statut procédural légitimé de requérant ne fait donc du sens que si cette filière est à la fois plus efficace pour tous, et offre aux migrants une relation « risques/bénéfices potentiels » bien supérieure à la situation actuelle. Se déclarer légitimement et accepter une décision rapide doit être moins cher et plus sûr que de migrer clandestinement et d’attendre en se cachant. A défaut, le chaos migratoire actuel en Europe continuera sans entraves, entretenu par le flot des illusions des migrants et l’immense profitabilité du marché noir des passeurs illégaux.


Crédit photo: Travailleur venu d’Erythrée sur un chantier en Allemagne, 2015, Reuters

La Longue Marche vers un service citoyen a déjà commencé

L’esprit de milice « à la suisse » doit être redynamisé

AS_système de milice_cover_250x384pxL’identité politique suisse est profondément imprégnée, pour le meilleur et pour le mythe, par trois principes cardinaux : la démocratie directe, le fédéralisme et l’esprit de milice. De ce tryptique, le troisième volet est clairement le moins étudié et le moins spectaculaire. Pourtant, cet esprit de milice, qui consiste en une présence systématique de citoyens non professionnels dans l’armée et les autorités politiques est l’un facteurs-clefs du succès de la Suisse. Les avantages du système de milice « à la suisse » sont nombreux : outil de cohésion sociale, facteur de cohésion puissant, véhicule d’intégration, proximité constante entre la population et ses autorités. Malgré cela, la participation des citoyens aux activités de milice est en déclin, en particulier dans les communes, qui peinent à pourvoir leurs autorités. Avenir Suisse a consacré un livre à ce sujet (« Etat citoyen et citoyens dans l’Etat », avec les Editions Slatkine, septembre 2015) dont l’une des propositions-phares est l’extension de l’actuelle obligation de servir (service militaire et civil exclusivement masculin) à un service citoyen universel.

Service militaire obligatoire: 1/3 de réalité, 2/3 de fiction

Historiquement, le principe de milice est bien entendu ancré dans l’armée et le service militaire; tant l’obligation de servir que la figure du citoyen-soldat restent des symboles puissants et populaires. Preuve en est notamment le rejet massif par le peuple (à 73, 2 %) et par tous les cantons de l’initiative populaire « Oui à l’abrogation du service militaire obligatoire » en votation populaire le 22 septembre 2013. Si le mythe de l’armée de milice reste puissant, la réalité est plus décevante : moins d’un tiers des jeunes gens en âge de servir accomplissent effectivement leur service militaire. Quelle que soit l’appréciation portée sur la contribution d’une armée non professionnelle à la politique de sécurité du pays (y a t-il une stratégie suisse de sécurité au fait ? est-elle connue ?) ou les contraintes liées aux constantes baisses de budget de l’armée, ce pourcentage en baisse constante est inquiétant. Tout comme le « Welschlandjahr » des jeunes filles au pair alémaniques, la rituel du passage à l’armée des jeunes hommes suisses participait à la découverte, superficielle mais humainement riche, du reste du pays. A coups de rencontres, de contacts, de baragouinages, de petites explorations, au prix d’innombrables répétitions de souvenirs de troufion, la cohésion sociale du pays, cette forme de civilité rendue possible par réduction des préjugés sur « les autres », s’en trouvait renforcée.

Service civil, un “concurrent” en pleine croissance

Non seulement le service militaire est en baisse quantitativement, mais il est de plus en plus concurrencé par le service civil. De plus en plus de jeunes gens font le choix du service civil plutôt que militaire (quand bien même la durée du service civil est 1,5 fois plus longue que le service militaire), à tel point que plus de 1,5 million de journées de service civil ont dû être organisées en 2014. Les nouveaux civilistes sont pour la plupart d’accord de s’engager et ne rejettent pas l’obligation de servir en soi ; mais ils sont rebutés par un service militaire perçu comme peu attractif, non formateur et peu intéressant. Pour satisfaire la « demande » croissante en matière de service civil, il faut donc élargir le champ des domaines d’activités possibles, sans empiéter pour autant sur ce que les entreprises privées peuvent elles-mêmes réaliser. Dans ce mouvement, la décision prise hier (14.9.2015) par le Parlement fédéral (cf. le compte-rendu dans 24 heures) autorisant les civilistes à accomplir leur devoir dans les écoles marque une étape supplémentaire vers l’élargissement des options ouvertes pour satisfaire à l’obligation de servir.

Le service citoyen proposé par Avenir Suisse…

Dans son livre sur le système de milice, Avenir Suisse imagine – sans entrer dans les détails opérationnels – la création d’un service citoyen universel, incluant tant le militaire que plusieurs activités sociales et civiles, et qui s’imposerait non seulement aux jeunes hommes de nationalité suisse, mais aussi aux femmes et aux étrangers établis depuis quelques années. Certes, cette large extension de l’obligation générale de servir est présentée comme une mesure de dernier recours si d’autres correctifs ponctuels (amélioration des rémunérations pour les miliciens, meilleure organisation du temps, revalorisation sociale et de la valeur de formation, etc.) ne permettent pas de revivifier suffisamment l’esprit et les activités de milice. Mais le déclin constant de l’engagement citoyen et bénévole constaté en Suisse force à penser qu’une décision forte et spectaculaire en faveur de la cohésion sociale sera tôt ou tard nécessaire, sous une forme ou une autre.

… est une idée qui recueille de plus en plus d’adhésion

L’idée du service citoyen gagne du terrain dans les esprits. Dans un sondage publié par l’Hebdo en avril 2015, les jeunes Romands se déclarent favorables à ce que l’obligation du service militaire soit remplacée par un service citoyen obligatoire (70 % d’approbation pour les jeunes « leaders », 58 % pour les jeunes en général)

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Confirmant cette tendance, de nombreux groupements se mobilisent, bien au-delà ou en dehors des partis, pour promouvoir l’idée d’un service citoyen. Ainsi, parmi d’autres, Servicecitoyen.ch, une association de bénévoles à but non lucratif créée à Genève, a publié le 1er août 2015 (jour de la Fête nationale, ce n’est pas un hasard) un stimulant Manifeste pour un service citoyen bilingue.

La Longue Marche vers un service citoyen universel a commencé.

La Suisse, ce bastion de libéraux pratiquants

Capture d’écran 2015-09-03 à 2.02.07 PMQue veut dire être libéral aujourd’hui ?

Cette semaine est paru chez NZZ Libro un livre collectif sur le thème « Que veut dire être libéral aujourd’hui ? ». Edité par Béatrice Acklin, Yann Grandjean et Fulvio Pelli, le livre rassemble une série d’entretiens doubles (deux personnes sont à chaque fois interrogées par l’un des éditeurs), en allemand ou en français. Le livre entend réaffirmer et rafraîchir la pensée libérale sur quelques grands thèmes politiques et sociaux : responsabilité sociale (Jean-Pierre Bonny et Jean-Daniel Gerber), migration (Tibère Adler, auteur des ces lignes, et Claude Ruey), sphère privée et monde digital (Konrad Hummler et Markus Spillmann), santé (Thierry Carrel et Ignazio Cassis), famille (Suzette Sandoz et Philippe Nantermod), religion et communautés religieuses (Martine Brunschwig Graf et Andrea Caroni), droit et démocratie (Michel Hottelier et Olivier Meuwly) et environnement (Filippo Leutenegger et Thomas Maier).

Chaque auteur est prié d’expliquer d’entrée de jeu ce qu’il entend par libéralisme. Deux grands axes de définition ressortent clairement pour tous: la combinaison des valeurs de liberté et de responsabilité  d’une part ; la défense des droits de l’individu (notamment les droits fondamentaux de la personne), tant à l’égard de l’Etat que la possible tyrannie de la majorité (même démocratique) d’autre part. La possibilité (pas la garantie) de l’épanouissement individuel est au cœur de la pensée libérale.

 Faut-il s’excuser d’être libéral ?

Ce qui frappe pourtant, dans ce livre comme dans d’autres cercles, est la connotation défensive, voire le ton d’excuse employé pour se déclarer libéral ou pour en parler. Eric Gujer, rédacteur en chef de la NZZ, commence sa préface par «Le libéralisme est une position politique qui ne trouve plus de soutiens de manière évidente». Les éditeurs entament leur introduction par «si l’on en croit l’opinion générale, le libéralisme est la cause de tous les maux de notre temps», pour mieux la réfuter. Mais pourquoi tant de retenue, pourquoi ces hésitations, surtout en Suisse, l’un des pays les plus libéraux du monde?

Certes, l’étiquette «libérale» n’est pas porteuse pour gagner une élection: le FDP allemand s’est récemment effondré; les partis purement «libéraux» n’ont eu du succès en Suisse que dans les cantons urbains et bourgeois de Genève, Vaud, Neuchâtel et Bâle, avant d’être phagocytés par le nouveau parti libéral-radical. Certes, il n’y a pas de définition incontestable et homogène de ce qu’est le libéralisme (mais c’est tout aussi vrai pour le socialisme, le conservatisme, le populisme, le nationalisme ou le progressisme). Certes, le tic communicationnel d’accoler «néo» ou «ultra» à «libéral» fait circuler le préjugé que ce courant de pensée se limite à une étroite vision économique à court terme (mais ajouter «néo» ou «ultra» fonctionne aussi très bien pour caricaturer les socialistes, les conservateurs, les populistes, les nationalistes ou les progressistes).

La Suisse est majoritairement libérale

La réalité, surtout en Suisse, est que les valeurs libérales restent omniprésentes dans la population et majoritaires dans la plupart des décisions politiques. L’idée de défendre les libertés individuelles, tout en assumant la responsabilité de ses propres décisions, reste prédominante dans la majorité des votations nationales (ainsi celle sur le marché du travail, où toutes les propositions de régulation supplémentaire sont largement rejetées). Comme souvent dans notre pays, les faits parlent plus fort et plus clair que les mots. L’étiquette libérale ne mobilise pas les foules dans les campagnes électorales, mais la pensée libérale imprègne (encore) puissamment la politique de fond. La Suisse est libérale et agit en conséquence, mais n’ose pas le dire trop fort. C’est mieux que le contraire.

 Libéralisme chez nos voisins: le faire sans le dire

Cette puissance de l’idée libérale dans les faits, et sa relative faiblesse dans l’imagerie politique, est entièrement corroborée au niveau international. Le chancelier allemand Schröder, sous étiquette socialiste (SDP), a eu le courage de lancer au milieu des années 2000 les réformes économiques (Agenda 2010) dont l’Allemagne avait besoin pour rester compétitive. Cette politique a réussi au pays et coûté son poste au chancelier, non-réélu. En Grande-Bretagne, Tony Blair n’a cessé de gagner les élections sous étiquette «labour» en pratiquant une politique d’inspiration largement libérale. La France politique dans son immense majorité ne cesse de honnir l’idée du libéralisme, alors qu’aucun gouvernement français, de gauche ou de droite (surtout sous la présidence Sarkozy), ne l’a jamais pratiqué et qu’aucun parti politique d’envergure ne l’inscrit à son programme. C’est donc – apparent paradoxe –à MM. Valls et Macron, ministres socialistes, qu’il appartient en 2015 de concrétiser les indispensables réformes libérales nécessaires à la France, tout en tentant de continuer à prétendre qu’ils sont de gauche. Il leur faudra choisir entre servir le pays ou satisfaire les militants de leur parti.

 Les pays les plus libéraux sont aussi les plus prospères

Porter un label libéral n’est donc pas toujours la voie royale pour gagner une élection. Mais pratiquer une politique libérale réussit aux pays qui le font, et bénéficie donc à leurs citoyens. En effet, les pays les plus libéraux du monde sont aussi les plus prospères. Les deux phénomènes s’alimentent réciproquement en un cercle vertueux: peu importe que ce soit la prospérité qui créée les conditions de la liberté, ou au contraire la liberté qui permette l’essor de la prospérité. Malgré sa boulimie de réglementations et une forme d’attirance paresseuse pour la dilution des libertés et de la responsabilité individuelles dans les mollesses sociales-démocrates, la Suisse reste l’un des pays les plus libéraux du monde, comme l’attestent notamment plusieurs classements internationaux.

Ainsi le Human Freedom Index 2015, co-édité par trois prestigieux think tank (Fraser Institute, Canada; Cato Institute, Etats-Unis; Friedrich Naumann Stiftung, Allemagne) tient compte tant de la liberté des individus que de la liberté économique. La Suisse y apparaît en deuxième position, juste derrière Hong Kong (moins bien coté que la Suisse pour les libertés civiles, mais moins réglementé sur le plan économique). Nos voisins ne brillent guère (Autriche no 12; Allemagne no 13; France no 33; Italie no 34).

Ou alors le rapport annuel canadien du Fraser Institute «Economic Freedom of the World 2014», qui se concentre – plus limitativement – uniquement sur les conditions d’exercice des libertés économiques. La Suisse y figure en quatrième position (après Hong Kong, Singapour et la Nouvelle-Zélande), largement devant l’Allemagne (no 29), l’Autriche (no 31), la France (no 58) et l’Italie (no 79). Par ailleurs, Avenir Suisse mesure régulièrement depuis 2013 le niveau des libertés sociales et économiques dans les cantons suisses dans son Indice de liberté (les valeurs y sont en moyenne élevées partout, avec Argovie en tête et Genève en lanterne rouge).

Le succès de la Suisse repose largement sur les valeurs libérales que la pays continue à cultiver et pratiquer, quelle que soit l’étiquette sous lesquelles elles sont avancées. Ici comme ailleurs, le libéralisme vécu est donc infiniment plus puissant que le libéralisme rhétorique. Serait-ce donc le destin des valeurs libérales que de ne jamais être aussi efficaces que lorsqu’elles sont concrétisées sous d’autres labels? Le libéralisme est la «marque blanche» des pays qui fonctionnent bien.