Qui les Universités doivent-elles former ?

Le Japon réduit les dépenses universitaires dans les sciences humaines et sociales

Le Japon a récemment transmis à ses universités des directives recommandant d’«orienter les jeunes de 18 ans vers des domaines hautement utiles où la société est en demande». Dans le collimateur : les sciences humaines et sociales (SHS), avec la conséquence prévisible et souhaitée (par le gouvernement) d’une drastique réduction des dépenses universitaires dans ces domaines. Le Japon fait donc un choix de priorités: les formations répondant bien à la demande du marché du travail seront mieux financées que les autres.

Et en Suisse ?

En Suisse, l’UDC propose de diviser par deux le nombre d’étudiants dans les SHS ou d’y instaurer un numerus clausus, au motif que ces étudiants ne trouveraient pas d’emploi à leur sortie de l’Université. Ce que conteste par exemple le prof. Söderström, de l’Université de Neuchâtel (Le Temps du 26.8.2015) : le taux de chômage parmi les ex-étudiants en SHS serait plus bas que celui des diplômés en sciences exactes et naturelles.

Quelles priorités pour le financement des Universités ?

Le cas japonais interpelle, car il rappelle crûment que les hautes écoles n’ont pas de ressources illimitées ni de budgets extensibles à l’infini. Même dans la prospère Suisse, elles doivent fixer des priorités pour leur financement. Mais selon quels critères décider ? Privilégier les filières les plus porteuses sur le marché de l’emploi ? Réduire le financement de celles qui « génèrent » le plus de chômeurs ? (c’est le risque induit, évidemment non souhaité, par la réponse du prof. Söderström). Plus de médecins, moins de sociologues ? Former encore plus de juristes (puisque la plupart trouvent un bon travail à l’issue de leurs études) ?

Eviter une hiérarchie artificielle entre les savoirs

Vouloir décider des priorités de financement en tentant d’évaluer et de comparer la “valeur” de chaque discipline du savoir (et pas seulement dans les sciences humaines) est totalement vain. Une telle hiérarchie ne fait pas sens. Chaque spécialiste crédible de “sa” discipline aura des arguments convaincants et légitimes pour justifier son existence, son apport à la civilisation, sa contribution à l’humanité. Et comment comparer ? L’arménien antique “vaut”-il moins que l’économétrie ? La musique est-elle inférieure à la neuropsychologie ? Mozart plus important que les Beatles, ou l’inverse ? La pomme a-t-elle plus contribué à l’humanité que la poire ou l’abricot ? Tenter d’établir une hiérarchie des valeurs de chaque science fait encore moins sens aujourd’hui, dès lors que ce sont le plus souvent des équipes interdisciplinaires qui produisent les découvertes les plus révolutionnaires, par la fertilisation croisée de leurs connaissances et de leurs talents. Il faut donc chercher ailleurs que dans les mérites propres de chaque discipline du savoir des éléments de fixation des priorités.

La formation universitaire doit tenir compte du marché de l’emploi

Pour la formation des étudiants à l’Université, le critère de l’utilitarisme sur le marché de l’emploi est pertinent : il n’est pas absurde que la Suisse affecte une part croissante de ses dépenses universitaires pour former des informaticiens ou des médecins, plutôt que des linguistes ou des Egyptologues. Mais ce critère ne tient pas compte d’autres dimensions de transmission du savoir, considéré comme un rôle de civilisation. Et il serait totalement contre-productif dans la recherche : condamnés à devoir prouver des résultats économiques, les chercheurs vivraient dans la hantise de l’échec, inhibant ainsi tout esprit d’innovation.

La diffusion du savoir est en pleine mutation, internationale et technologique

De nombreuses disciplines universitaires, dont les SHS, n’échapperont pas à une réduction de leurs ressources financières. Plutôt que d’y voir à chaque fois une «guerre contre le savoir», la Suisse devrait prendre en compte quelques dimensions nouvelles :

    • la qualité prime plus que la quantité. La Suisse compte cinq institutions universitaires classées dans le Top 100 mondial. La préservation d’un tel résultat exige une concentration des ressources financières sur quelques filières du plus haut niveau. Le Japon n’a que deux Universités dans ce classement, alors que le pays compte près de 180 universités publiques.
    • la «vraie» concurrence dans l’excellence est internationale, et non plus interne à la Suisse. Les SHS doivent créer des pôles d’excellence nationaux, et ne pas disperser les efforts et les chaires, sous couvert de maintien d’une Université «généraliste», un concept flou qui masque souvent l’incapacité à faire des choix.
    • l’accès au savoir international doit être favorisé et préservé. La Suisse n’a pas les moyens d’exceller dans tous les domaines. Mais une renonciation à financer nationalement une discipline ne signifie pas un abandon complet : la Suisse doit tenter de garantir l’accès de ses chercheurs et étudiants les plus motivés aux meilleures filières du monde, à l’étranger (par un système de bourses et d’accords). Bien entendu, une telle politique exige la réciprocité et l’accueil en Suisse d’étudiants étrangers dans nos propres filières d’excellence.

le savoir universel n’a jamais été aussi aisément accessible

      . La transmission du savoir ne doit plus nécessairement être assumé physiquement et localement pour chaque discipline dans chaque institution. Le développement des formations en ligne (MOOCs, pour «massive open online courses») permet aux hautes écoles une large et efficace dissémination du savoir.

L’EPFL, mais aussi les Universités de Genève et de Lausanne, sont des pionniers en la matière

      . Inversement, chaque résident en Suisse a accès aux MOOCs du monde entier. On constate d’ailleurs que le public des MOOCs se compose largement d’adultes professionnellement mûrs, désireux d’élargir leur savoir personnel, et pas seulement de jeunes étudiants; jolie concrétisation du concept d’apprentissage tout au long de sa vie (“lifelong learning”).

 

Le rôle de transmission et de préservation du savoir peut donc être partiellement assumé sous des formes moins onéreuses que le financement classique des hautes écoles actuelles

Tibère Adler

Tibère Adler est directeur romand du think tank libéral Avenir Suisse depuis 2014. Il a une double formation en droit (master, brevet d'avocat) et en business (EMBA, IMD).