Que veut dire être libéral aujourd’hui ?
Cette semaine est paru chez NZZ Libro un livre collectif sur le thème « Que veut dire être libéral aujourd’hui ? ». Edité par Béatrice Acklin, Yann Grandjean et Fulvio Pelli, le livre rassemble une série d’entretiens doubles (deux personnes sont à chaque fois interrogées par l’un des éditeurs), en allemand ou en français. Le livre entend réaffirmer et rafraîchir la pensée libérale sur quelques grands thèmes politiques et sociaux : responsabilité sociale (Jean-Pierre Bonny et Jean-Daniel Gerber), migration (Tibère Adler, auteur des ces lignes, et Claude Ruey), sphère privée et monde digital (Konrad Hummler et Markus Spillmann), santé (Thierry Carrel et Ignazio Cassis), famille (Suzette Sandoz et Philippe Nantermod), religion et communautés religieuses (Martine Brunschwig Graf et Andrea Caroni), droit et démocratie (Michel Hottelier et Olivier Meuwly) et environnement (Filippo Leutenegger et Thomas Maier).
Chaque auteur est prié d’expliquer d’entrée de jeu ce qu’il entend par libéralisme. Deux grands axes de définition ressortent clairement pour tous: la combinaison des valeurs de liberté et de responsabilité d’une part ; la défense des droits de l’individu (notamment les droits fondamentaux de la personne), tant à l’égard de l’Etat que la possible tyrannie de la majorité (même démocratique) d’autre part. La possibilité (pas la garantie) de l’épanouissement individuel est au cœur de la pensée libérale.
Faut-il s’excuser d’être libéral ?
Ce qui frappe pourtant, dans ce livre comme dans d’autres cercles, est la connotation défensive, voire le ton d’excuse employé pour se déclarer libéral ou pour en parler. Eric Gujer, rédacteur en chef de la NZZ, commence sa préface par «Le libéralisme est une position politique qui ne trouve plus de soutiens de manière évidente». Les éditeurs entament leur introduction par «si l’on en croit l’opinion générale, le libéralisme est la cause de tous les maux de notre temps», pour mieux la réfuter. Mais pourquoi tant de retenue, pourquoi ces hésitations, surtout en Suisse, l’un des pays les plus libéraux du monde?
Certes, l’étiquette «libérale» n’est pas porteuse pour gagner une élection: le FDP allemand s’est récemment effondré; les partis purement «libéraux» n’ont eu du succès en Suisse que dans les cantons urbains et bourgeois de Genève, Vaud, Neuchâtel et Bâle, avant d’être phagocytés par le nouveau parti libéral-radical. Certes, il n’y a pas de définition incontestable et homogène de ce qu’est le libéralisme (mais c’est tout aussi vrai pour le socialisme, le conservatisme, le populisme, le nationalisme ou le progressisme). Certes, le tic communicationnel d’accoler «néo» ou «ultra» à «libéral» fait circuler le préjugé que ce courant de pensée se limite à une étroite vision économique à court terme (mais ajouter «néo» ou «ultra» fonctionne aussi très bien pour caricaturer les socialistes, les conservateurs, les populistes, les nationalistes ou les progressistes).
La Suisse est majoritairement libérale
La réalité, surtout en Suisse, est que les valeurs libérales restent omniprésentes dans la population et majoritaires dans la plupart des décisions politiques. L’idée de défendre les libertés individuelles, tout en assumant la responsabilité de ses propres décisions, reste prédominante dans la majorité des votations nationales (ainsi celle sur le marché du travail, où toutes les propositions de régulation supplémentaire sont largement rejetées). Comme souvent dans notre pays, les faits parlent plus fort et plus clair que les mots. L’étiquette libérale ne mobilise pas les foules dans les campagnes électorales, mais la pensée libérale imprègne (encore) puissamment la politique de fond. La Suisse est libérale et agit en conséquence, mais n’ose pas le dire trop fort. C’est mieux que le contraire.
Libéralisme chez nos voisins: le faire sans le dire
Cette puissance de l’idée libérale dans les faits, et sa relative faiblesse dans l’imagerie politique, est entièrement corroborée au niveau international. Le chancelier allemand Schröder, sous étiquette socialiste (SDP), a eu le courage de lancer au milieu des années 2000 les réformes économiques (Agenda 2010) dont l’Allemagne avait besoin pour rester compétitive. Cette politique a réussi au pays et coûté son poste au chancelier, non-réélu. En Grande-Bretagne, Tony Blair n’a cessé de gagner les élections sous étiquette «labour» en pratiquant une politique d’inspiration largement libérale. La France politique dans son immense majorité ne cesse de honnir l’idée du libéralisme, alors qu’aucun gouvernement français, de gauche ou de droite (surtout sous la présidence Sarkozy), ne l’a jamais pratiqué et qu’aucun parti politique d’envergure ne l’inscrit à son programme. C’est donc – apparent paradoxe –à MM. Valls et Macron, ministres socialistes, qu’il appartient en 2015 de concrétiser les indispensables réformes libérales nécessaires à la France, tout en tentant de continuer à prétendre qu’ils sont de gauche. Il leur faudra choisir entre servir le pays ou satisfaire les militants de leur parti.
Les pays les plus libéraux sont aussi les plus prospères
Porter un label libéral n’est donc pas toujours la voie royale pour gagner une élection. Mais pratiquer une politique libérale réussit aux pays qui le font, et bénéficie donc à leurs citoyens. En effet, les pays les plus libéraux du monde sont aussi les plus prospères. Les deux phénomènes s’alimentent réciproquement en un cercle vertueux: peu importe que ce soit la prospérité qui créée les conditions de la liberté, ou au contraire la liberté qui permette l’essor de la prospérité. Malgré sa boulimie de réglementations et une forme d’attirance paresseuse pour la dilution des libertés et de la responsabilité individuelles dans les mollesses sociales-démocrates, la Suisse reste l’un des pays les plus libéraux du monde, comme l’attestent notamment plusieurs classements internationaux.
Ainsi le Human Freedom Index 2015, co-édité par trois prestigieux think tank (Fraser Institute, Canada; Cato Institute, Etats-Unis; Friedrich Naumann Stiftung, Allemagne) tient compte tant de la liberté des individus que de la liberté économique. La Suisse y apparaît en deuxième position, juste derrière Hong Kong (moins bien coté que la Suisse pour les libertés civiles, mais moins réglementé sur le plan économique). Nos voisins ne brillent guère (Autriche no 12; Allemagne no 13; France no 33; Italie no 34).
Ou alors le rapport annuel canadien du Fraser Institute «Economic Freedom of the World 2014», qui se concentre – plus limitativement – uniquement sur les conditions d’exercice des libertés économiques. La Suisse y figure en quatrième position (après Hong Kong, Singapour et la Nouvelle-Zélande), largement devant l’Allemagne (no 29), l’Autriche (no 31), la France (no 58) et l’Italie (no 79). Par ailleurs, Avenir Suisse mesure régulièrement depuis 2013 le niveau des libertés sociales et économiques dans les cantons suisses dans son Indice de liberté (les valeurs y sont en moyenne élevées partout, avec Argovie en tête et Genève en lanterne rouge).
Le succès de la Suisse repose largement sur les valeurs libérales que la pays continue à cultiver et pratiquer, quelle que soit l’étiquette sous lesquelles elles sont avancées. Ici comme ailleurs, le libéralisme vécu est donc infiniment plus puissant que le libéralisme rhétorique. Serait-ce donc le destin des valeurs libérales que de ne jamais être aussi efficaces que lorsqu’elles sont concrétisées sous d’autres labels? Le libéralisme est la «marque blanche» des pays qui fonctionnent bien.