Le journalisme a besoin d’entrepreneurs, pas de subventions
L’Hebdo, dont l’éditeur vient d’annoncer la prochaine fermeture, a été l’une des aventures éditoriales entrepreneuriales – et pas seulement journalistiques – les plus marquantes des dernières décennies en Suisse.
Un média marquant son époque
Les grands médias d’opinions naissent souvent à la charnière de grandes périodes historiques. Ils sont les marqueurs de leur temps lorsqu’ils parviennent à refléter sous une forme fraîche les profonds changements de l’humeur collective, de l’évolution sociétale et de l’environnement politique. Le Monde (France) est une création de l’après-2e Guerre mondiale ; El Pais (Espagne) est né juste après la chute du franquisme ; Gazeta Wyborcza (Pologne) est un enfant de Solidarnosc et de la fin du communisme en Pologne.
A son échelle, L’Hebdo a su capter l’air du temps des années 1980 et se créer un territoire propre, loin d’être acquis à l’avance. Fondé en 1981 par Jacques Pilet et son équipe, le « news magazine » a su en son temps innover à de multiples niveaux : mise en valeur du journalisme d’investigation ; reflet d’opinions engagées, au ton libre et parfois insolent, bousculant une presse régionale souvent conservatrice; incarnation d’une Suisse désireuse d’Europe a une époque où cette dernière suscitait encore des passions positives. Mais ces temps sont révolus, et il est difficile pour un média de survivre et de s’adapter à l’époque qui a légitimé sa genèse.
Quand le journalisme s’alliait à l’esprit d’entreprise
Au-delà de ses mérites journalistiques, le lancement de l’Hebdo était aussi une performance entrepreneuriale. Un projet parallèle « Die Woche », lancé simultanément sur le marché alémanique, avait rapidement échoué, alors que l’Hebdo faisait son trou sur le petit marché helvétique francophone. C‘était largement dû à la belle énergie du fondateur et de son équipe, bien soutenus par l’éditeur Ringier, alors plus audacieux qu’aujourd’hui. Même l’échec du projet parallèle alémanique ne fut pas perdu pour tout le monde, puisque son promoteur Hanspeter Lebrument devint ensuite le principal éditeur-propriétaire privé des médias des Grisons (groupe Somedia). L’esprit d’entreprise avait soutenu le journalisme.
Un tel élan ne s’est ensuite retrouvé en Suisse romande qu’avec la création du Temps en 1998, avec Eric Hoesli (un ancien de l’Hebdo) à la baguette. Déjà, les temps avaient changé. Le Temps incarnait désormais un journalisme plus « tenu » ; il défendait les valeurs libérales et humanistes traditionnelles, ainsi qu’une Suisse romande pragmatique, urbanisée et ouverte au monde. Issu de la disparition conjointe du « Journal de Genève » et du « Nouveau Quotidien », Le Temps intégrait aussi d’emblée la notion de maîtrise des coûts pour survivre sur le marché des médias.
La mort du désir de journalisme et la lassitude de l’éditeur
L’Hebdo, en tant qu’entreprise éditoriale, aura su vivre plus de 35 ans. Son propriétaire actuel (Ringier Axel Springer) a décidé de cesser en février 2017 la publication du magazine, avançant que celui-ci n’avait plus été rentable depuis 2002. La raison générale évoquée est le déclin constant du modèle d’affaires traditionnel de la presse, à savoir commercialiser (on dit «monétiser » dans le monde numérique) auprès des publicitaires une audience (si possible payante) de lecteurs et internautes. D’autres facteurs plus spécifiques expliquent aussi la disparition de l ‘Hebdo : baisse constante des moyens alloués au contenu rédactionnel, positionnement généraliste assez large, faible valeur d’usage professionnelle (les lecteurs ne peuvent pas faire payer le média par leur employeur), cible publicitaire trop floue pour les annonceurs tous canaux confondus. Mais l’argument le plus décisif pour la fin de l’Hebdo est la mort du désir d’éditer et de l’envie d’innovation journalistique. Le propriétaire de L’Hebdo ne croit plus en son avenir, et n’a plus la volonté de lutter pour son maintien, même en d’autres mains.
Malgré tout, dans ce contexte, la décision d’arrêter la publication est peut-être plus lucide que les constantes réductions d’effectifs et baisses de budget rédactionnel pratiquées pour d’autres médias, notamment dans la presse régionale genevoise et vaudoise. Une telle stratégie de contraction continue semble sans issue: par quel miracle poser un garrot toujours plus serré sur les ressources rédactionnelles pourrait-il permettre à un média de renverser la tendance et provoquer une hausse de ses revenus, que ce soit en termes de ventes aux lecteurs ou de publicité ? « Lieber ein Ende mit Schrecken als ein Schrecken ohne Ende », dit un dicton allemand (« Mieux vaut une fin dans la terreur qu’une terreur sans fin »). Quelque part, l’éditeur de l’Hebdo a choisi de mettre cet adage en application.
La destruction créative, pour le journalisme aussi
Dans les forêts, la chute des plus grands arbres entraîne évidemment des dégâts collatéraux importants, mais c’est sur les souches de géants abattus que renaissent les plantes de l’avenir. L’économie, avec son cycle de « destruction créatrice » (Schumpeter) est à l’image de ce cycle biologique. Faire tenir debout des organismes presque morts à l’aide de tuteurs (ou de subventions) ne les rend ni plus sains, ni plus dynamiques ; et cela empêche la nécessaire régénération que d’autres organismes nouveaux, petits mais en pleine croissance, pourra assurer.
Le journalisme a besoin d’entrepreneurs
Il en va de même pour le journalisme. Plus que jamais nécessaire en ce 21e siècle de numérisation, réseaux sociaux, « fake news » et avalanche d’opinions, le journalisme doit cesser de quémander des ressources à ses propriétaires actuels, ou des subventions à l’Etat, pour continuer à faire plus ou moins bien ce qu’il faisait déjà auparavant. Les journalistes les plus motivés par cette évolution doivent eux-mêmes devenir entrepreneurs, ou alors – comme l’a fait l’Hebdo à sa création en 1981 – convaincre des investisseurs motivés, plaçant le journalisme au centre de leurs préoccupations, à soutenir leur activité.
Une chance historique pour de nouveaux projets éditoriaux
La chance est historique, en ce sens que l’époque contient les germes d’une évolution que de nouveaux projets médiatiques devraient savoir capter. Le numérique est au cœur de tout, chaque citoyen dispose désormais des moyens de s’exprimer et de s’informer, les recettes politiques traditionnelles semblent s’essouffler, la démocratie a besoin d’élans participatifs, les frustrations et les incertitudes rongent les sociétés occidentales (même en Suisse, pourtant si prospère encore), les solutions simplistes captivent avant de décevoir, la boulimie normative et la sur-réglementation entravent l’innovation et découragent la prise de risques, la globalisation se poursuivra malgré la résurgence des sentiments nationalistes et l’Asie prend un essor irrésistible. C’est un terreau rêvé pour de nouvelles aventures entrepreneuriales éditoriales et journalistiques.
Un petite précision: la création du Temps date de 1998 et non 1992.
Merci pour la correction ! 1998, création du Temps. 1991, c’était la création du Nouveau Quotidien.
Fort heureusement, le “désir d’éditer et d’entreprendre” n’est pas mort partout. Il
est même bien vivant par endroits même si les difficultés sont là!
Effectivement, Cédric. Bravo au Journal de Morges !
Oui, le désir d’entreprendre existe dans le domaine des médias. Et les projets captivants existent, malgré le fait que le pays est encore loin d’être idéal pour ce type d’aventures…
La “Weltwoche”, satanisée par certain est l’exemple d’une presse de qualité et désireuse d’entreprendre.
Quelle chance à la Suisse alemanique!
Monsieur Adler, vous êtes bardé de titres, un champion du management, bravo.
Entre nous, comment faire un titre aussi pompeux sur une entreprise qui fait pendant 14 ans fait des chiffres rouges!? Même l’esprit de la Silicon Valley concernant la prise de risques, après 14 ans en rouge n’auraient attendu aussi longtemps pour fermer boutique.
Soit le produit est nul ou pas aussi bon qu’il se croit, soit les consomateurs n’en veulent pas et la messe est dite.
Mais qui d’autre se permet de publier, vendre les délires de Monsieur Cherix?
La liberté de la presse direz-vous et bien c’est une liberté encore plus importante, celle des citoyens de pas lire n’importe quoi.
Monsieur Davel, la création de l’Hebdo dans les années 1980 a été réellement innovante, tant journalistiquement que d’un point de vue entrepreneurial. Ce n’est que vingt ans plus tard que le magazine a cessé d’être rentable. Ce fut donc bien une “belle aventure entrepreneuriale”. Ne vous laissez pas aveugler par votre opinion personnelle sur ce point.
Cher Monsieur Alder
“Ne vous laissez pas aveugler par votre opinion personnelle sur ce point”
“C’est mon opinion et rien ne m’empêchera d’être du même avis qu’elle”
Pierre Dac
PS: Vous n’êtes pas sans savoir que la liberté d’opinion fait (encore) partie de la Déclaration universelle des droits de l’homme.
… et de la Constitution Fédérale !
Je suis tout a fait d’accord avec votre approche, ce secteur a vraiment besoin des gens qui peuvent entreprendre, qui donnent des nouvelles idées et qui sont capables de faire avancer les choses sans l’aide des subventions.