Les animaux et la RBI, un conte de Jean de la Faribolette

Raconte-moi une histoire, dit la femme. D’accord, dit le vieil homme.

Un jour, les animaux se rassemblèrent.Reserve Bank of India

Je ne veux plus chasser, dit la lionne.

Je ne veux plus devoir attendre que la lionne ait chassé, dit le lion.

Je ne veux plus avoir peur des lions, dit l’antilope.

Je ne veux plus courir pour ne pas être mangé, dit le zèbre.

Je ne veux plus avoir à manger d’autres animaux pour vivre, dit le tigre.

Je ne veux plus avoir à me cacher dans le corail, dit le poisson-clown.

Je ne veux plus trembler pour mon poisson-clown, dit l’anémone de mer.

Je ne veux plus courir les charognes, dit le vautour.

Je ne veux plus faire la migration, dit l’oie sauvage.

Ni moi non plus, dit la baleine à bosses.

C’est pas une vie, soupirèrent les plus nombreux.

Vous êtes esclaves de votre quotidien, dit l’un des consultants mandatés par les organiseurs de l’assemblée.

Si vous étiez tous rentiers, vous ne seriez plus esclaves, dit un autre.

Il y a assez de millet sur cette planète pour tout le monde, déclara un troisième.

Il suffit d’en donner gratuitement un peu à chacun tous les jours, et chacun sera libre de faire ce qui lui plaît, résuma le consultant-chef. C’est la RBI – la Ration de Base Inconditionnelle.

Vive la Ration de Base Inconditionnelle! , entonnèrent les hyènes, les rats, les rémoras et les pluviers, qui avaient convoqué l’assemblée.

Le concept de RBI va changer le monde ! claironnèrent les pies et les moutons, en charge de la couverture média de l’assemblée.

Ni prédateurs, ni proies ! scanda la foule. Nous voulons une chaîne alimentaire à visage humain !

Le discours plut. On vota. La RBI fut décidée. Les consultants furent mandatés pour l‘exécution. La RBI devait être mise en œuvre dans les trois ans dès la votation, sous peine de remplacer le millet par du liseron.

Ainsi fut fait.

Chacun recevrait donc dix poignées de millet par jour, tous les matins.

Grand, petit, jeune vieux, terrestre, aérien ou marin, mammifère ou céphalopode, ornithorynque ou kakapo : chacun la même ration. Pour le reste, que chaque animal fasse ce qui lui chante.

Chacun reçut donc sa pitance quotidienne : dix poignées de millet.

Après quelque temps, l’humeur changea.

La lionne dit : je n’aime pas le millet, donc je chasse.

Le lion dit : je n’aime pas le millet. Je divorce de la lionne.

L’antilope dit : je n’aime pas le millet mais je n’ose plus brouter plus la savane, la lionne chasse encore.

Le zèbre dit : j’ai échangé à l’antilope mon millet contre un bout de savane, mais la lionne chasse encore. Il ne me reste ni millet, ni herbage.

J’ai toujours faim, dit l’éléphant. Dix poignées de millet ? Il en faudrait mille.

Du millet, pourquoi pas ? je mange tout ce que je trouve, dit le labrador.

J’ai fait fortune, dit le mulot. Une poignée me suffit, et j’investis les neuf autres.

J’ai fait fortune, dit le corbeau. Mes recettes de cuisine au millet s’arrachent ; avec l’argent, je m’achète la meilleure viande chez le meilleur boucher, car je n’ai plus le temps de chasser.

Je meurs de faim, ainsi que ma famille, dit le lapin. Les renards font du racket. Soit nous mangeons dans la crainte d’être mangés, soit nous donnons nos rations pour assurer notre sécurité.

La RBI était, mais l’humeur devenait toujours plus maussade.

C’est pire qu’avant, dirent les castors.

Tout devait changer, tout a changé, et pourtant rien n’a changé, dirent les hiboux.

C’est bien normal : « Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi ! », dit le Guépard en italien. Il faut que tout change pour que rien ne change. Tout ceci n’était qu’illusion.

Ça craint, résuma le glouton.

Ainsi continua la vie, cahin-caha, jusqu’à la Grande Sécheresse.

La distribution du millet s’arrêta subitement. Epuisée, asséchée, la Terre abandonna. Plus rien ne poussait.

Les animaux se rassemblèrent à nouveau. Ils convoquèrent les consultants.

Le RBI devait nous libérer !, dirent-ils. Mais le millet nous a asservis, jusqu’à nous faire défaut.

Vous avez forcé sur la monoculture, dit le Premier consultant.

Notre concept était bon, mais vous avez raté l’exécution, dit le Deuxième Consultant.

Nous avons une solution pour vous, si vous nous mandatez, dit le Troisième Consultant.

Il suffit de rompre toutes les digues et les barrages, et la Terre sera à nouveau irriguée, résuma le Consultant en chef.

Ainsi fut fait.

Le résultat fut désastreux. La Terre se noya, et avec elle, la RBI et la plupart des animaux. Les survivants vinrent me voir.

Ni rentiers, ni esclaves, dirent-ils. Nous voulons vivre libres, même au prix de grands efforts. Aide-nous.

Peu après, les animaux montèrent dans l’Arche, deux par deux.

Tu connais la suite, dit le vieil homme.

Tu es un merveilleux conteur, dit la femme. Merci Noé.