La roue de la chance

Ça manque de pustules

Ce n’est pas un des moindres signes d’une démocratie que de permettre à ses citoyens de n’être pas d’accord avec les décisions gouvernementales, et d’autant plus dans une minuscule démocratie disciplinée comme la nôtre où les décisions gouvernementales se subdivisent en sous-groupes fédéraux, cantonaux et communaux qui ne sont pas nécessairement d’accord entre eux, un système avantageux pour les citoyens qui ont tout loisir de zapper les mesures et la fiscalité d’une ville ou d’un canton en allant chercher à côté ce qui manque sur place, et réciproquement.

Pendant la période difficile du covid, dès mars 2020, c’était avec un plaisir d’écolier-ère qui fait l’école buissonnière qu’on se rendait de Genève – où la plupart des magasins étaient fermés – à Nyon ou à Lausanne, dans un canton moins dictatorial, où ils restaient ouverts pour le plus grand plaisir des acheteurs-teuses compulsi-fs-ves. Jamais l’expression shop till you drop n’avait été aussi adéquate, compte tenu du degré de contagion du virus.

Pour les amateurs de restos, de cafés et de musées, et malgré le coût prohibitif d’un quelconque voyage en train sur notre territoire lilliputien, demi-tarif ou pas, on frôlait allègrement la rébellion et on narguait ouvertement les flicailles cantonales et communales romandes avec un mais si, on peut sardonique qui avait tout d’un je vous emmerde.

¡ NO PASARÁN !

Ah, cette affirmation de soi et de sa propre liberté, ce grand frisson de plaisir, cet orgasme même, quand on allait crânement siroter un Spritz du côté de Zurich ou, rebelle, visiter le Kunst Museum de Bâle pour, via Instagram, faire la nique aux copains-ines romands réduit-e-s à aller promener le chien pour prendre l’air, et tant pis si, en passant, on confortait les royaumes suisses allemands, majoritaires, dans leur conviction profonde que les malades, les décès et les confinements subséquents dans leurs colonies francophones et italophones étaient à mettre sur le compte d’une incorrigible et proverbiale incurie latine.

Que de bons moments, sur les réseaux sociaux et ailleurs, à injurier les pauvres imbéciles qui, après une longue pénurie de masques, décidaient, serviles, de suivre les nouvelles consignes sanitaires et, dans les transports publics, de porter sagement le masque, ce masque que les autorités fédérales, faute d’avoir prévu les stocks nécessaires, leur avait juré précédemment être complètement inutile, témoignages d’expert-e-s à l’appui.

D’insignes représentant-e-s de notre élite intellectuelle et artistique, sur les réseaux sociaux, s’en donnaient à cœur joie dans le geste libertaire avec leurs selfies aux visages dénudés, ou avec le masque sous le menton, ou encore avec d’autres masques plus caricaturaux voire même leur simple bobine grimaçante, le tout accompagné d’un doigt d’honneur qui avait tout d’une déclaration de guerre virtuelle et d’un cocktail Molotov qu’on lançait au cyberspace en sirotant fièrement son gin tonic : Ça ira, ça ira, ça ira ! ¡ El pueblo unido jamás será vencido !  ¡ No pasarán !

ROUSSEAU, VOLTAIRE, CHE GUEVARA, MÊME COMBAT

Comme les réactions ne se faisaient pas attendre, et qu’on avait plus de temps libre que d’habitude vu la situation, on disposait de journées et de nuits entières pour  conspuer les moutons, pour exhiber son intelligence, pour laisser libre cours à sa liberté de pensée qu’aucune censure ne parviendrait jamais à museler, pour expliquer crânement sa position in-dé-bou-lon-nable, pour se réclamer du bon sens par définition peu répandu en particulier parmi la masse de crétins qui suivaient les consignes.

On faisait circuler des vidéos qui prouvaient par X + Z que tout ça était une grosse farce que la dictature utilisait pour mettre le peuple en esclavage et donner du fric aux entreprises pharmaceutiques et à Bill Gates (ce n’est pas pour rien qu’il s’était offert l’OMS). On ressortait son tee-shirt du Che. Les plus cultivés faisaient appel à Rousseau et à Voltaire et soulignaient que ni l’un ni l’autre n’étaient fautifs. On citait la Déclaration des Droits de l’Homme et la Défense des Peuples Autochtones.

Toujours en recherche de cause électorale pour se faire élire et conforter la bien-pensance de ses membres et de son élite milliardaire, les membres du parti de droite majoritaire en Suisse réclamaient qu’on refasse du fric comme avant, qu’on rouvre tout et que ça saute, que les gens n’avaient qu’à aller travailler, que l’individu n’est rien, que de toutes façons on meurt et que c’est la collectivité – économique surtout – qui compte.

Plus tard, toujours en recherche de cause électorale pour se faire élire et conforter la bien-pensance de ses membres et de son élite milliardaire, ces mêmes membres du parti de droite majoritaire en Suisse utiliseraient le mouvement anti-vaccin avec une souplesse de pensée digne d’un Machiavel ou d’un Talleyrand. Qu’importe que le but du vaccin était de viser une immunité collective pour revenir à la normale et relancer enfin l’économie du pays, une des revendications précédentes de ce parti, car l’important c’était surtout de se faire élire, pas de se perdre dans des nuances peu porteuses.

PENDANT CE TEMPS-LÀ, AILLEURS

Alors bien sûr, ailleurs, dans des pays moins intelligents que le nôtre, c’est à dire le monde entier, ça saturait dans les hôpitaux, ça mourait par millions, ça bouchonnait dans les entreprises funéraires et les cimetières, et ça se confinait en veux tu en voilà, mais bon, ils ne savaient pas se gérer, c’était bien connu.

Il n’y avait qu’à voir toutes ces personnes qui, en vain, faisaient la queue pour se faire vacciner alors que certaines compagnies pharmaceutiques comme AstraZeneca, malgré les contrats juteux signés à l’avance, respectaient d’autres contrats aussi signés à l’avance mais plus juteux et donc plus prioritaires et n’arrivaient pas à satisfaire à la demande. En désespoir de cause, certains pays, en Amérique latine et en Afrique en particulier, s’étaient rués sur d’autres vaccins pour ainsi dire communistes, Sputnik ou sa version chinoises.

Rien de tout ça chez nous : on avait assez de fric pour se payer le nec plus ultra comme les Américains, des vaccins à ARN messager flambant neufs. À d’autres la camelote, à nous le hich-tech. On avait aimé les meubles Pfister, on allait adorer les vaccins Pfizer, et la modernité de Moderna avait tout pour nous plaire.

HAPPY DAYS

Mais bon, une fois le gros de la vague passée, on s’emmerdait quand même un peu, il faut bien le dire. Pour faire du bruit, le masque ça avait été, mais c’était plus, et on ne pouvait même pas compter sur un nouveau confinement obligatoire pour créer des restaurants éphémères où se retrouver en cachette et en groupe, ou pour organiser une méga-teuf sauvage, voire une partouze, histoire de décharger un peu la tension et le reste tout en faisant acte révolutionnaire.

C’est que ça nous avait rajeuni, tout ça. On était revenu avec délice à notre énergie d’ados gâté-e-s de classes moyennes aisées de pays richissime qui faisaient tout le contraire de ce que papa et maman disaient de faire. On retrouvait avec joie le plaisir de tirer la langue à la maîtresse d’école ou au prof de collège, à la Commune, au Canton, à Mamie Confédération.

Il y avait bien les combats écolos pour se défouler la moindre – on veut une circulation respectueuse de l’environnement, donnez-nous des trottinettes –, mais on  tombait vite dans des machins politiques ennuyeux où en plus il aurait fallu se documenter, alors on restait sur sa faim.

Heureusement, on avait un pays avec une longue tradition ésotérique, voire mystique que le catholicisme et le protestantisme dominants avaient exacerbée: les Anabaptistes, Johann Kaspar Lavater et sa Physiognomonie, Rudolf Steiner et les anthroposophes, les détenteurs du Secret, le Monte Verità, le Réamerment Moral, les fleurs de Bach à soixante balles la petite fiole, le Reiki, la médecine tibétaine et ayurvédique, les chakras qui faisaient continuellement des nœuds, les orties d’Yves Rocher, tout ça.

Alors quoi de mieux que de refuser de se faire vacciner pour repartir comme en 14 avec manifs, discours sur les droits de l’homme, diatribes sur les réseaux sociaux, appels à la rébellion, et tout le tintouin ? Après tout, on est en démocratie et on a le droit de faire ce qu’on veut si on a bien compris ? On va pas rentrer chez nous pour retrouver une série Netflix, alors qu’on a des tas de possibilités de faire du bruit et de se faire filmer, photographier, interviewer et analyser dans les médias qui n’ont plus les statistiques du covid pour remplir les trous ?

Et puis franchement, ce covid, vous y croyez vous ? Si ça avait VRAIMENT existé ça se saurait, non ?

Et faut pas croire, si les symptômes du covid ça avait été des pustules sur le visage, on serait tout de suite allé manifester pour qu’on ait des masques et que ce soit obligatoire pour tout le monde et partout dans le pays, et il aurait fait beau voir qu’on ne nous donne pas le vaccin auquel on a droit en tant que citoyen.

Faut être cohérent, quand même.

La roue de la chance

Trains suisses et pandémies : peuvent mieux faire!

Comme beaucoup d’habitants de ce pays où, pour des questions d’environnement on encourage fortement les gens à abandonner la voiture pour prendre les transports publics tout en maintenant des tarifs ferroviaires exorbitants, je suis en possession d’un demi-tarif, ce qui me rend les tarifs ferroviaires exorbitants un tout petit peu moins exorbitants.

« Il y a les billets dégriffés » vous me direz. Oui, mais comme je prends le train pour aller travailler, et que c’est dans les heures de pointe, il n’y a pas de billets dégriffés, ou alors j’ai droit à un rabais dérisoire de 50 centimes qui ne compense pas le désavantage de devoir prendre un train spécifique à une heure spécifique, avec le risque, sur le trajet Genève-Lausanne en particulier, d’avoir presque quotidiennement un train retardé ou annulé, et ça dure depuis un certain nombre d’années.

CONTRE LE CORONAVIRUS, LA POUTZE

Un des effets collatéraux dudit demi-tarif, c’est le bombardement continuel de mails promotionnels de la part des Chemins de fer fédéraux, qui y ajoutent aussi des informations censées rassurer l’usager afin qu’il prenne ou reprenne le train en toute tranquillité – en ces temps de pandémie et de variants, tous étrangers, ce n’est pas à négliger –, ainsi que toutes sortes de propositions compliquées d’abonnements à géométrie multiple et d’escapades à géographie variable et inversement.

Dans un des derniers mails, je lis : « Vous pouvez vous rendre sans crainte au travail dans nos trains. La climatisation ventile de l’air frais en permanence, et les toilettes ainsi que les surfaces telles que les mains courantes, les touches, les tables ou les accoudoirs sont nettoyés et désinfectés jusqu’à cinq fois par jour. Le plan de protection des transports publics est efficace. »

C’est sûr, la partie « poutze  et hygiène » tombe sur un terrain favorable dans un pays qui érige le « propre en ordre » en vertu capitale. Mais est-ce que ce nettoyage cinq fois par jour est utile ?

DES MESURES COSMÉTIQUES ?

Je demande ça parce que dans un article récent, le quotidien espagnol La Vanguardia, se basant sur de nombreuses études scientifiques ainsi que sur les recommandations de l’OMS, disait ceci (je traduis) :

« Durant la première vague, quand on pensait que le coronavirus pouvait se comporter comme d’autres pathogènes qui, en milieu hospitalier, survivent sur des surfaces, les experts recommandaient, en revenant du supermarché, de passer un torchon imbibé d’eau de Javel sur les emballages des aliments, et qu’on désinfecte les tables et les chaises de restaurants entre deux clients, ainsi que les objets touchés  par des clients dans un magasin. (…) Mais ces premières études scientifiques ont été effectuées dans des conditions de laboratoire, très loin de la réalité (…) trouver du matériel viral n’implique pas qu’il y ait une charge virale active en quantité suffisante pour favoriser la contamination. (…) La clé, comme pour la grippe, c’est de se laver régulièrement les mains. »

Je signale, en passant, qu’en Espagne de grands panneaux placés un peu partout donnaient d’excellents conseils de simple bon sens qu’on aurait bien trouvés utiles  et pratiques en Suisse (je vous les traduis) :

Comment se protéger de la Covid-19 au quotidien ?

– Favoriser l’extérieur plutôt que l’intérieur

– Préférer peu de personnes que beaucoup de personnes

– Rester dans son cercle proche plutôt qu’en dehors du cercle

– Voir plutôt les gens moins à risque que ceux à risque

– Privilégier les périodes courtes plutôt que les longues

Et, en tant que pendulaire forcé du Genève-Lausanne, j’ajouterais, en lien avec la propagation du coronavirus par ces fameux aérosols, ces particules minuscules qui survivent longtemps dans l’air des espaces fermés, dont nos trains : éviter de se retrouver dans des wagons bondés.

ET OUVRIR LA 1ère CLASSE, ON PEUT PAS ?

Quiconque doit prendre les transports publics pour aller travailler – et en particulier celui ou celle qui n’a pas droit au télétravail – voit très bien ce que je veux dire : aux heures de pointe, c’est bondé, avec tous les risques de contamination que ça suppose.

Il faut encore ajouter qu’aux heures de pointe, quand certains trains ne sont tout simplement pas annulés – ce qui double le nombre de personnes dans le train suivant –, ces même trains « circulent avec une composition modifiée » selon le message jargonnant diffusé par les haut-parleurs et qui veut dire, en gros, qu’il y a moins de wagons de 2ème classe disponibles et qu’ils sont encore plus bondés.

Dans le même temps, ces mêmes trains – qu’ils « circulent avec une composition modifiée » ou pas – sont quelquefois constitués par moitié de wagons de 1ère classe presque totalement vides, en particulier pendant la période la plus meurtrière du coronavirus, ce qui a une explication sociologique évidente : la 1ère classe est ciblée sur les cadres, sur le tourisme de luxe et sur les retraités aisés, trois catégories d’usagers qui évitent le train pendant cette période, les cadres faisant en majorité du télétravail, les touristes étant inexistants, et les retraités aisés dans une tranche d’âge à très gros risque.

LE CONSEIL FÉDÉRAL, PATRON DES CFF

Alors plutôt que de frotter et de faire briller cinq fois par jours les portes et les lunettes des WC, est-ce qu’on ne pourrait pas être plus flexible et, dans des périodes compliquées comme celle que nous vivons en ce moment, ouvrir ces wagons de 1ère classe complètement vides à tous les usagers quand il n’y a pas assez de place pour assurer la sécurité sanitaire des voyageurs ?

Rappelons, en passant, que les Chemins de fer fédéraux, comme leur nom l’indique, sont une Régie fédérale, c’est à dire « un établissement public, géré par l’État, rattaché à l’administration », selon le Dictionnaire historique de suisse. Wikipédia précise que, depuis 1999, les CFF ont le statut de « société anonyme de droit public dont le capital est détenu en totalité par l’État fédéral. »

Apparemment, dans les mesures d’urgence, ni Alain Berset en tant que Ministre de la santé, ni le Conseil fédéral, en tant que gestionnaire des CFF, n’y ont pensé.

Mais bon, ce sont des cadres, ils étaient tous en télétravail.

De l’art contemporain suisse et des seins salvateurs

Une amie me parlait de sa filleule, étudiante dans une école d’art quelque part en Valais qui, répondant à la question au sujet du type de technique – peinture à l’huile, aquarelle, encre, dessin, sculpture… – qu’elle était en train d’étudier, lui avait répondu, un brin méprisante, que tout ça c’était dépassé, qu’aujourd’hui on n’avait plus besoin de tout cet apprentissage pratique, que dans cette école on étudiait la mise sur pied de concepts artistiques qu’on faisait ensuite exécuter par d’autres.

On ne s’étonne plus alors, à des niveaux officiels, d’une certaine vacuité artistique et culturelle, malgré l’attention médiatique que toute (fausse) provocation occasionne, et qui permet de délirante descriptions en un jargon anglo-techno-philosophique qui, apparemment arrive à cacher la merde au chat, en tout cas pour une certaine couche branchée (et friquée) de la population, qui se targue de culture, aime s’entendre parler en jargon qu’elle ne comprend pas tout à fait mais qui fait très chic, et craint toujours d’être larguée par une avant-garde devenue depuis longtemps obsolète mais qui dure pourtant depuis plus de cinquante ans…

LE BLABLART TEL QU’IL SE PARLE

J’en veux pour preuve la description d’un long serpent en fer forgé du sculpteur Valentin Carron, qui parcourait tout le pavillon suisse de la 55e Biennale de Venise en 2013, dont la présentation disait ceci :

« Riche en pronoms personnels, le titre de l’oeuvre You they they I you rappelle lui-même les sinuosités que le serpent décrit dans les salles d’exposition tout en renvoyant au rapport entre oeuvre, spectateur, auteur et espace. Il s’agit ici aussi d’une forme d’appropriation puisque l’oeuvre s’inscrit comme la réinterprétation d’une grille couvrant la fenêtre d’un immeuble de Zurich datant du début du XXe sicle et qui abrite un poste de police. »

Plus loin, on vante l’originalité de l’artiste qui change souvent et volontiers de registre et qui n’a pas son pareil « pour faire cohabiter dans le même espace brutalité et élégance. Le vélomoteur Ciao Piaggio dans la cour du pavillon est le reflet de cette attitude dans laquelle les contrastes cohabitent de manière fructueuse. » On souligne le fait que Valentin Carron a réparé, pardon « restauré », le vélomoteur, ce qui l’a plongé dans des abîmes de réflexions :

« Par le biais de cet objet, Carron se heurte à tous les problèmes liés à un processus de restauration. Jusqu’à quel point faut-il chercher l’original ? Jusqu’où peut-on ou doit-on aller ? Le résultat s’approche de ce que l’on pourrait définir comme un ready-made modifié, mais il est surtout un hommage à une culture industrielle en voie de disparition dans l’Europe d’aujourd’hui. En ce sens, le Ciao n’est pas seulement une icône pop. Il devient véritablement un monument auquel associer, en plus de souvenirs d’adolescent, et un siècle après le futurisme, des idées de rapidité et de modernité. »

Oui, tout ça.

C’EST COMBIEN POUR UN-E PERFORMEUR-EUSE ?

À la Biennale de Venise édition 2019, le pavillon suisse présentait cette fois Moving Backwards qui, selon le texte affiché en plusieurs langues, explorait « des pratiques de résistance, combinant chorégraphie postmoderne et danse urbaine avec des techniques de guérilla ainsi que des éléments de la culture underground queer. Une installation filmique, avec cinq performeur-euse-s issu-e-s de différents milieux de la danse, complexifie la notion de mouvements en arrière ainsi que leur signification temporelle et spatiale. »

Dans cette vidéo projetée sur place, les déplacements sont faits à l’envers et en plus inversés numériquement, « créant ainsi des doutes et des ambiguïtés quant à l’installation dans son ensemble ».

Plus loin, on explique que « Dans un environnement évoquant une boîte de nuit qualifiée par les artistes d’abstract club, cette expérience, troublante due à l’incertitude temporelle et spatiale, s’enrichit d’un instant de réflexion sur les politiques planétaires de ‘marche arrière’, avec des lettres adressées au public par divers artistes, auteur-e-s, chorégraphes et universitaires dans un journal. »

Effectivement, une lettre en anglais était aussi exposée à l’entrée, présentée en caractères de machine à écrire par Renate et Pauline, deux des performeuses, qui disent franchement, in english : « Dear visitor, we do not feel represented by our governments and do not agree with decisions taken in our name. »

D’accord ou pas d’accord avec le gouvernement, on aimerait bien savoir combien ont été payé les performeur-euse-s, histoire de comprendre à combien se chiffre en francs Pro Helvetia un artistique désaccord avec l’État.

IL LEUR FAUDRAIT UNE BONNE GUERRE (OU UNE PANDÉMIE)

La Première Guerre Mondiale a eu pour résultat de rendre ridicule toute une littérature – Paul Bourget, Maurice Barrès, Anna de Noailles, Robert de Montesquiou – et de lancer des auteurs comme Proust, Cocteau, Morand, Colette, plus en phase avec leur époque, tout comme elle a relégué toute une école d’artistes académiques et officiels, permettant l’éclosion du cubisme et du surréalisme avec Picasso et Dalí.

La Deuxième Guerre Mondiale a à nouveau bousculé tout le monde intellectuel, artistique et social et l’entre-deux guerre, et a permis l’arrivée de Camus, de Sartre ou de de Beauvoir. En parallèle, le rajeunissement de la population a favorisé l’abstraction et, plus tard le Pop Art.

Est-ce qu’en Suisse et dans le monde, la profonde crise actuelle, tant sanitaire que politique et économique, avec ses terribles effets collatéraux et ses développements inattendus – Trump ? pas Trump ? – va réussir à nous débarrasser une fois pour toute d’un certain art contemporain devenu totalement à côté de la plaque dans sa cérébralité et son intellectualisme ?

Va-t-elle causer un gros « coup de sac » dans cette grande tombola spéculative et nous débarrasser enfin de tout ce fatras pour laisser place à des artistes plus honnêtes, plus sensuels, plus sensibles à leur environnement, aux divers matériaux, aux couleurs, plus joyeux aussi, plus humains ?

DES SEINS À DESSEIN : LE RETOUR DES MUSES, ENFIN !

C’est ce que je me disais en visitant, à l’Espace Arlaud à Lausanne, la quatrième édition de l’exposition Des seins à dessein mise sur pied par la Fondation Francine Delacrétaz et visible jusqu’au 8 novembre 2020.

À part une installation incompréhensible, quelques sculptures/structures conceptuelles bien ennuyeuses et des tapisseries et des bibelots dont on aurait pu se passer (mais c’est subjectif), on y respire enfin comme un nouvel air du temps, frais, facétieux, coloré, sensuel, élégant, rêveur avec une majorité d’œuvres réalisées ces dernières années.

Ce sont les extraordinaires encres de chine de la grande Francine Simonin, tout imprégnées d’art calligraphique chinois, la mosaïque à la romaine à motifs en forme de seins de Guillaume Pilet, les gravures très oniriques et faussement désuètes de Mathias Forbach, ce sont les spectateurs-voyeurs cachés derrière des stores pastels de Sarah Margnetti, c’est l’Ophélie modernisée de Marie Taillefer, ce sont les ciels de feuilles d’Olivier Christinat, c’est l’hommage floral à Warhol de Jessica Russ, c’est l’orchidée raffinée et presque orientale de David Weishaar, ce sont la série des Tartans du facétieux Stéphane Zaech ou encore les extraordinaires portraits ambivalents d’Erwan Frotin, tout simples et flamboyants à la fois.

Une nouvelle génération d’artistes moins cérébraux, moins intellectuels, qui ne cherchent pas à donner des leçons de morale et davantage à jouer sur les couleurs, les jeux optiques, les détournements, se lâchant dans le délicieux plaisir de la création, en somme.

On a envie de dire un grand merci à Francine Delacrétaz, qui, en 2006, pour le catalogue de la première édition de Des seins à dessein – le but de la Fondation est de récolter, par la vente de ces œuvres, des fonds qui permettent ensuite de soutenir des patientes du cancer du sein dans un projet qui leur tient à cœur et qu’elles ne peuvent financer – écrivait ceci : « Puisque l’Art doit au corps féminin quelques-uns de ses plus grands chefs-d’œuvre, quelques-uns de ses plus grands artistes, n’est-il pas juste de leur demander de l‘aide lorsque leurs muses sont blessées ? »

Des seins à dessein 2020, 4e édition. Jusqu’au 8 novembre 2020 à l’Espace Arlaud, à Lausanne

Du 14 au 23 août, un tout nouveau festival de musique pour permettre aux artistes de se produire : allez-y !

En Suisse comme partout, la crise du coronavirus touche tous les corps de métier, et les dégâts sont terribles pour l’ensemble des arts de la scène. Toutes les catégories d’artistes, de techniciens, d’organisateurs et de lieux de présentation sont touchées.

Il est important de soutenir tous les événements et toutes les initiatives qui permettent aux artistes de se produire et aux arts de la scène d’exister.

Ce n’est pas facile, il faut rapidement et dans des conditions difficiles, mettre sur pied un programme qui s’adapte à de nouveaux formats et qui permette aux artistes de se produire dans de bonnes conditions pour offrir le meilleur d’eux-mêmes à un public qui, en toute sécurité, assiste au concert dans le respect de toutes les mesures sanitaires, entre public limité à 80 personnes, hygiène des mains, distanciation sociale et port du masque.

LA MUSIQUE AU VERGER

C’est pourquoi il faut saluer L’Été au verger, un tout nouveau festival qui a lieu du vendredi 14 au dimanche 23 août 2020 au Petit-Veyrier (GE) dans le verger d’une très belle propriété privée.

La responsable de la petite équipe, l’historienne et professeure de piano genevoise Corinne Walker, explique la démarche : « Pendant le confinement, nous avons voulu redonner espoir aux jeunes musiciens et artistes professionnels de la scène genevoise.  Nous avons alors créé l’association L’Eté au verger pour mettre sur pied ce festival plein de découvertes artistiques. Vu l’urgence dans laquelle nous avons dû travailler et l’absence de soutien financier des traditionnelles fondations culturelles, nous comptons sur la présence du public, sur le bouche à oreille et les réseaux sociaux et sur un soutien direct sur le compte de notre association, dont les coordonnées se trouvent sur notre site internet, créé tout exprès pour l’occasion. »

Les réservations sont obligatoires par email ([email protected])  via le site internet : https://www.eteauverger.com

AU PROGRAMME

Vendredi 14 août :

19.00 Quatuor Emrys (musique classique)

21.00 Mimoji (musique du Cap-Vert et bossa nova)

Samedi 15 août :

20.00 Caroline Gasser & Quatuor Arteo (lecture classique)

Dimanche 16 août :

17.00 Barlovento trio (latino)

Mercredi 19 août :

19.00 Zéphyr (jazz-baroque)

21.00 Forever overhead (folk-pop)

Jeudi 20 août

20.00 Crome (jazz)

Vendredi 21 août

18.00 Concert de fin de stage

21.00 Nomadim (jazz nomade)

Samedi 22 août

19.00 Anouchka Schwok & Benjamin Faure (chant classique)

21.00 Les Floxx & co (folk/latino)

Dimanche 23 août

17.00 Ajar (Création littéraire)

19.00 Operami (airs d’opéra)

Une apocalypse de série B ?

Dans le monde entier, pour les médias comme pour les réseaux sociaux, pour les états comme pour la société civile, ce coronavirus, ou plutôt cette (féminin) Covid-19, aura au moins servi d’excellent MacGuffin, comme dirait Alfred Hitchcock.

MACGUFFIN

MacGuffin ? Mais oui, vous savez, cette astuce de scénario (des plans secrets, un collier mystérieux, un trésor caché…)  qui permet le déroulement de l’histoire, sert de prétexte à faire un portrait de société, et révèle les personnages qui y sont confronté.

Une grande partie des films et des séries télévisées, américaines en particulier, doivent leur succès au MacGuffin, à commencer par le célébrissime et culte L’Invasion des profanateurs de sépultures (1956) – The Invasion of the Body Snatchers, « L’Invasion des dérobeurs de corps », le titre original, est plus parlant –, mais aussi, en 1968, le glauque Les Envahisseurs (« David Vincent les a vus »).

Dans les deux cas, l’humanité est confrontée à une invasion secrète et meurtrière d’extraterrestres s’emparant insidieusement de la Terre, ce qui crée un terrible climat d’angoisse – on sait qu’ils sont là mais on ne sait pas qui en est – et révèle les comportements humains face au danger (la peur, la lâcheté, la solidarité, le courage, le sacrifice). Ça vous rappelle quelque chose ? Remplacez invasion extraterrestre par Covid-19 et vous aurez un résumé de l’air du temps.

Dans mon Journal je notais ceci, au 10 mars 2020 : « Une ambiance de fin du monde, ces temps-ci, une épidémie, le ‘coronavirus’, partie d’une région de Chine, s’est rapidement propagée partout et panique le monde entier : on n’a pas de vaccin pour l’instant, le nombre de personnes affectées augmente rapidement, certains pays sont très touchés, la Chine d’abord, mais aussi l’Italie, avec quelque chose comme 300 morts. Les mesures prises (isolement, mesures d’hygiène) n’ont pas endigué l’épidémie. La France était en alerte 2, l’Italie interdit aux habitants du Piémont et du Veneto de sortir du pays (mais les frontaliers peuvent aller travailler en Suisse, on se demande bien pourquoi ?). En Italie, c’est à un tel niveau que les médecins disent choisir qui va recevoir un traitement en priorité. Autant dire que les vieux ne vont pas être la priorité… ».

À CHAQUE COMMUNAUTÉ SON APOCALYPSE

Ce cruel MacGuffin épidémique, aura permis de constater que l’angoisse – et le secret désir, peut-être – de l’Apocalypse n’est pas en contradiction avec le maintien de tous les communautarismes possibles.

Les religieux sectaires y ont vu une punition pour toute une série de péchés impardonnables, dont l’homosexualité (elle même un virus contagieux, c’est bien connu).

De son côté, le collectif LGBTQ+ a sonné l’alarme au sujet des effets collatéraux du coronavirus sur les jeunes gays confinés dans leurs familles.

Les féministes ont souligné que les pays où la situation avait été la mieux gérée étaient des pays dirigés par des femmes, tout en poussant un cri d’alarme au sujet du danger accru de violence domestique en période de confinement.

Les nationalistes ont partout souligné avec vigueur que les mesures prises étaient bien meilleures et bien plus intelligentes dans leur propre pays que dans tous les autres pays.

Les anti-nationalistes ont rétorqué que pas du tout, que des pays bien plus efficaces – la Chine, la Corée ou Singapour – avaient osé braver leur opinion publique respective et prendre les décisions adéquates.

Les évangélistes-conservateurs ont loué la politique de non-intervention absolue du Président Trump aux États-Unis comme du président Bolsonaro au Brésil, où l’on a le courage de viser l’immunité de groupe en laissant Dieu reconnaître les siens.

Quant aux écologistes, climatologues, éthologues, spécistes, végétariens, végétaliens, vegans ou encore allergiques au gluten – et même si on sait bien que les virus sont vieux comme le monde et qu’ils sont aussi dévastateurs et meurtriers pour la nature et pour les animaux que pour les hommes – l’arrivée de cette pandémie leur aura au moins permis de se lâcher et d’y voir une punition méritée que l’homme aura bien cherchée avec sa surpopulation, ses activités économiques, sa mondialisation, sa pollution et sa cruauté envers la nature et les animaux.

Les mêmes feront remarquer à juste titre qu’on a enfin pu voir des montagnes depuis le centre de New Delhi, que le ciel de Londres s’est complètement dégagé, que Los Angeles a retrouvé son vrai visage d’infinie banlieue pavillonnaire, que les dindons sont allés faire du shopping à la 5e Avenue, qu’une kangouroute a vidé sa poche en plein Opéra de Sidney, que Nessie a sorti sa petite tête au long cou pour scruter les rives de son Loch, qu’un dahu a parcouru en diagonale les pentes du Cervin et que de multiples dauphins se sont chamaillés, joyeux, dans les canaux de Venise, dans le port de Barcelone, et même du côté des Bains des Pâquis, à ce qu’il paraît (mais le témoin qui me l’a rapporté y a aussi vu des éléphants roses).

DES CHIFFRES, ENCORE DES CHIFFRES, TOUJOURS DES CHIFFRES

Cette impression de fin du monde a été particulièrement accentuée par un des premiers effets collatéraux de cette crise au niveau mondial et local : le développement, la présence continue et le constant rappel, dans les médias, réseaux sociaux compris, de courbes, d’infographies et de statistiques de malades et de morts – un peu moins des patients guéris… – sur toutes les plateformes. Une sorte de miroir morbide auquel il a été impossible d’échapper.

Un peu plus de deux mois plus tard, et en période générale de déconfinement progressif, en Europe du moins, les statistiques officielles mondiales du 22 mai 2020 de worldometers (lien)– qui valent ce qu’elles valent, sachant que les sources, les modes de calculs et les personnes inclues ou exclues diffèrent d’un pays à l’autre, sans compter les censures locales… – dénombrent 5 214 039 millions de contaminés, 2 094 143 de patients guéris et 334 997 morts. Pour l’Europe, au 16 mai, on en était, officiellement, à 1 869 225 cas et 165 407 décès.

Pour la Suisse, l’Office fédéral de la statistique, au 22 mai 2020, donne les chiffres suivants : 36 nouveaux cas pour un total de 30 694 cas et 1638 décès. Le quotidien zurichois Tages Anzeiger relevait il y a quelques jours que les morts sont répartie en 53% dans les EMS contre 47% à la maison ou dans les hôpitaux et calculait, en gros, que des 1638 décès recensés, 1560 avaient plus de 60 ans, et de ces 1560, 1120 dépassaient les 80 ans.

TOUT ÇA POUR ÇA ? OU LE MAUVAIS USAGE DES STATISTIQUES

Il fallait bien s’attendre à un retour de balancier, une fois la peur et le confinement obligatoire passés. Et ça n’a pas raté, les critiques pleuvent sur les mesures imposées par le Conseil fédéral : Quoi ? Tout ça pour une grosse grippe qui ne touche qu’1% de la population, en majorité des vieux ? Des chiffres si minables alors que des millions de gens meurent chaque jour de faim, de la malaria, d’un AVC, du cancer, etc.?

C’est sûr, dans l’absolu on peut même mettre en parallèle le nombre de morts dû à la Covid-19 avec le nombre de morts tout court et le résultat sera absolument dérisoire. Mais on peut difficilement comparer des chiffres liés à des pathologies connues, qu’on traite pendant des années et pour lesquelles on a des protocoles de soins et des médicaments avec ceux d’une épidémie inconnue à ce jour, qui fait des ravages partout en deux petits mois et pour laquelle aucun traitement et aucun vaccin n’est encore disponible.

Sous la plume de Benito Pérez, un excellent coup de gueule paru dans le Courrier du 21 mai 2020 (Le retour de la grippette, lien) corrige le tir et vient opportunément rappeler, tout comme le fait la sociologue franco-israélienne Eva Illouz, dans son article Depuis les ténèbres, qu’avons-nous appris ? (lien) paru dans le BibliObs du 11 mai 2020 – notamment la Leçon no 3 intitulée : Le néolibéralisme est vraiment nuisible à la santé – que si, dès janvier, la majorité des États, Suisse comprise, avaient pris en ligne de compte la gravité de la pandémie, et si, auparavant, tout le système sanitaire public n’avait pas été sauvagement restructuré pendant des décennies sous prétexte de rentabilité économique et de New Public Management, on aurait peut-être pu éviter le confinement et ses effets désastreux sur l’économie.

À part des exceptions comme la Nouvelle-Zélande,  la Bulgarie ou Malte, qui ont pris des mesures très tôt, la situation n’a été comprise par la majorité des gouvernements qu’à la mi-mars et les systèmes sanitaires ont dû, en sous-effectif chronique, faire face à une épidémie inconnue, sans vaccins, sans matériel adéquat, tant au niveau des masques pour les soignants que des appareils respiratoires disponibles pour les patients.

En Suisse, c’est donc au confinement qu’on doit ces 1% de morts (près de 2000 personnes quand même) un chiffre qui, sans mesure de confinement, serait facilement monté au dessus des 25 000, compte tenu d’une infrastructure hospitalière inadéquate et du facteur exponentiel qui fait qu’une personne malade en infecte au moins trois autres qui elles-mêmes en infectent au moins trois autres et ainsi de suite.

69, ANNÉE PANDÉMIQUE OU LA GRIPPE DE HONG KONG (DONT PERSONNE NE SE RAPPELLE)

Évidemment, une pandémie en rappelle d’autres et on ne peut s’empêcher d’aller chercher dans le passé des éléments qui éclairent le présent, notamment pour comparer à la fois l’impact de l’épidémie sur la population et l’utilité des mesures qui avaient été prises pour se protéger.

On évoque les 25 millions de victimes de la Peste Noire, qui a sévi de 1347 à 1352 ainsi que les 25 à 50 millions de victimes de la Grippe Espagnole (1918), on survole rapidement la Grippe de 1957, qui a fait d’énormes dégâts dans le monde, dont 30 000 morts en France, et on évoque la Grippe de Hong Kong (1968-1969), dont on se rappelle vaguement alors qu’elle a fait des ravages partout.

Comparaison n’est pas raison, mais si, quand même : dans un podcast passionnant (que vous trouverez à cette adresse), la journaliste Raphaëlle Rerolle, grande reporter au quotidien Le Monde, comparant la Covid-19 et les mesures prises à cet égard, s’est étonnée de la différence de traitement politique, économique et médiatique avec d’autres pandémies, en particulier celle de 68-69.

Premier étonnement : la Grippe de Hong Kong de 68-69 a fait plus d’un million de morts dans le monde, et de 30 000 à 35 000 en France, c’est à dire plus que les 28 332 décès comptabilisés en France confinée au 23 mai 2020, et pourtant plus personne ne semble s’en souvenir, y compris parmi les médecins qui étaient mobilisés à l’époque.

Cette grippe, partie en février 68 de Chine centrale a d’abord atteint Hong Kong, où elle a décimé la population, puis le Japon, l’Australie, l’Iran et les États-Unis, où elle a causé plus de 50 000 morts en trois mois.

En Europe, c’est surtout la deuxième vague, en décembre-janvier 1969-1970, qui va faire des ravages : 25 000 morts en France rien que pour le mois de décembre. L’Angleterre et l’Italie sont très touchées, cette dernière, selon des chiffres du Monde de l’époque, compte 15 millions de malades, ce qui va coûter des sommes astronomiques à l’économie italienne… Et pourtant, la télévision n’en parle qu’en passant et la presse écrite ne l’évoque que dans des entrefilets de cinq lignes. Quant au gouvernement, il ne se sent pas concerné, le thème n’est pas évoqué, il n’y a pas de mesure de santé publique.

DEUX POIDS, DEUX MESURES : LA NOTION DE SANTÉ PUBLIQUE

C’est l’occasion pour la journaliste de faire une passionnante analyse sociologique et de comparer les deux réactions ce qui, par contrecoup, vient expliquer en partie les raisons des mesures prises en 2020, qui ne sont pas une réaction exagérée à une grippette mais des décisions de santé publique visant à préserver la population.

Elle relève d’abord qu’à cette époque la France était un pays jeune – on l’a d’ailleurs bien compris en mai 68 – et que si l’épidémie de Hong Kong était arrivée dans un pays avec la même pyramide d’âge que la France de 2020, une population plus âgée, les morts auraient été multipliés par deux ou trois.

Elle signale aussi qu’en France, à cette époque, il n’y avait pas de réseau de surveillance de la grippe, seuls douze généralistes faisaient des pointages ponctuels.

Elle rappelle qu’un vaccin antigrippal existait mais avec 30% d’efficacité. Les laboratoires français n’avaient pas inclus la nouvelle souche et n’avaient pas fabriqué assez de doses. Les gens, sous-informés, se sont précipités sur les vaccins. À Lyon, par exemple on vaccinait à tour de bras sur les trottoirs (les étudiants en médecine avaient été réquisitionnés pour ça) et on se ruait sur les pharmacies à la recherche d’un traitement, causant une pénurie de médicaments.

Elle met l’oubli total de cette épidémie meurtrière sur le compte de plusieurs facteurs : on estimait que cette grippe touchait plutôt les personnes âgées, et la France était encore un pays jeune, la médecine n’était pas aussi perfectionnée qu’aujourd’hui – en 69-70, les 3 quarts des patients atteints de leucémie mouraient dans les 2 mois, 1% de la population survivait plus de 2 ans, contre 70% aujourd’hui –, et les politiciens de l’époque avaient connu la guerre et ses atrocités ce qui, par contrecoup, rendaient la mort par grippe plus dérisoire.

Ce qui a changé depuis, c’est le développement de la notion de Santé Publique dans le monde. En France, dès le début des années 70, des actions gouvernementales de prévention sont mises sur pied, en sécurité routière notamment, dans un pays qui comptait facilement 18 000 morts par année sur les routes. Puis sont venues les campagnes de prévention anti-tabac, par exemple.

Au fil des ans et des progrès de la médecine, le confort matériel et le rallongement de l’espérance de vie a modifié notre rapport à la mort. L’épidémie de Covid-19, et l’absence de traitement disponible, vient nous rappeler brutalement que tout n’est pas si simple et qu’on n’en a pas fini avec les épidémies…

CONSOMMER ET/OU PÉRIR, FAUT-IL CHOISIR ?

Alors, exagérées et inutiles, ces mesures de confinement ? Rappelons quand même que dans une société de consommation comme la nôtre, si les personnes qui travaillent paient par leurs impôts les prestations de l’État et les pensions des retraités, c’est l’ensemble de la population, tant les actifs que les retraités qui, en consommant, font qu’une économie fonctionne.

Sans mesures de confinement pour préserver à la fois la force de travail du pays et la consommation, que serait-il advenu de l’économie ? Quel impact économique, en Suisse et ailleurs, aurait alors eu cette hécatombe qui, cette fois, aurait touché à plus ou moins de degrés toutes les tranches d’âge, bloquant l’économie aussi bien qu’un confinement mais sans date limite?

Ce qu’on sait, en tout cas, c’est que les secteurs conservateurs de chaque pays, qui, aujourd’hui, poussent au déconfinement rapide et tous azimuts – mettant en avant, comme d’habitude, leurs propres intérêts économiques au détriment de la population et ne reculant devant aucune contradiction en réclamant plus d’intervention publique quand ça les arrange –, auraient déjà souligné à grands cris l’inefficacité d’un État, incapable de sauver l’économie, et auraient exigé un confinement immédiat…

Et confinement ou pas confinement, rappelons aussi que cette période n’a pas été mauvaise pour tout le monde d’un point de vue économique : à part l’enrichissement – aussi  exponentiel que n’importe quelle pandémie – des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple, etc.), à quoi viennent s’ajouter Zoom et toutes les technologies utiles pour le télétravail, il y a aussi les énormes bénéfices de tous les sites de commerce en ligne (Migros et Coop compris), et ceux des supermarchés, ces derniers au détriment du petit commerce.

On a aussi appris par des chiffres officiels relayés par la Radio Télévision Suisse (RTS) que le bénéfice trimestriel de l’UBS a augmenté de 40%, et que Novartis a eu une croissance d’environ 13% et un chiffre d’affaire de 12,28 milliards de dollars…

Une des solutions à la crise économique dans une société de consommation – pour autant qu’on veuille poursuivre dans cette voie, compte tenu des défis environnementaux qui n’ont pas disparu non plus – c’est d’endetter l’État pour relancer la consommation à tous les niveaux, notamment en allégeant les charges, en augmentant les salaires et en distribuant de l’argent aux citoyens pour qu’ils achètent à nouveau.

SELON QUE L’ON EST RICHE ET QU’ON PEUT TÉLÉTRAVAILLER…

L’arrêt brutal des activités économiques a mis en relief les fortes inégalités sociales de chaque société et a secoué l’ensemble de l’économie mondiale, provoquant de terribles dégâts en particulier dans les couches sociales les plus pauvres. Que ce soit en Inde, au Nigéria ou en Colombie, une grande partie de la population, qui dépend de son gain quotidien pour se nourrir, s’est vue privée de moyen de survie.

Aux États-Unis, c’est l’absence de protection sociale qui s’est fait cruellement sentir : les millions de chômeurs, les kilomètres de véhicules en file pour recevoir une distribution de nourriture rappellent les images de la terrible crise de 1929 et les longues queues à la soupe populaire.

En Europe, où la protection sociale est plus grande, ce sont, en France et en Angleterre, notamment, les disparités – en termes de contamination comme en termes de possibilités de confinement – entre les villes et les banlieues, et entre les quartiers chics et les quartiers pauvres.

Pour ce qui est de la Suisse, sans compter les petits indépendants – avec ou sans possibilité de télétravail – qui se sont retrouvés pendant deux mois à devoir payer leurs charges (loyers des locaux, AVS, assurances…) sans entrées d’argent, c’est officiellement les plus d’un million de personnes pauvres de notre pays qui sont concernées, 20% de la population, entre les 8% qui sont en dessous du minimum vital et les 12% qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts, selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique pour 2018 (vous trouverez ce rapport ici).

Officieusement, il faut encore y rajouter les milliers de travailleurs non déclarés – femmes de ménage, nounous, domestiques, ouvriers, jardiniers, hommes et femmes à tout faire dans le sens littéral du terme… – qui, partout en Suisse, collaborent sans aucune protection sociale à la prospérité du pays et qui sont soudainement apparus au monde entier dans des files d’attentes de plus d’un kilomètre pour recevoir de la nourriture, une image des coulisses de la prospérité suisse qui a fait le tour des plus grands médias internationaux, dont le New York Times et le Guardian (l’article est disponible ici).

Au niveau professionnel, une inégalité de fait s’est révélée dans l’accomplissement des tâches essentielles à la survie d’une société, ces secteurs vitaux dont les personnes ont été réquisitionnées d’office, qui n’ont pas eu droit au confinement et qui se sont retrouvées en première ligne : le personnel médical et hospitalier, bien sûr, mais aussi les pharmacien(ne)s, la police, l’armée, la douane, les employés des transports routiers et ferroviaires, les employés de poste, les paysans, les vendeurs/vendeuses de supermarchés, les livreurs, les éboueurs, les techniciens, les informaticiens et tous ceux qui s’occupent des infrastructures essentielles (eau, électricité, gaz…),

Il a aussi bien fallu constater une autre inégalité fondamentale et structurelle : certains emplois se sont facilement adaptés au télétravail et la technologie était prête, tandis que dans d’autres secteurs, tout aussi importants pour la société, des milliers de travailleurs à contrats fixes ou temporaires, dans les compagnies aériennes, dans les aéroports, sur les chantiers, dans la restauration, dans l’hôtellerie, dans le petit commerce de détail, dans les salons de coiffure ou de cosmétique, et même dans le domaine de la prostitution…) n’ont pas pu faire ce choix et se sont retrouvés sans emplois, certains, comme c’est le cas pour l’ensemble des métiers culturels, sans espoir de retour à la normale dans un proche futur.

LE PROFESSEUR RAOULT ET JEAN-DOMINIQUE MICHEL, LA STAR GENEVOISE DE LA COVID-19

Vu l’omniprésence des média, tous supports compris, à quoi s’ajoutent les ambiguïtés liées au fait qu’il a fallu naviguer à vue et improviser des politiques sanitaires sur des données incomplètes et sans matériel adéquat, sans compter l’angoisse que génère le fait qu’il n’y ait pas d’explication claire, impossible d’échapper non plus à toutes les théories Yaka qui ont envahi l’espace public, proférées par des experts ou des prophètes autodéclarés partout sur les réseaux sociaux – non, l’eau chaude ne protège pas du coronavirus… – à quoi se rajoutent la polémique sur la solution tout chloroquine du Professeur Raoult ou les interventions très médiatisées du Genevois Jean-Dominique Michel.

À ce propos, c’est malheureux, mais on dirait que chaque spécialiste avance avec des œillères et voit tout sous l’angle de sa spécialité sans considérer l’ensemble : un biologiste va ricaner sur les conclusions d’un épidémiologiste, un spécialiste des médecines infectieuses ou tropicales sur celles de l’épidémiologiste ou du biologiste, et ne parlons pas des climatologues, des éthologues, des sociologues ou des experts en médias, voire des philosophes qui ont tous une explication spécifique à un problème général.

Jean-Dominique Michel, dont le média en ligne Heidi News dit, je cite, qu’il « se présente comme anthropologue de la santé et expert en santé publique », dénigre en gros toutes les mesures prises par le gouvernement en une argumentation qui ressemble beaucoup à un ‘On nous dit rien, on nous cache tout’ plus élaboré, c’est à dire à une théorie du complot qui ne dit pas son nom.

Dans l’interview filmé qui l’a rendu célèbre et qui a fait un tabac sur les réseaux sociaux – un tabac causé, en grande partie, à mon avis, par un confinement obligatoire contraignant dont un grand nombre de personnes cherchent désespérément à nier l’utilité pour cause de ras-le-bol – il parle de sa guérison rapide du coronavirus, selon lui grâce à la chloroquine qu’il s’est procurée illégalement, contredisant ainsi la politique des autorités, ce qui implique que c’est ce qu’il aurait fallu utiliser dès le départ pour tous les patients.

Or, dans le même temps, le New York Times, sur la base des traitements appliqués dans les hôpitaux de New York, et la presse espagnole sur les médicaments utilisés dans ce pays durement touché, ont régulièrement évoqué l’utilisation de la chloroquine, soulignant à maintes reprises que ses résultats ne sont absolument pas probants et les effets secondaires terribles, et même mortels, comme le signale la célèbre étude – controversée, il est vrai – publiée le vendredi 22 mai 2020 par The Lancet, dont les résultats sont relayés par le magazine Le Point (on peut consulter l’article ici) et qui porte sur les réponses aux traitements de 96 032 patients hospitalisés entre le 20 décembre 2019 et le 14 avril 2020, tous positifs au Sras-CoV-2, dans 671 hôpitaux répartis sur 6 continents.

Reprise dans Libération le 5 juin 2020, la dernière étude en date (on peut consulter l’article ici), celle de l’équipe britannique Recovery, faite avec toute la rigueur et les vérifications requises auprès de 11 000 patients de tous âges dans 175 hôpitaux britanniques, et comparant les 1542 patients ayant reçu de l’hydroxychloroquine et les 3132 malades n’en ayant pas reçu, confirme qu’il n’y a aucune différence de résultat. 

Dans cette même interview, M. Michel évoque aussi cette idée que le virus se répand le mieux quand les températures vont de 3 à 11 degrés, ce qui expliquerait que les pays d’Afrique seraient moins touchés, selon lui. On passera sur le fait que certaines régions d’Afrique ne sont pas particulièrement chaudes, et on mentionnera tout de même que l’Espagne est un des pays les plus touchés d’Europe malgré des températures qui, en Catalogne par exemple, se sont maintenues dans les 20-24 degrés en moyenne depuis février.

Et quant à l’OMS, dont il dénigre les analyses catastrophistes dues, selon lui, à l’influence néfaste de certains financeurs – Bill Gates, par exemple – il ne mentionne pas le simple fait que l’OMS est financée d’abord par ses états membres, dont la Chine. Il évoque les pressions que la Chine aurait faites sur l’organisation sans mentionner les pressions américaines sur cette même organisation. Que l’OMS ait un rôle géostratégique important n’échappe à personne, en tout cas.

Et puis, se plaindre du tamtam médiatique, selon lui exagéré, tout en en rajoutant une couche…

ÉPILOGUE

C’est vrai, l’inflation des chiffres et le tamtam médiatique embrouille et inquiète plutôt qu’autre chose et s’il y a au moins un fait irréfutable de cette crise c’est que la mondialisation est moins dans la propagation du virus que dans la perception du danger de ce virus par l’ensemble de la population du globe.

Le déroulement de nos vies, momentanément interrompu sans qu’on sache ce qui va se passer dans l’immédiat, et l’angoisse et l’ennui qui en découlent, sont des facteurs qui favorisent tous les fantasmes : on cherche des explications, des solutions, des coupables.

On trompe le temps, on trompe l’ennui, on trouve une forme alternative pour exprimer son narcissisme à travers de multiples et dérisoires « défis » sur Facebook – mes dix meilleurs livres, mes dix meilleurs disques, mes dix photos d’enfant, mes dix photos de cinoche, mes dix photos de carrière – qui sont autant de manières de dire « malgré les circonstances, j’existe ».

Il sera bien assez tôt, quand la crise sera passée, d’analyser plus posément ce qui s’est passé et d’en tirer des leçons utiles, de reconnaître les erreurs ou les exagérations et tant mieux si ça donne raison après coup à ceux qui trouve que la réponse à cette pandémie a été excessive. Mais rien ne permet, à l’heure actuelle, d’avoir une idée totalement claire de ce qui se passe, tant du point de vue épidémiologique que sociologique ou économique.

À titre personnel, je ressens quelque chose de l’ordre de la fascination pour la façon dont les choses se précipitent et s’emballent, pour des enchaînements improbables et opportunistes à la fois, comme des brèches terribles et utiles, comme des solutions, des prétextes ou des portes de sortie pour des situations compliquées qui trouvent ainsi un exutoire, un alibi, une explication temporaire, ce qui à son tour donne la possibilité d’une bifurcation, d’un renouveau.

Peut-être.