Pierre-Nicolas Chenaux (1740-1781), une certaine idée de la Justice

la « révolution Chenaux » est une réaction qui se déroule à la fin du XVIIIème siècle, en territoire helvétique, dans la ville-État de Fribourg. Pierre-Nicolas Chenaux, gruérien du XVIIIème siècle, incarna au-delà de l’homme qu’il fut, une certaine idée de la justice.

 

Au préalable, il est indispensable de préciser quelques points concernant les notions de justice et d’injustice. Avec la notion de justice, nous touchons de prime abord à une question épineuse et délicate. Ce concept demeure problématique, néanmoins il est d’usage de définir la justice, justicia, comme le sens du droit et le droit, jus, comme ce qui dit la justice.

À cet égard, notons que ce droit se dédouble en deux acceptions: le jusnaturalisme, le droit par nature fondé par la raison, supposé universel et non arbitraire, s’opposant au positivisme juridique. Ce droit positif est conventionnel et se rapporte à un fait objectif. Édicté par l’État, il évolue en fonction des sociétés et des époques.

En d’autres termes, est légale la loi qui provient du droit positif et est légitime ce qui est conforme à la loi de la raison. Or, comme le rappelle la philosophe Simone Goyard-Fabre, il faut mentionner le caractère ambivalent pesant sur l’idée du juste, écartelée entre moralité et légalité[1].

Ce qui a suscité, on en conviendra, bien des débats et controverses de Platon à Aristote en passant par James Rawls et Habermas. Droit naturel et droit positif sont, en leur statut spécifique, irréductibles l’un à l’autre. En ce sens, l’historien de la philosophie, Patrick Wotling, part du postulat selon lequel il existe une antinomie du bien et de la justice, agathon d’un côté polairement opposé au diké ou dikaiosuné[2].

 

 

A contrario, il va sans dire que l’injustice désigne l’absence de justice et d’équité. Partant de là, il est intéressant de constater qu’Aristote, dans son livre V de l’Ethique à Nicomaque, s’empare de la question et opère une distinction entre justice et injustice, faisant de l’une une vertu et de l’autre un vice. Dans cette perspective, citons la pièce de Sophocle ayant comme personnage central Antigone qui oppose aux lois que posent les hommes, des lois qui ne sont pas écrites mais qui s’imposent à eux, incarnant le refus légitime de la légalité politique[3].

En ce sens, la mort brutale de Pierre-Nicolas Chenaux – mettant fin à un vaste mouvement de mécontentement populaire dirigé contre le gouvernement patricien – légale d’un point de vue de la loi, n’est pas légitime pour le peuple.

 

[1] Simone Goyard-Fabre, La justice, une problématique embarrassée, Philopsis : Revue numérique, Delagrave Éditions 2002. http://www.philopsis.fr/IMG/pdf_justice-goyard-fabre.

[2] Patrick Wotling (dir.), La justice, Paris, Vrin, 2007, coll. « Thema », p. 9.

[3] Ibid.

 

Serge Kurschat, Pierre-Nicolas Chenaux : le révolté gruérien, Éditions Montsalvens, 2017, 208 p.

Crédit photo : Wikimedia Commons.

 

ortrait de Grigori Efimovitch Raspoutine (1869-1916) © Wikimédia Commons

Raspoutine

Selon le calendrier grégorien, c’est le 30 décembre 1916, à Petrograd (Saint-Pétersbourg) que meurt Gregori Iefimovitch, plus connu sous le nom de Raspoutine. Certaines le décrivent comme un débauché, c’est d’ailleurs ce que signifie le mot russe “raspoutnik”.

 

Grigori Efimovitch Raspoutine, par la suite Raspoutine-Novyi, probablement né le 9 janvier 1869 (21 janvier 1869 dans le calendrier grégorien) dans le village de Pokrovskoïe et mort assassiné le 17 décembre 1916 (30 décembre 1916 dans le calendrier grégorien), est connu pour son mysticisme et ses dons de guérisseur.

Le Tsarévitch souffrait d’hémophilie. Raspoutine était capable d’arrêter ses crises qui épuisaient nerveusement la Tsarine. C’est de là qu’il commença à occuper la fonction non officielle de “conseiller occulte » ; il faut dire aussi qu’il était le seul relais avec la paysannerie russe et la famille royale.

La famille Ioussoupov, inquiète de l’influence de Raspoutine sur la famille impériale, choquée par sa réputation scandaleuse, s’oppose de plus en plus ouvertement au « starets ». Qui plus est, en pleine guerre mondiale, le bruit court qu’il espionne au profit de l’Allemagne. Plusieurs complots se trament contre lui.

L’assassinat de Raspoutine

Dans la nuit du 16 au 17 décembre 1916, une conjuration aboutit à son assassinat. Le prince Félix Ioussoupov, époux de la grande-duchesse Irina, nièce du tsar, l’appâte avec un repas imbibé de cyanure. Il l’abat de sang-froid, puis le jette, avec ses quatre complices, dans le fleuve.
L’album de photos de police exposé au Musée d’histoire politique de la Russie de Saint-Pétersbourg révèle le visage de Raspoutine défoncé par des coups et son corps transpercé de trois balles tirées à bout portant.

Même si le pistolet était un petit calibre et que le cyanure perd de son efficacité avec le froid, il n’empêche que Raspoutine était d’une constitution particulièrement solide. Il a résisté au poison, aux balles et à la massue mais pas à la noyade.

L’historien Edvard Radzinsky a pu donner les détails de cet assassinat grâce aux archives de la Commission extraordinaire de 1917 et le dossier secret de la police russe.

Au soir du 22 mars 1917, sur ordre du nouveau Gouvernement révolutionnaire provisoire, on exhume le corps de Raspoutine. Pour le faire disparaître, on ramène le corps et son cercueil à Saint-Pétersbourg et on l’incinère dans une chaudière de l’institut polytechnique puis ses cendres sont dispersées dans les forêts environnantes.

Cent ans après sa mort, l’ombre de Raspoutine continue de planer sur l’histoire.

 

Portrait de Grigori Efimovitch Raspoutine (1869-1916) © Wikimédia Commons

Lara ne répond plus…

Pendant la guerre d’Algérie, le commando de Montfort a connu la plus meurtrière de ses opérations en zone saharienne à Ain Séfra le 17 août 1959.

 

Ils avaient 20 ans, parfois moins, de leur histoire personne ne se souvient. Illustres inconnus la veille, oubliés le lendemain.

Lorsqu’ils ne seront plus, eux, les anciens du commando de Montfort, il n’y aura plus personne pour raconter cette tragédie du 16 août 1959 dont aucun ne revint indemne. Sur les 75 hommes du commandos, 9 seront tués et 15 autres blessés.

Début 1955, au retour d’Indochine, le commando de Montfort est déployé en Algérie et migre dans le grand sud en 1959, opérant dans l’Atlas Saharien.

Ce 16 août 1959, le commando est envoyé à Aïn Sefra ou une katiba -compagnie de rebelles- venait de traverser la frontière marocaine dans le Djebel Bou Lerhfad.

 

La plus meurtrière opération des commandos marine durant la Guerre d’Algérie.

 

A 16h30, avant de monter à l’assaut, le « Pacha », le Lieutenant de vaisseau Sulpis, dont l’indicatif est « Lara », reçoit un message radio qu’un tir d’artillerie va être déclenché sur les hauteurs où s’est réfugiée la katiba.

Dans un combat d’une rare intensité, sous les tirs de l’artillerie amie (1/17°R.A.), ce sont des obus de 105 “fusant” qui seront tirés par le 17e régiment d’artillerie :

Ils pilonnèrent nos positions pendant une demi-heure, les échanges de tirs entre mitrailleuses ennemies et nos fusil-mitrailleur, les explosions des diverses armes individuelles… chaque commando fait son “job” pour lequel il est formaté. Il ignore bien souvent ce qui se passe dans l’autre groupe de sa propre Section et des deux autres où s’engagent divers combats, parfois singuliers. Jean-Claude Launay.

 

Les premières salves sont bien ajustées, mais les suivantes prennent au dépourvu les hommes du commando en les touchant durement. Le commandant supplie alors par radio de les arrêter :

 

Par pitié arrêtez ce tir, arrêtez salauds, S…

 

Ce seront ses dernières paroles. Le tir s’arrête… dix minutes plus tard. Pendant ce temps, le commando Jaubert parvient à faire cesser les tirs ennemis. Le commando connu, ce jour-là, la plus meurtrière de ses opérations.

62 ans plus tard, dans ce monde de paix dans lequel nous vivons, il est important de prendre le temps de se souvenir et de rendre grâce à ses hommes tombés au champ d’honneur, qui se sont sacrifiés pour les libertés dont nous jouissons.

Terminons avec les mots d’un des survivants de cette journée effroyable :

Une demi heure d’enfer…..je pense à mon grand-père “Jean” poilu de la Grande Guerre, à ceux de Kieffer, à “La Burniche” à Ninh-Binh ,à l’A/C Lavaud du 6°BPC à Dien Bien Phu,à ceux du “Drakkar” au Liban, à mes jeunes camarades du “8” dans la vallée d’Uzbin en Afghanistan, à tous les malheureux pris sous un déluge de fer et de feu. Jean-Claude Launay.

Jean-Claude Launay
La voie de l'inconscient, Djibouti

À la conquête de la Voie de l’inconscient

Il y a 45 ans, le 20 décembre 1976, cinq marins d’État ouvraient une voie d’escalade militaire en plein désert de Djibouti sur une falaise réputée comme étant un pur concentré d’audace. L’exploit de ces hommes devait marquer l’histoire militaire.

 

Philippe Blatter, Patrick Delezaive, Jean-Marie Jourdain, Yves Lorette et François-Alain Gourmelen entraient alors dans l’Histoire et écrivaient une des plus belles pages de l’armée française.

« L’emplacement de ce point n’a rien d’anodin. Il se détermine par rapport à la sécurité, à la nature du rocher à cet endroit-là ». « Je l’ai surnommé Voie de l’inconscient en raison de sa roche friable et du peu de tenue des fixations sur la paroi. »

C’est en ces termes que le fondateur principal, Philippe Blatter, un fils d’immigrés suisses, décrit l’œuvre d’une vie.

En effet, ce parcours de l’extrême jaillit des tréfonds du désert et s’étend sur 265 mètres et comprend 10 obstacles accrochés à flanc de falaise dont certains sont à plus de 70 mètres du sol.

 

Des marins créent une voie d’escalade en plein désert

 

C’est munis de pataugas et sans un équipement adéquat sur une roche friable d’où s’échappent facilement des pierres, qu’ils entreprennent un travail sans relâche alors que règnent des températures écrasantes frôlant les 50 degrés à l’ombre.

Un sentiment de fierté et une aventure humaine aux confins du possible, c’est ce qu’éprouve François-Alain Gourmelen, l’un des cinq fondateurs.

« Qui aurait pu imaginer que moins d’un demi-siècle après la création de cette voie, celle-ci verrait passer des générations de militaires et deviendrait une référence mondiale ? » « Jusque-là, personne n’avait eu l’audace de s’attaquer à cette paroi. À l’origine, elle fut créée spécialement pour entraîner les commandos marine, ensuite nous avons accueilli et formé régulièrement toutes les compagnies de légionnaires à l’instar de la 13e demi-brigade, sur trois différents ateliers : le nautisme, le sabotage et… la Voie de l’inconscient. »

Ce parcours est situé sur la piste des Mariés reliant Arta à Arta plage, sur les rives du golfe de Tadjourah en République de Djibouti.

 

voie de l'inconscient
Voie de l’inconscient en 2021.© Jeff

 

 « Qui possède la mer Rouge, possède le monde » Gabriel Hanotaux

À ce titre, il convient de rappeler brièvement les contextes historiques de Djibouti. Nommée « Côte française des Somalis », de 1896 à 1967, puis « Territoire français des Afars et des Issas » entre 1967 et 1977, elle accède à l’indépendance le 27 juin 1977 et devient la « République de Djibouti ».

Nonobstant la modicité de Djibouti, 23200 km2 pour environ un million d’habitants, son débouché sur la mer Rouge a été convoité par les puissances internationales et régionales dès le XIXe siècle. Mais la réalité est plus complexe.

En effet, la République de Djibouti est un acteur essentiel en termes de stratégie géopolitique.

 

Djibouti, Un carrefour stratégique

 

Il est à souligner que la simple position géographique du territoire lui confère un rôle stratégique essentiel depuis l’ouverture du canal de Suez en 1869, rôle qui perdure aujourd’hui.

Outre le fait d’être le siège des troupes européennes luttant contre la piraterie maritime dans le Golfe d’Aden, cet îlot de sécurité qu’est Djibouti se situe sur l’une des routes maritimes les plus fréquentées au monde, et la Corne de l’Afrique est une zone essentielle du projet chinois, tant d’un point de vue économique avec les « Nouvelles routes de la Soie », que militaire avec la stratégie dite du « collier de perles ».

Cependant Djibouti entend également tirer profit de sa situation pour accueillir des militaires étrangers d’Etats aussi différents que les États-Unis, la Chine, la France, l’Espagne, l’Italie et le Japon.

Après le départ des commandos à Arta, la Voie de l’inconscient est reprise par la Légion qui crée en 1978, le CECAP, qui l’améliore et la sécurise. La célèbre tête de mort peinte sur la falaise est, par exemple, un des rajouts de la Légion tout comme la gouttière qui a remplacé l’échelle spéléo de 18 mètres pour franchir cette même falaise. Depuis le départ de la 13e DBLE de Djibouti en 2011, le centre d’entrainement et ses infrastructures ont été repris par le 5° RIAOM sous le nom de CECAD. Le centre accueille aujourd’hui plus de 1500 stagiaires par an. En 45 ans d’existence, on peut donc considérer que plus de 50.000 soldats de tous grades, armes, armées et nationalités ont suivi la trace des 5 pères fondateurs sur la voie qu’ils ont tracée.

Voie de l'inconscient
François-Alain Gourmelen, Philippe Blatter et Patrick Delezaive. © S. Kurschat

 

Commémorer ou ignorer ? Vers une reconnaissance officielle des autorités ?

 

À l’occasion du 45e anniversaire de cet emblématique parcours militaire, puisant dans des images d’archives inédites, un court-métrage retracera le passionnant destin des fondateurs de la Voie de l’inconscient.

Et pour cause, leur œuvre aura permis de former des décennies de soldats des forces armées françaises et internationales à l’aguerrissement en milieu désertique et permet de nos jours à se préparer lorsqu’ils opèrent sur les différents théâtres d’opérations dans le monde.

Formons désormais le vœu que la Marine nationale française reconnaîtra un jour, le courage et le remarquable travail de ces 5 hommes.

 

Serge Kurschat, historien

Le service capitulé : une alliance à multiples facettes

Six cents ans durant, c’est-à-dire du XIIIème siècle au début du XIXème siècle, les soldats, enrôlés contre rémunération dominent les champs de bataille européens. Et parmi ces mercenaires, les soldats suisses font figures de professionnels très aguerris. Aussi sont-ils très recherchés. Ce qui conduit les autorités helvétiques à instaurer un système de « location de mercenaires », généralement connu sous le terme de « service étranger ». 

 

Distinction entre mercenaires et soldats capitulés

Ce service marque de son empreinte, dès le milieu du XVème siècle, à la fois la société, l’économie et la politique de la Confédération. C’est alors que les rois de France tentent de s’allier plus étroitement aux cantons confédérés. Pour des fondements certes de stratégie politique, et en particulier en raison de la nécessité pour le gouvernement français de rechercher des alliances pour lutter contre le duché de Bourgogne et l’empire des Habsbourg, le royaume de France doit se rapprocher des villes-États suisses. Mais là ne réside pas le seul intérêt de la coalition espérée.

Le but de la royauté française consiste aussi dans le recrutement des fameux soldats helvétiques[1]. Les soldats suisses que l’on retrouve d’ordinaire dans toute l’Europe, depuis la garde personnelle suisse du roi de France au château de Versailles jusqu’aux gardes suisses du pape au Vatican. Soldats intègres et courageux, ces militaires suisses ne sont pour certains que des mercenaires.

Garde suisse au Vatican (photo : Mromerorta)

 

Alors qui sont-ils ces Suisses venus défendre et protéger les têtes couronnées d’Europe et combattre pour une cause qui n’est pas la leur sur tous les champs de bataille ?

 

Pour savoir ce qu’il en est, une distinction capitale est à opérer, c’est celle qui existe entre le terme de mercenaire et celui de « soldat capitulé ». Même si la différenciation entre ces deux termes paraît difficile à établir, il s’avère nécessaire de définir exactement le sens de ces mots pour mieux saisir leur spécificité. Le lexique d’histoire suisse nous permet ainsi de déterminer ce qu’est le mercenariat. À sa lecture, il apparaît que le mercenariat

« consiste en des engagements individuels non sollicités par l’État d’origine de l’engagé[2] ».

Les engagements dont il s’agit sont donc des accords privés aucunement contrôlés par ces traités officiels que l’on dénomme capitulations. Contractés sans autorisation étatique, ces engagements prennent des formes diverses. Ces contrats peuvent être individuels ou collectifs. Lorsque le contrat est individuel, le soldat mercenaire se place volontairement, et par contrat privé, sous l’autorité et la juridiction d’un souverain étranger. Dans le cas d’un contrat collectif, des levées illicites de compagnies dites franches, libres ou ambulantes, sont faites et subordonnées à des capitaines indépendants. Ces derniers signent alors l’engagement de la troupe entière avec le demandeur. C’est une sorte de « capitulation privée[3] ».

Précisons aussi que le terme « mercenaire » désigne en français comme en italien (mercenario), un homme qui sert dans une armée étrangère pour une solde. C’est un professionnel qui loue ses services au plus offrant. L’allemand en revanche emploie le mot « Reisläufer », qui désigne celui qui s’engage pour participer à une campagne militaire ou Reise[4]. Cette différence entre le soldat et le mercenaire, le philosophe Voltaire ne l’accepte pas, puisqu’il considère le soldat quel qu’il soit comme un mercenaire[5]. La réalité historique semble beaucoup plus complexe.

En effet, appliquer aux soldats suisses combattant pour le royaume de France le terme de mercenaire, c’est frapper d’anathème le « service étranger » de la Confédération. Lorsqu’on dépasse l’argutie emphatique, l’aspect réprobateur de cette affirmation ne résiste pas à l’analyse. Ce vocable ne correspond en rien à la réalité juridique qui organise la plupart des accords de « location » de soldats confédérés. Le terme de mercenariat ne peut s’appliquer aux fameux soldats suisses que lorsque ce mercenariat est organisé légalement, dans un cadre étatique. Ce mot s’emploie, à bon escient, lorsque les régiments suisses sont prêtés à des souverains étrangers en vertu de capitulations, établies par l’État.

Ces régiments agissent alors sous le couvert juridique suisse. Et les territorialités dans lesquelles ces corps armés se déploient deviennent de ce fait de véritables territoires suisses, transportés sur le sol étranger[6]. Comme les ambassades, ces régiments militaires suisses bénéficient alors d’un accord d’extraterritorialité. Si de tels accords internationaux existent, c’est en raison de la réputation d’efficacité que la soldatesque helvétique revêt.

 

Pourquoi et comment une telle notoriété s’est-elle imposée au-delà des frontières de la Suisse ?

 

Répondre à cette question permet de comprendre l’influence et l’importance que prend au fil des siècles le service étranger dans les cantons suisses.

Le renom des soldats helvètes remonte à l’antiquité romaine. C’est César lui-même qui encense en premier lieu le guerrier suisse dans ses Commentaires sur la guerre des Gaules. Ces quelques lignes écrites par Jules César résument à elles seules l’admiration que les Romains portent en ces temps aux guerriers des montagnes suisses :

Les Helvètes surpassent en courage tous les Gaulois, parce que, chaque jour, ils combattent les Germains, soit pour défendre leurs frontières, soit pour rentrer eux-mêmes sur le territoire de ceux-ci […] Ils disent que la supériorité du courage leur assurerait aisément l’empire de toute la Gaule[7].

Plusieurs siècles plus tard, le jugement de César se voit confirmer par les prouesses militaires des soldats de la Confédération. L’écrivain Albert de Bonstetten, né en 1442, insiste alors lui aussi sur l’invincibilité des Suisses affirmant que le

« peuple des Confédérés est invincible à la guerre, insuperabile bella[8] ».

L’ouverture de la route du Gothard, nécessitée par l’intensification du transit commercial, permet à ces communautés, situées au nord du col du Gothard, de s’enrichir. Au début d’août 1291, les représentants des communautés paysannes d’Uri, de Schwyz et d’Unterwald concluent ainsi un pacte d’alliance qui peut être considéré comme l’acte de fondation de la Confédération suisse même. Certes, à l’origine, aucune volonté de créer un nouvel État ne transparaît dans cet accord[9]. Elles décident dans un état d’esprit défensif de s’unir le jour même où un Habsbourg devient empereur du Saint Empire romain germanique[10].

C’est une constante de l’histoire militaire suisse qui se vérifie encore en 1648, lors du Traité de Westphalie, ou en 1815, lors du congrès de Vienne. Ce n’est ni une dynastie nobiliaire, ni une quelconque puissance européenne qui assure le contrôle et la protection des axes de communication transalpins. Ceux-ci sont gardés par leurs seuls habitants. C’est ainsi que se développe la conception suisse de la  « défense active ». Celle-ci combine une défense ou un combat retardateur, appuyé sur le terrain ou sur son renforcement, avec un élément dynamique, l’attaque surprise ou la contre-attaque sur les flancs de l’adversaire[11]. Les victoires militaires, que les Suisses remportent à la fin du XVème siècle contre Charles le Téméraire, forgent alors la réputation de l’infanterie suisse[12].

 

 

 

[1] Marc Höchner, Au service de sa majesté. La famille Castella sous les ordres des princes étrangers, Une famille fribourgeoise étoilée : Les Castella, plaquette publiée à l’occasion de l’exposition à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg du 28 septembre au 24 novembre 2012, Éditeur Bibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg, 2012, p. 42.

[2] Alain-Jacques Czouz-Tornare, Mercenaires, Lexique historique de la Suisse, http://www.hls-dhs-dss.ch.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Dictionnaire philosophique, article « Patrie ».

[6] Alain-Jacques Czouz-Tornare, Vaudois et Confédérés au service de France 1789-1798, Ouvrage publié à l’occasion de l’exposition présentée au Musée de Morges, Éditions Cabédita, 1998, Collection Archives vivantes, p. 13.

[7] Jules César, Commentaires sur la Guerre des Gaules, Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits », traduction, L-a.Constans, 1926, p. 4.

[8] Gonzague De Reynold, Gonzague De Reynold Raconte la Suisse et son histoire, op. cit., p. 129.

[9] Ibid., p. 45.

[10] Ibid.

[11] Ibid., pp. 46-47.

[12] Ibid., p. 47.

copyright Serge Kurschat

Un fils d’immigrés suisses fondateur principal de la mythique Voie de l’inconscient

Les fondateurs du plus célèbre parcours militaire au monde, situé à Djibouti, étaient de passage en Suisse du 6 au 8 novembre dernier à l’occasion d’une interview qui servira à la réalisation d’un film documentaire qui sortira en janvier 2022.

Puisant dans des images d’archives inédites, ce court-métrage retracera le passionnant destin d’une voie d’escalade, qui deviendra, quelques décennies plus tard, un parcours mythique.

Les Suisses fuyaient une situation précaire

C’était en 1913, il y a 108 ans de cela, Martin et Louise Marguerite Blatter, fille d’Albert Bronner et de Thérèse Mayer, originaires d’Hottingen, un quartier de Zurich, firent partie des 500 000 citoyens suisses qui, entre 1819 et 1914, passèrent par la rigueur et les rudesses de l’exil, en quittant définitivement la Suisse à la recherche d’un monde meilleur.
C’est le cœur rempli d’émotion que ces expatriés fuirent leur terre natale dans un voyage interminable qui les conduisit dans les Vosges.
Si, aujourd’hui, ces exilés revenaient d’outre-tombe, ils seraient assurément très fiers de leurs petits-fils, dont l’existence tout entière fut marquée par l’empreinte d’un parcours militaire émérite sans faute.
Et pour cause, le jeune Philippe Blatter, né en 1949 à Épinal, est un homme d’action et de combats qui ne semble jamais désarmé face à l’adversité.
Ces qualités sont à souligner. S’agit-il d’un trait de caractère ou bien d’un signe du destin en se référant à ses origines suisses ? N’oublions pas que les mercenaires helvétiques étaient considérés comme les meilleurs soldats de l’Europe. Viscéralement attaché à sa Suisse, la montagne coule dans ses veines. Il reste toujours, à bientôt 72 ans, un passionné d’escalade et pratique encore l’alpinisme.

La genèse de la Voie de l’inconscient

Un jour de l’année 1976, alors qu’il était déployé à Djibouti en Territoire français des Afars et des Issas – nom donné au territoire de l’actuelle République de Djibouti durant la colonisation française entre 1967 et son accès à l’indépendance en 1977 – le jeune Blatter croit en sa bonne étoile et se lance dans la création d’une voie d’escalade qu’il baptise : La Voie de l’inconscient.
Vierge de tout équipement, c’est là que commença la légende, celle d’une falaise qui se retrouve un jour dans le champ de vision d’un homme, Philippe Blatter.
C’est ainsi qu’il la surnomme, en raison de la friabilité de la roche et de la faible adhérence des fixations à la paroi. Située sur la piste des Mariés reliant Arta à Arta plage, sur les rives du golfe de Tadjourah en République de Djibouti, l’emplacement de ce point n’a rien d’anodin.

Un ouvreur et quatre équipeurs

Le pari se révèle être risqué, mais bien au contraire, après l’avoir baptisée ainsi, prêt à toutes les audaces, c’est sous sa direction accompagné de quatre hommes du commando Montfort, que commence l’aventure. Il s’agit de François-Alain Gourmelen, de Patrick Delezaive, de Jean-Marie Jourdain et d’Yves Lorette.
Ensemble, ces cinq soldats franchiront cette paroi durant de nombreux jours si bien qu’ils ne les compteront même plus.
Entre 1976 et 1978, les commandos marine accueillaient et formaient régulièrement toutes les compagnies de légionnaires à l’instar de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère. Cette formation se déclinait en trois ateliers différents, le nautisme, le sabotage et… La Voie de l’inconscient.
Cependant, l’éruption de l’Ardoukôba accompagné d’un tremblement de terre d’une magnitude de 4,6 qui eut lieu le 7 novembre 1978 a mis fin provisoirement aux entraînements sur La Voie de l’inconscient.
Entre-temps, durant l’année 1978, suite au séisme de Djibouti, la Légion étrangère créa le centre d’entraînement au combat d’Arta plage (CECAD) afin de remplacer un ancien centre amphibie qui existait à Obock. Après sa reconnaissance officielle à Arta-Plage, elle participera à l’amélioration de La Voie de l’inconscient et reprendra à son compte les formations que les commandos marine leur avaient enseignées.

À l’aube du 45e anniversaire de cet emblématique parcours militaire, qui aura lieu en décembre, ces cinq hommes n’auraient jamais pensé qu’un jour ils auraient ouvert une voie d’escalade qui s’avérera être la plus prestigieuse au monde.

Et pour cause, leur œuvre aura permis de former des décennies de soldats des forces armées françaises et internationales à l’aguerrissement en milieu désertique et qui sert à les préparer lorsqu’ils partent sur les différents théâtres d’opérations dans le monde.

 

Serge Kurschat

 

Photo de Philippe Blatter :  copyright Serge Kurschat