Pour les vivants et pour les morts de la Sierra Leone. Hommage aux cent vingt mille morts, aux milliers de civils mutilés, ainsi qu’aux deux millions de réfugiés. Hommage aux six millions de morts et aux quatre millions de déplacés au Congo. À ceux que l’on a sauvés et surtout à tous ceux que l’on n’a pas pu sauver…
Le soldat et la guerre civile
Il ne suffit pas de montrer une seule facette du soldat, celle du tueur sanguinaire et criminel de guerre, comme aiment à le présenter certaines personnes. Il faut également, sans l’idolâtrer, mettre en avant le soldat qui sauve des vies. La violence engendre la violence et ne mène qu’à des pays ravagés par des guerres absurdes.
Quel que soit le bien-fondé de ces missions, rien ne nous avait préparés à l’horreur de ces guerres dévastatrices dont nous avions été les premiers spectateurs. Rien ne serait plus comme avant. Seules nos pensées tumultueuses semblèrent nous ramener à la réalité.
Certains y ont laissé leur âme.
Et tout cela pour quoi ? Pour qui ? En définitive, nos valeurs profondes et notre héroïsme avaient été utilisés pour le compte de multinationales. Nous avions été valorisés par la machine jusqu’au point où elle n’avait plus eu besoin de nous.
Nous devions apprendre à vivre avec ce que nous avions vu quand d’autres devaient vivre avec ce qu’ils avaient fait.
Nous n’avions que vingt ans et, pétris de bons sentiments, nous n’avions pu deviner la mascarade des élites qui avaient créé des illusions afin que des jeunes comme nous acceptent d’aller jusqu’à l’ultime sacrifice du don de soi. Ainsi, justifiaient-ils leur rôle.
Les opérations militaires en Afrique
Mais je suis fier d’avoir participé avec mes frères d’armes, au sauvetage de plusieurs milliers de personnes en 1997. Je suis d’autant plus fier de n’avoir tué personne.
Par ces quelques lignes, je tiens à rendre hommage à 19 de mes frères d’armes qui sauvèrent en une journée, plus d’un millier de personnes de 21 nationalités différentes, toutes religions confondues, lors de la guerre civile sierraléonaise en 1997. Je tiens aussi à leur rendre hommage pour les milliers de vies que nous sauvâmes de l’agonie et du désarroi lors de la guerre civile du Congo. Deux guerres civiles fratricides, qui furent sanglantes et brutales.
À ce jour, aucune reconnaissance officielle n’a été célébrée. Bien au contraire, le silence des autorités, précurseur de l’oubli, a tissé son voile sur des hommes qui plus que d’autres méritaient d’être cités.
Aussi, afin de ne pas laisser dans les oubliettes de l’histoire cet évènement et réparer une injustice, je tiens à rendre hommage à ces véritables héros.
À mes frères d’armes :
Je me souviens,
Je me souviens de mes vingt ans, du jeune homme innocent et insouciant que j’étais.
Je me souviens de ce gamin ordinaire qui réussit l’un des stages commandos réputé parmi les plus durs au monde.
Je me souviens encore aujourd’hui de cette métamorphose qui change la vie d’un homme.
Je me souviens de mes frères d’armes, certains sont encore mes modèles, mes exemples, mes frères de cœur.
Je me souviens d’anecdotes, de détails qui regorgent de formidables leçons de vie.
Je me souviens de Sidi, mon frère de Mayotte, mon binôme du stage commando. Je me souviens du soir où tu as reçu une balle dans la jambe ; tu gardais toujours le sourire, jusqu’au bout de tes forces physiques et morales.
Je me souviens de la remise de mon green, nous étions une poignée à avoir réussi depuis le début et à entrer dans le cercle très fermé des unités des forces spéciales.
Je me souviens de ma fierté de porter ce béret vert, héritage de ces cent soixante-dix-sept hommes qui ont été les premiers à avoir eu cet entraînement exceptionnel avant de débarquer sur les plages de Normandie le 6 juin 1944, de véritables légendes.
Je me souviens de mes sauts en parachute et surtout de ceux effectués en mer, la sensation que cela me procura était indescriptible.
Je me souviens de ma première rencontre avec Nini, un monstre de charisme, d’une discrétion rare et précieuse.
Je me souviens de Raf, un condensé d’humilité, pétri de courage et de gentillesse.
Je me souviens des exercices de topographie interminables avec mes frères Chris, Alex et Greg, merci d’avoir apporté tant de gaîté.
Je me souviens de mon frère Abdou, qui a toujours fait preuve d’un calme olympien et d’un courage exemplaire.
Je me souviens de nos marches interminables dans la touffeur accablante du désert.
Je me souviens aussi de notre stage d’aguerrissement lors de notre formation au combat tactique en montagne, avec les chasseurs alpins, avec en point d’orgue la nuit passée en igloo ainsi que l’obtention du brevet de skieur militaire.
Je me souviens de notre stage commando dans la plus grande forêt tropicale au monde, la forêt amazonienne.
Je me souviens de cette formation unique dans l’enfer vert de la jungle, de notre stage effectué dans des conditions extrêmes pour tester nos limites, de ces exercices en conditions réelles, mais surtout des moustiques…
Je me souviens de nos missions en mer contre le narcotrafic, mais aussi de ces énormes tempêtes à nous retourner l’estomac.
Je me souviens d’avoir nagé avec Carpet, au milieu des requins-baleines près des îles Musha, un instant magique.
Je me souviens du poisson volant que j’ai pris dans la gueule au large de Djibouti et du fou rire de Jean, un moment d’anthologie.
Je me souviens de mon école du désert à Djibouti et du plus redoutable des parcours du combattant, la Voie de l’Inconscient, créé par le commando de Montfort et aujourd’hui repris par la Légion étrangère.
Je me souviens de cet exceptionnel et unique parcours aérien situé sur la piste des Mariés reliant Arta à Arta plage, que nous effectuions sans protection à l’époque.
Je me souviens de Mich. Un homme impressionnant, un sang-froid hors du commun en opérations extérieures, une connaissance dans tous les domaines à nulle autre pareille, un véritable caméléon.
Je me souviens de Francky, il n’avait que faire des médailles et de l’avancement accordé par la bureaucratie, il était plus attaché à l’authenticité qu’à la grandiloquence des reconnaissances officielles.
Je me souviens de Carl, un vrai guerrier, un combattant pour qui le stress n’était rien d’autre qu’un léger souffle.
Je me souviens de Nourrédine, un homme d’une redoutable efficacité qui forçait le respect.
Je me souviens de Patrick, un homme hors du commun, déployant de véritables trésors d’ingéniosité pour se sortir des situations périlleuses. Un savant mélange de MacGyver et de Robinson Crusoé. Une perle, un ami pour l’éternité.
Je me souviens d’avoir été ému par le lac Rose. Jamais lac n’avait paru si grandiose et majestueux ; une véritable claque visuelle.
Je me souviens de notre saut en parachute en mer, au large de la Côte d’Ivoire, et de la traversée du lac Kossou avec des décors sublimes à couper le souffle.
Je me souviens de notre traversée en hélico des côtes ghanéennes, les jambes dans le vide, le soleil déversait du rouge sur la mer et l’air était doux comme le miel.
Je me souviens du Togo, de ses zémidjans, ses motos-taxis que nous conduisions parfois afin de nous distraire.
Je me souviens de nos exercices dans les forêts sacrées de Bokoli au Bénin et de ces paysages féeriques chargés d’un mystérieux pouvoir.
Je me souviens de l’Afrique, de cet univers de pureté irréelle.
Je me souviens que la jovialité et l’insouciance des Africains sont la clé de leur épanouissement.
Je me souviens de notre séjour au Gabon, j’étais en proie à un indicible émerveillement face à ces immenses étendues qui sublimaient la beauté sauvage des paysages.
Je me souviens des reflets de la lune à bord de l’Ouragan nous emmenant jusqu’à Libreville, par myriades, les étoiles perçaient le ciel.
Je me souviens de la résilience et de la volonté du père Salem après avoir été grièvement blessé lors d’une mission, longue vie à toi mon frère.
Je me souviens de mon vieux frère, Mathieu, mon mentor, mon binôme en Sierra Leone. Un gars touchant, humain avec une âme de guerrier,
Je me souviens du franc-parler légendaire de mon frère Manu de La Réunion, mon binôme au Bénin et au Togo.
Je me souviens de notre passage en Érythrée, de nuit, quand le pilote de l’hélico s’est planté et nous a balancés de l’autre côté de la frontière alors que le pays était en guerre. Encerclés par des rebelles, nous aurions pu tous y passer, mais Mektoub… ce n’était pas notre destin de mourir ce soir- là.
Je me souviens de cet enfant sierra-léonais fuyant l’horreur et franchissant tous les barrages que nous avions mis en place ; ses yeux brillaient de milles éclats.
Je me souviens de notre posé d’assaut à Brazza sous le feu ennemi, un moment intense, le ciel était teinté de différentes nuances ce jour-là.
Je me souviens des balles qui n’arrêtaient pas de siffler au-dessus de nos têtes, seuls quelques rares initiés peuvent ressentir cette sensation.
Je me souviens qu’une balle avait fini sa course au- dessus de la tête de Guigui et de la mienne dans la charpente métallique de notre hangar, à quarante centimètres près, nous y passions.
Je me souviens aussi du légionnaire se faisant abattre d’une balle dans la tête, à quelques mètres de nous.
Je me souviens des morts qui s’amoncelaient et jonchaient le sol, tellement nombreux et dont certains n’avaient plus d’apparence humaine.
Je me souviens de ces moments durs et mélancoliques. J’ai tenté de les effacer de ma mémoire, mais ils continuent de hanter quelques-unes de mes nuits et de toujours affleurer à ma conscience.
Je me souviens d’avoir été décontenancé face à de telles marées de tristesse mais aussi d’avoir ressenti un réel sentiment d’impuissance et de colère.
Je me souviens bien que rompus aux plus extrêmes exigences, bien que notre esprit reste innocent de la souillure du meurtre, nous conservons certaines fêlures qui jaillissent du tréfonds de notre âme.
Je me souviens du rebelle qui avait braqué son RPG-7 sur Tino et moi. Ce jour-là, la mort était encore venue nous faire un clin d’œil.
Je me souviens du suicide de l’un mes frères d’armes aux prises avec ses vieux démons intérieurs.
Je me souviens de certains civils qui nous remerciaient au moment de leurs extractions et qui, une fois revenus sur le sol français, nous oubliaient, voire se montraient indifférents.
Je me souviens du silence assourdissant de certains vendeurs de vent lors du sacrifice de mes frères d’armes, ces héros anonymes, morts au champ d’honneur.
Je me souviens que certains politiciens, peu économes du sang des soldats, leur rendaient hommage uniquement lorsqu’ils étaient dans une boîte avec un drapeau tricolore par-dessus.
Je me souviens que voler au secours de l’inconséquence conduisit certains de mes frères d’armes, chez qui le sens de l’honneur et du dévouement était hors normes, à sacrifier leurs vies.
Je me souviens aussi que d’aucuns ont eu, pour services rendus à la Nation, une lettre de félicitations, voire rien du tout, quand d’autres eurent les lauriers d’une gloire qu’ils ne méritaient pas.
Je me souviens des champions du monde de l’entraînement qui n’étaient rien d’autre que des tigres de papier, mais s’attribuaient tout le mérite.
Je me souviens que confronté à des situations extrêmes, l’être humain peut se montrer capable des plus nobles élans de compassion mais aussi des pires actes de barbarie.
Je me souviens que la valeur d’un homme ne se mesure pas à l’aune de ses discours et de ses diplômes, mais par sa façon d’agir.
Je me souviens de la bonté d’âme exceptionnelle d’Hugues, qui a toujours su, à force de volonté et d’opiniâtreté, rester fidèle à ses idéaux et à ses convictions contre vents et marées. En ce jour, il n’aimerait pas me voir triste et au bord des larmes, mais plutôt sourire à la vie. De là où tu es, tu dois tutoyer les étoiles. Aussi, laisse-moi te remercier pour tout ce que tu as été pour moi, lors même que l’émeraude ne perd pas de sa valeur, faute de louanges. Nous nous reverrons un jour camarade.
Je me souviens que la vie est un combat que chacun doit mener avec volonté et humanité, malgré la douleur de notre imperfection.
Je me souviens d’avoir trouvé dans la spécialité des amitiés que je souhaite à tout le monde, une fraternité au sens biblique du terme que je n’ai trouvée nulle part ailleurs.
Je me souviens de ces jeunes hommes, illustres inconnus la veille, oubliés le lendemain, partis trop tôt au firmament des étoiles et grandis par Sa Majesté la mort :
Bodson, Burns, Cariou, Chevalier, Clément,
Paix à leur âme ainsi que pour tous les autres.
Quel que fût le lieu ou la situation, leur bravoure forçait l’admiration. Ils restent et resteront toujours des soldats qui brûlent d’un amour sincère et indéfectible pour leur pays sans jamais faillir à leur honneur.
Au demeurant, des hommes faisant partie du commun des mortels, pour autant, une poignée d’hommes à part, dotés d’une expérience hors pair, à nulle autre pareille.
Dès lors, je le dis sans ambages, de toutes ces singulières
rencontres, je suis non seulement fier, mais aussi honoré.
Qu’ils trouvent tous par ces quelques lignes, l’expression
de ma fraternité. La vie est courte, monstrueusement courte.
NOUS SOMMES NOTRE PASSÉ.
Amitiés fraternelles.
Serge Kurschat