64: année exotique?

Je n’y étais pas. Alors que la Confédération ou le canton de Vaud commémorent avec une retenue toute helvétique les cinquante ans de l’exposition nationale suisse de 1964, je questionne encore une fois ma mère pour avoir la confirmation de mon éventuelle présence lors de leur visite à Vidy. La réponse est claire: je n’y étais pas. Trop petit: en pension chez une vieille tante. Bambin ânonnant ses premières paroles intelligibles, je n’ai donc pas pu voir la carapace «jurassique» du pavillon de l’Armée (Jean Both architecte), ni les élégantes voiles colorées du secteur du Port (Marc Joseph Saugey architecte), ni encore les pans inclinés translucides de la Voie suisse (Alberto Camenzind architecte).

Déception.

Et pourtant, j’aurais tellement voulu pouvoir écrire: j’y étais. En effet, les années soixante résonnent toujours en nous comme une bouffée d’optimisme et d’insouciance, l’Expo64 ayant été en quelque sorte un point de repère pour la nation. Elle évoque les premières images amateurs, en couleurs délavées, emprisonnant dans une caméra tremblante la démarche d’hommes encravatés et de femmes endimanchées déambulant sous les drapeaux des 3089 communes helvétiques; elle immortalise également la plongée de l’improbable mésoscaphe emmenant, par groupes disciplinés, une foule bienveillante et enthousiaste à la découverte des fonds obscurs et vaseux des abysses lémaniques; elle capture aussi le mouvement quasi perpétuel d’un monorail aux élans futuristes dont Walt Disney avait initié le concept cinq années auparavant et dont les flancs ont servi de support à un affichage publicitaire désuet auquel le temps passé a cependant conféré un cachet «vintage».

Une exposition nationale

Le monde entier se réfère à des concepts d’expositions universelles. La Suisse quant à elle a développé depuis 1883, dans une forme d’isolement et d’autonomie caractéristique, un principe d’exposition nationale tous les vingt-cinq ans, dont l’origine remonte aux grandes foires de l’artisanat et de l’industrie du début du dix-neuvième siècle. Expression du corpus fédéral, affirmation de la neutralité, cohésion patriotique – au seuil des deux guerres –, mise en valeur du savoir faire, ne sont que quelques uns des thèmes qui y ont été abordés.  Au coeur de cet univers économico-culturel, Expo64, la cinquième de rang, voit donc le jour exactement vingt-cinq ans après la fameuse «Landi» de Zurich et dix-neuf ans seulement après la fin de la seconde guerre mondiale. Elle porte en elle tous les germes d’une société en pleine essor, confiante dans le progrès et l’avenir.

Pour l’architecture, c’est historiquement un moment clé qui articule, sans en avoir encore la conscience, la fin d’un modernisme triomphant (Le Corbusier meurt en 1965) et le timide début d’une remise en question des dogmes de la «pensée forte». La production du milieu des années soixante reste malgré tout attachée à une attitude qui valorise la pensée et l’oeuvre des grands maître du Mouvement moderne. A Lausanne, plus de cinquante architectes suisses ont participé à la réalisation de l’événement. A l’époque, aucune raison d’aller chercher des stars internationales – qui seront appelées au chevet de l’Expo 02 –, les concepteurs sont ici tous des nationaux. De quoi marquer durablement une période? De quoi en faire un instantané qui alimente la pensée architecturale? Quel bilan peut-on tirer de ce moment historique?

Sur le plan de la pensée architecturale 

Alors que la production helvétique de ces années-là est surtout régenté par un langage architectural moderne, expressif et massif – par l’emploi d’un béton coulé laissé brut (Atelier 5, Dolf Schnebli, Alfred Roth) –, les pavillons de l’Expo64 contrastent presque tous par rapport à cette culture dominante. Leur caractère éphémère y est certes pour quelque chose, mais la part de bois, de toiles, de câbles ou de polyester possède une part d’exotisme, de fraîcheur et d’inventivité au sein de la constellation des architectures de l’époque. 

“éduquer et créer”, max bill (théâtre de vidy) © phmeier

L’architecte en chef, le tessinois Alberto Camenzind, avait postulé que le développement de cette fête, construite pour le rayonnement de la nation, devait être basé sur un concept modulaire, tramé et répétitif. Ses confrères, «héros fatigués» et frondeurs par nature, n’ont pas vraiment répondu à l’appel: Saugey troque son rationalisme pour des toiles tendues de formes libres, Moser et Lozeron abandonne le rythme ordonné des éléments préfabriqués pour une halle des fêtes toute en courbes, Pierre Zoelly oublie ses bétons bruts au profit d’une sculpture spatiale arachnéenne que sera l’élégant couvert de «Gare Expo».

Au milieu de cette joyeuse indiscipline culturelle, émerge le sage Max Bill. Le zurichois, responsable d’un demi-secteur – celui d’ «Eduquer et créer» – se met au diapason de la consigne directoriale et livre un projet d’une grande rigueur, dont la poésie millimétrée est encore perceptible dans les bribes actuelles de sa déconstruction partielle – le théâtre de Vidy. Peintre, sculpteur, designer industriel, enseignant et architecte, Max Bill a ouvert la voie à une «tradition minimale» dont l’architecture suisse s’est faite l’écho dans les années nonante au point que sa renommée a largement dépassé depuis, les étroites frontières de son territoire. Par son «sens obstiné de l’économie et de la précision dans le projet, en partant des choix conceptuels jusqu’à l’exécution», il a contribué à remettre au premier plan une «banalité intelligente», sans rhétorique, ce que la modernité toute puissante d’alors avait peu à peu oublié de valoriser.

Sur le plan de la pérennité territoriale 

coque en béton, m. magnin (vallée de la jeunesse) © phmeier

De cet aménagement festif que reste-t-il? Tout d’abord, la spectaculaire transformation de la rive du lac par la création du site de Vidy – vingt hectares de comblement –, la réalisation de l’autoroute A1 qui modifie à jamais le paysage et la mobilité en Suisse occidentale ou encore la vallée de la jeunesse, ode à l’enfance portée par la multinationale de Vevey, dont le magnifique parc abrite encore en son sein verdoyant une population reconnaissante.

De ces constructions éphémères que subsiste-t-il? Comme si l’histoire aimait les contrastes, deux «bâtiments» de l’époque ont été sciemment conservés et sont encore utilisés pour le plus grand bien de la collectivité. Le premier, dans la pure tradition du langage moderniste, est la coque et les abords de l’ancien pavillon Nestlé, dessiné par l’architecte Michel Magnin, hymne au béton corbuséen, travaillé et presque sculpté. Le deuxième, plus strict, radical et évanescent, sont les vestiges du pavillon de Max Bill, qui illumine encore le lieu de sa précision conceptuelle et factuelle. Deux architectures aux antipodes l’une de l’autre qui ont marqué, et marquent encore, une vision du monde portée en cette année 1964 par deux protagonistes de la profession.

Sur le plan de l’actualité locale 

Recelant dans ses caves à Ecublens des trésors iconographiques de l’époque, les Archives de la construction moderne (ACM) ont initié, en partenariat avec la Ville de Lausanne, une exposition dévoilant au public une partie de la mémoire dessinée et photographiée d’il y a cinquante ans. Conçue pour le plein air, elle a révélé pendant plusieurs semaines, sur des grands supports en toile tendue, des agrandissements de documents originaux. Paradoxe de notre temps, cette exposition sur un repère de notre histoire récente a dû être démontée avant son terme, taguée et détériorée qu’elle a été par des citoyens irrévérencieux dont l’attitude quelque peu immature est assurément le reflet d’une génération sans repères.

couverture du livre  (août 2014) © acm-ppur

En parallèle de l’exposition, les mêmes ACM publient un livre passionnant qui rend hommage à l’architecture de l’Expo64. Couchant sur papier ce qu’elle avait dressé sur toile, l’institution polytechnique lausannoise continue à travers cet opus une collection «Archimages», qui se propose de montrer la richesse de ses fonds par une transmission très visuelle accompagnée de quelques textes. Prévu pour sortir au mois d’août, cet ouvrage édité au Presses polytechniques universitaires romandes (PPUR) a le mérite d’une mise en page fluide, aérée et d’un graphisme contemporain au service d’un patrimoine de grande qualité. Seul le titre, «Le printemps de l’architecture suisse», laisse perplexe quant à la réponse que l’histoire a consacrée: le grand vide culturel des automnales années septante dans le monde de l’architecture. Ce titre fait écho à celui que l’historien Jacques Gubler avait employé en 1986 à propos de l’architecture romande, dont la pertinence  rhétorique n’avait pas plus trouvé de répondant par la suite.

Pour revoir un printemps, la Suisse doit se mettre à la recherche de nouveaux Max Bill.

+ d’infos

L’Expo 64 dans les archives de l’EPFL 

L’Expo 64 sur le site officiel de la ville de Lausanne

«Construire une exposition», Librairie Marguerat, Lausanne, 1965.

Stanislaus von Maus, «Minimal tradition – Max Bill et l’architecture «simple» 1942-1996», édition Lars Müller, Baden, 1996.

Pierre Frey, Bruno Marchand, Angelica Bersano, Joëlle Neueuschwanden Feihl, «Expo 64 – Le printemps de l’architecture suisse», PPUR, 2014.

PS: ce blog a été publié la première fois sur la plateforme de l’hebdo.ch

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.