En re-visitant Patrick Berger

L’été s’y prête bien

Visiter l’architecture est l’unique moyen que je connaisse permettant de comprendre réellement, intimement et objectivement l’architecture. C’est par ce seul biais que l’on peut appréhender le rapport au paysage, à l’espace – ce terme tellement abstrait quand il se rapporte à la définition architecturale –, à la matière ou à la lumière d’un lieu. Visiter l’architecture, c’est ce à quoi tout architecte praticien doit se consacrer pour entretenir et enrichir sa propre culture. Visiter l’architecture, c’est ce que l’on s’obstine à inculquer aux étudiants pour les mêmes évidentes raisons.

Re-visiter l’architecture, c’est la confronter à la mesure implacable du temps, c’est vérifier que l’œuvre architecturale a résisté à la pression  médiatique de l’air du temps ou de l’effet de mode, et passe du registre de la brillante séduction à celui de la validité culturelle. Sa résistance prouve alors qu’elle peut commencer à se ranger dans la liste des potentiels standards de l’architecture qui feront peut être, un jour, partie de l’histoire de cette dernière.

Rennes

Les hasards des pérégrinations estivales me ramènent sur les terres de la première œuvre remarquée de l’architecte parisien Patrick Berger – elle obtient le premier prix des Architectures publics de l’époque en 1991 – à savoir l’Ecole d’architecture de Bretagne. Construire un lieu pour l’enseignement de sa propre discipline, fait partie de ces phantasmes que tout architecte recèle en son âme créatrice à l’instar d’un musée, d’une  bibliothèque ou d’une église. Ici l’emploi du granit et du mélèze comme supports matériels à l’écriture de l’enveloppe était comme prémonitoire : inscrire dans le durable par la pierre et dans le renouvelable par le bois. Ici le projet s’implante avec précision et justesse le long du canal de l’Ille dont il  accompagne la courbe régulière de sa noble parure de bois et de verre. Ici les ateliers sont conçus comme des maisons d’artistes, sur deux niveaux, avec la présence de la douce lumière du Nord. Ici on peut se mettre à rêver du pavillon d’artiste de Giverny, celui de Claude Monet et son étang – l’eau encore – ou d’Amédée Ozenfant dont le jeune Le Corbusier avait transcendé la notion d’espace dédié à la peinture dans l’atelier éponyme.

Une oeuvre qui a assurément marqué son époque et continue de le faire plus de vingt années après.

Hôtel de Rennes-Métropole © phmeier

Mais la capitale de la Bretagne recèle un deuxième ouvrage de Patrick Berger : l’hôtel de Rennes-Métropole. Destiné à la gouvernance de la région, ce bâtiment de bureaux par excellence est un projet qui affiche sa répétitivité constructive avec sérénité. La notion de trame est le propre de cette affectation administrative où la modularité et la flexibilité sont les maîtres mots de la rentabilité de l’espace. Dans cet édifice dont la plan en “H” exacerbe l’efficacité distributive, c’est bien dans le traitement du passage du socle aux étages courants ainsi que dans le mariage du bois naturel et de l’aluminium éloxé que l’on reste admiratif par la maîtrise de l’architecte. Il n’y a pas de recherches de grands effets, comme la production actuelle en raffole aujourd’hui, mais juste une manière d’articuler les parties d’ouvrage avec quelques décalages subtils, un mélange de modénature traditionnelle et d’industrialisation contemporaine. La précision y est presque suisse. Ce n’est pas un hasard.

Nyon

A peine nommé professeur au Département d’architecture de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, Patrick Berger se voit confier la réalisation du prestigieux siège de l’UEFA. C’était il y a vingt ans, en 1994. Les croquis conceptuels de ce surprenant projet ont fait le tour de la planète architecture : un plan horizontal abstrait bordé de deux volumes qui cadrent un paysage alpin devenu mythique pour le monde de la planète football. L’organisation internationale y a vu la métaphore d’un terrain de jeu. Habile, l’auteur a laissé dire.

Il y avait beaucoup plus.

Siège de l’UEFA, Nyon © phmeier

Il y avait une toiture qui dégage la vue et une institution entière glissée entre ciel et lac. Il y avait une prise de position unique dans le territoire à la fois contemporaine, mais également emprunte d’histoire. Il y avait une maîtrise de la géométrie et de la proportion des composants de l’architecture. Il y avait un soin du détail dans l’agencement des matières. On peut ici vraiment parler d’une leçon. D’abord, celle d’un enseignant qui a durablement marqué de sa présence les internes de l’institution polytechnique de l’ouest de la Suisse. Puis celle d’un architecte qui voyage et qui visite le monde. Une partie du monde souvent proche de l’Orient qui le fascine et enrichit sa pratique, au point d’en avoir fait le lieu mythique de projets inachevés mais certainement les plus marquants de sa carrière : le monument de la communication France-Japon, le nouveau centre de Samarcande ou le centre géographique du Japon.

Paris

Retour dans la ville lumière, celle où Patrick Berger a débuté, il y a trente-cinq ans, par un modeste immeuble dans le quartier de Beaubourg. Quelques  appartements dans une étroite parcelle, quelques fenêtres dans un mur blanc, une corniche qui affirme son ancrage dans un quartier historique. Paris est également le lieu de plusieurs autres projets majeurs: le parc Citroen, le Viaduc des Arts, ou bien un immeuble pour la RATP, une piscine, des logements, encore et, tout récemment, la requalification de l’immense site hospitalier de Cochin. Une grande machine pour la santé que l’architecte appréhende avec sa poésie et son souci de la simplicité

Mais Paris c’est surtout le grand projet de la couverture des Halles. La fameuse “Canopée” qui va marquer le nouvel ancrage de l’arrivée du métro, créer la couverture de la galerie marchande et constituer l’articulation du jardin s’ouvrant vers
la Bourse du commerce. L’auteur en parle peu. Il protège son projet de l’actualité immédiate comme pour mieux surprendre. Car surprise il y aura. En effet c’est en re-visitant l’œuvre construite de Patrick Berger que l’on prend la mesure du changement d’orientation conceptuelle que ce dernier ouvrage, toujours en chantier, va faire prendre à l’architecte. Un premier aperçu de cette nouvelle approche est donnée par la très récente «Maison d’église Saint-Paul de la Plaine» à Saint-Denis. Finis les exercices géométriques magnifiquement orchestrés dans l’ordre et l’orthogonalité. Révolus les implantations rectangulaires qui définissent, par leur précision presque chirurgicale, un nouveau cadre au lieu face à un environnement souvent chaotique. Désormais, place à la fluidité, la courbe : c’est l’entrée de la forme organique et vivante dans le monde raisonné de Patrick Berger.

Animal?

Le moment de la remise en question n’est pas une chose rare dans la profession. Elle arrive quand on a l’impression d’avoir tout dit, ou de ne plus être compris. Les carrières d’architectes sont ainsi faites de continuités ou de ruptures. L’histoire de l’architecture en est remplie. Parmi les grands maîtres de la modernité, on peut se remémorer deux exemples bien connus mais diamétralement opposés: à l’est, Outre Atlantique, l’émigrant germanique Ludwig Mies van der Rohe qui poursuit inlassablement ses variations, proportionnellement inégalées, sur le thème de l’acier et du verre; à l’ouest, le parisien d’adoption, Le Corbusier, qui surprend le monde de la culture en livrant en 1952, l’église de Notre-Dame de Ronchamp, vaisseau d’un béton brutalement courbé et accroché aux derniers contreforts du Jura. De ces attitudes dichotomiques, Patrick Berger a choisi la deuxième. Il s’en explique longuement dans un récent ouvrage, «Animal?», qui a tout dernièrement été précédé d’une exposition ayant tenu place à l’Archizoom de l’EPFL du 6 mars au 8 mai 2014.

Maquette de la “Canopée”, exposition “Animal?”, EPFL, 2014 © phmeier

Il y a près de vingt ans, j’avais écrit au sujet de ses trop rares bâtiments que «leur grande valeur réside, en premier lieu, dans la conscience qu’a son auteur de l’étendue du champ esthétique de son domaine: architecture égale culture. A ce titre, il ne cherche pas à réinventer la colonne ou la poutre, il n’exclut pas, à priori, telle ou telle forme que la modernité a oubliée, il n’expérimente pas non plus à tout prix de nouveaux matériaux venus d’horizons divers. L’architecte arpente l’histoire, avec le regard d’un acteur culturellement engagé dans sa pratique; il revisite les grands chantiers de la production des aînés; il en extrait les essences archétypiques, tectoniques ou sémantiques, qui seront, à travers un redessin, réinterprétés dans un langage des plus contemporains»1. Gageons que la nouvelle orientation que Patrick Berger donne à son œuvre sera fondée sur les mêmes solides bases et que le fait de les visiter – ou les re-visiter – conférera la même émotion emprunte de cette poésie raisonnée qui la caractérise.

+ d’infos

[1] «Patrick Berger», Archimade n° 48, juin 1995, Lausanne (épuisé)

«Patrick Berger, Œuvres et Projets», Académie d’Architecture de Mendrisio/Suisse, Edition Skira, Milan,1997

«Formes Cachées, la Ville», Patrick Berger et Jean-Pierre Nouhaud, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, Lausanne, 2004

Patrick Berger, «ANIMAL?», Les Presses du réel et les Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, Lausanne, 2014

PS: ce blog a été publié la première fois sur la plateforme de l’hebdo.ch

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.