Eduardo et la crise européenne

La coupole était pleine. Elle était pleine de maquettes de toutes dimensions, en bois ou en carton. Pleine de dessins esquissés à la plume ou de citations littéraires patiemment recopiées pour en préserver la quintessence, le tout extrait de très nombreux carnets de croquis en cuir noir relié par un élastique. Elle était pleine d’architectes, d’ingénieurs, d’étudiants accourus pour écouter celui que le monde de la culture locale – et internationale – admire depuis de nombreuses années pour son œuvre patiente et riche. Elle était pleine enfin de ses concitoyens, jeunes architectes exerçant en Suisse et attendant qu’on leur redise encore une fois qu’ils avaient effectué le bon choix: celui de l’exil. 

On était le jeudi 12 juin au Pavillon Sicli, dans le secteur des Acacias à Genève. En fait de coupole, la rigueur intellectuelle me pousse à préciser qu’il s’agit en fait d’une coque au sens statique du terme. Une élégante coque en béton, très fine, réalisée par l’ingénieur suisse Heinz Isler en 1969 pour une fabrique d’extincteurs. De son illustre ancêtre antique, elle ne garde que le principe de l’oculus, qu’Hadrien avait laissé ouvert sur le ciel romain et qu’Isler a obturé par des panneaux de plastique, aujourd’hui jaunis par cinquante années de rayonnement solaire. 

Lucide, désabusé mais toujours engagé

Celui que cette assemblée était venue écouter, c’est Eduardo Souto de Moura, le célèbre architecte portugais, récemment auréolé du très fameux et convoité prix Pritzker, le «Nobel de l’architecture». Au cœur de cet espace qui accueillait la remarquable exposition de ses travaux les plus connus – la Maison du cinéma Manoel Oliveira, le stade municipal de Braga, la tour de bureaux Burgo, le musée Paula Rego et de nombreuses maisons individuelles qui ont fait sa réputation – il était venu nous parler de son travail actuel, beaucoup de l’Europe, un peu de la Suisse et surtout de la crise profonde qui affecte son pays.  

maquette de la tour Burgo (1990-2007) ©phmeier

Une heure durant, il a montré des œuvres récentes allant de la simple installation d’une table dans un espace muséal à la redéfinition complète d’une vallée en proie à l’appétit vorace d’une Chine expansionniste à la recherche d’énergie hydraulique à moindre coût. Il a parlé sur un ton neutre, souvent désabusé, toujours modeste, parfois caustique, mais faisant mouche lorsqu’il s’agit de défendre sa profession de plus en plus attaquée par l’obsession de la rentabilité facile des commanditaires ou la déshérence des finances publiques. Il nous a ému en évoquant son rapport étroit, amical et professionnel avec ses maîtres, les architectes portugais Fernando Távora et Álvaro Siza, tous protagonistes de l’«Ecole de Porto» qui a tant apporté à la culture architecturale mondiale. Leur parcours est constellé de riches collaborations, d’agréables compétitions, mais avant tout d’une immense estime réciproque. Cette tendre complicité tranche agréablement avec la froide rivalité qui prévaut souvent dans le reste de l’Europe.

Décalages 

Malgré la force de proposition de chacun des projets présentés, j’ai ressenti comme un décalage entre la mémoire encore vive du matériel exposé et son actualité projetée sur l’écran plasma. La faute à la crise européenne? La faute à l’argent qui manque? La faute à des projets réalisés hors de son univers? A travers la présentation d’un projet de logements sociaux en région bordelaise, Souto de Moura a démontré toute la difficulté qu’il a simplement à exercer son métier. L’architecte confirme que dans ce pays, la France, la règle «c’est l’argent»: au delà des contraintes normatives, l’argent réduit tout au détriment de la qualité, de la culture. Il a dû batailler pied à pied, le grand architecte, pour conserver une modeste fenêtre horizontale que le promoteur calculateur veut lui faire «verticaliser» pour réduire encore un peu plus des coûts déjà dérisoires: qu’importe la qualité de la vue sur le paysage. Les quelques photographies du chantier en cours transpirent la souffrance de l’architecte à maintenir son projet à flot. Des images qui ne reflètent plus la fraîcheur d’antan, la poésie de tant de projets dont toute une génération s’est inspirée. Un projet qui exhale un parfum d’exil – encore.

Après les quelques questions rhétoriques du modérateur, une jeune architecte portugaise l’interpelle pour le remercier de son conseil de «sortir du pays», malgré la difficulté de quitter sa famille, malgré la nostalgie de sa terre natale. La Suisse comme une promesse pour être à même d’exercer sa profession, le rêve de longues années d’étude. L’exil – toujours – pour s’accomplir. L’architecture n’est pas un art autonome nous a dit Eduardo Souto de Moura, l’architecture a une «responsabilité sociale». Ses jeunes compatriotes ne le savent que trop bien. 

+ d’infos 

www.pavillonsicli.ch/historique/

L’exposition “Eduardo Souto de Moura” a été initiée par la Maison de l’Architecture (MA) > www.ma-ge.ch  et parrainée par le Journal d’architecture, Faces.

PS: ce blog a été publié la première fois sur la plateforme de l’hebdo.ch

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.