« Il n’y a que l’indicible pour dire l’indicible » me confiait un jour Mgr Henri Salina. La beauté, au cœur de cet indicible, nous pouvons l’exprimer à merveille notamment par la danse, la musique ou la peinture. Ce dont était intimement convaincu l’ancien Père Abbé de l’Abbaye de Saint-Maurice. Si cette beauté, nourriture de l’âme, est magnifiée par les artistes qui sont reliés à l’essentiel, c’est bien parce qu’elle est omniprésente dans la nature vivante. Comme il est écrit dans la superbe Lettre encyclique Laudato si’, « le Seigneur pouvait inviter les autres à être attentifs à la beauté qu’il y a dans le monde, parce qu’il était lui-même en contact permanent avec la nature et y prêtait une attention pleine d’affection et de stupéfaction. Quand il parcourait chaque coin de sa terre, il s’arrêtait pour contempler la beauté semée par son Père, et il invitait ses disciples à reconnaître dans les choses un message divin ».
Mais qu’avons-nous fait de notre belle planète ? Aggravé par le réchauffement climatique, l’effondrement de la biodiversité dû aux activités humaines nous interpelle : selon une récente étude du WWF, 69% des populations d’animaux vertébrés ont disparu entre 1970 et 2018. Comment mettre fin à cette hécatombe ? Sans doute en nous reconnectant avec le vivant, physiquement, psychiquement et spirituellement. En relation intime avec la nature vivante, nous apprendrons à connaître donc à respecter, par le mental et par le cœur, les lois de son organisation et de son fonctionnement. Trop longtemps les Églises chrétiennes les ont ignorées, s’écartant de l’enseignement même de Jésus dont les allégories sur la nature foisonnent au fil des Évangiles.
Arrêtons-nous donc un instant, nous aussi, sur cette nature vivante en y décelant les lois les plus subtiles qui l’animent et qui, par leur langage symbolique, éveillent et nourrissent notre foi. Prenons sept vertus essentielles à mes yeux pour éveiller notre conscience et la conduire sur le chemin de Son amour, de Sa sagesse et de Sa vérité. Un chemin qui est tout le contraire d’un fleuve tranquille. Voyons donc comment la nature peut nous enseigner à développer l’attention, le discernement, l’endurance, la résilience, la patience, le sacrifice et la non-violence.
L’attention
Il était considéré comme « le Sage de l’Afrique ». Comme membre du conseil exécutif de l’UNESCO de 1962 à 1970, l’écrivain et ethnologue malien Amadou Hampâté Bâ avait notamment lancé cette formule devenue proverbiale : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». J’ai pu vérifier la pertinence de cette parole quand je rencontrai cet homme exceptionnel en 1984 à Abidjan où il résidait, lors d’un reportage pour Radio Suisse Internationale. Amadou Hampâté Bâ, assis sur un modeste canapé planté au milieu d’une grande pièce quasi vide, était accompagné d’un biographe. Il lui corrigeait l’une de ses citations datant de plusieurs années. Puis il lui conta, en ma présence, une scène vécue avec l’un de ses disciples. « Que vois-tu là à l’embrasure de la porte d’entrée ? » lui demanda le vieux sage.
– Je ne vois rien, répondit le disciple.
– Vraiment, tu ne vois rien ? enchaîna Amadou Hampâté Bâ.
– Non je ne vois rien.
– Et cela, qu’est-ce que c’est ?
– Un minuscule caillou.
– Et cela ?
– Une minuscule brindille ?
– Et cela ?
– Une fourmi
–Alors il y a là le monde minéral, le monde végétal et le monde animal et toi tu me dis qu’il n’y a rien ?
Depuis cette rencontre, j’ai saisi l’importance donnée à l’attention portée non seulement à la nature mais aussi à tout ce qui constitue l’essence de notre vécu. Et la sagesse d’Amadou Hampâté Bâ me renvoie à un autre événement intensément vécu par le Nazaréen. Au Jardin des Oliviers, sur le lieu-dit Gethsémani, au paroxysme de son angoisse, Jésus revint trois fois près des disciples qui l’accompagnaient et les trois fois il les trouva endormis. « Pourquoi dormez-vous ? Levez-vous et priez pour ne pas entrer en tentation ». Combien de fois dans la journée je crois être éveillé mais en fait je dors, déconnecté du vivant ! Le signal de la connexion, c’est un ineffable sentiment de joie qu’aucune agitation extérieure ne saurait perturber. Quant à l’attention, elle est une qualité nécessaire au discernement.
Le discernement
Distinguer le bien du mal et comment agir face au mal : la parabole de l’ivraie et du bon grain nous offre un bel éclairage. Le blé représente ce qui est bon et nutritif tandis que l’ivraie, plante herbacée nuisible aux céréales, représente son contraire, c’est-à-dire le mal. Les serviteurs du maître proposent à ce dernier de l’arracher. « Non, répond le maître, de peur qu’en arrachant l’ivraie, vous ne déraciniez en même temps le blé. Laissez-croître ensemble l’un et l’autre jusqu’à la moisson et, à l’époque de la moisson, je dirai aux moissonneurs : Arrachez d’abord l’ivraie, liez-la en gerbe pour la brûler, et amassez le blé dans mon grenier. »
Le message est clair. S’acharner contre le mal, comme le clament certains responsables politiques, serait vain voire dangereux. Tant que la dualité régentera le monde, les forces obscures seront à l’œuvre. Chercher à les faire disparaître est voué à coup sûr à l’échec. En ne nous occupant que du bien, autrement dit de ce qui nous semble lumineux et chaleureux pour nous-même et pour autrui, nous pouvons aussi puiser dans le mal des énergies qu’il est possible de transformer. A l’image du jardinier qui greffe un arbre sain sur un autre arbre improductif mais vigoureux. Le mal au service du bien, pas mal non ? Toujours est-il que dans la quête du bien, l’endurance est une vertu hautement souhaitable !
L’endurance
« Si vous aviez la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : Transporte-toi d’ici là, et elle se transporterait », dit le Nazaréen à ses disciples. Dans un autre passage des Évangiles, Jésus déclare que « le Royaume des cieux est semblable à un grain de sénevé qu’un homme a pris et semé dans son champ. C’est la plus petite de toutes les semences ; mais, quand le grain a poussé, il est plus grand que les légumes et devient un arbre, de sorte que les oiseaux du ciel viennent habiter dans ses branches. »
Croître ou mourir. Une fois semée, la graine n’a pas d’autre choix. Pour que la croissance s’opère, encore faut-il que le terrain soit prêt à l’accueillir. Si la terre n’est pas bonne, le grain risque de ne jamais germer. Invisible aux yeux des hommes, cette germination prend du temps. Comme le relevait Mgr Salina – un vrai sage, cet homme ! – « ce n’est pas en tirant sur la tige d’une fleur qu’on la fera pousser plus vite ». En nous, c’est le même phénomène. Le Royaume des cieux dont parle Jésus, c’est sans doute le résultat bienheureux et merveilleux d’un long processus de maturation spirituelle.
La foi, qu’elle soit ou non celle du charbonnier, doit être entretenue, comme la graine est arrosée de lumière (symbole de la sagesse) et d’eau (symbole de l’amour). Il ne viendrait jamais à l’idée d’un danseur ou d’un musicien d’arrêter de s’entraîner quotidiennement tout en croyant garder le même niveau de maîtrise sur scène !
Dès lors comment entretenir sa foi, non seulement pour ne pas la perdre mais encore pour qu’elle se développe encore davantage ? Je relis un passage de Dialogues avec l’ange (Aubier), un document recueilli par Gitta Mallasz. Qui reçoit ce message, adressé à elle et à ses amis, le 15 janvier 1944, à Budaliget, en Hongrie : « Il n’y a pas de foi sans acte. Il n’y a pas d’acte sans foi. La foi ne peut pas être plus que l’acte. L’acte ne peut pas être plus que la foi, car ils sont UN. Ce n’est pas que vous ayez peu de foi – mais vous agissez peu, car foi sans acte n’est pas foi. Vous pourriez déjà faire beaucoup plus. »
Répéter encore et encore les mêmes gestes jusqu’à ce qu’ils portent les fruits escomptés, c’est pour un artiste ou un artisan un chemin de transformation, clé de la résilience.
La résilience
La résilience. Ce mot résonne toujours plus fort à l’échelle de la planète au fur et à mesure que nous découvrons les bouleversements écologiques et sociaux engendrés par le réchauffement climatique et l’effondrement de la biodiversité. À l’origine, la résilience est un terme de physique qui définit la capacité de résistance d’un corps ou d’un matériau à un choc ou à une déformation. Son champ sémantique s’est ensuite étendu à d’autres domaines comme la biologie, la psychologie, l’économie, la sociologie ou l’écologie. Dans son sens le plus large, la résilience est la capacité, pour un système donné, de surmonter les altérations provoquées par un ou des éléments perturbateurs, pour retrouver son état initial ou un fonctionnement normal. En ce qui nous concerne, il s’agit de faire face aux épreuves les plus redoutables, de transformer autant que faire se peut l’agression dont nous sommes victimes en énergie positive.
A cet égard, l’huître à perles est riche d’enseignement. Une huître fabrique une perle de nacre quand un corps étranger (un grain de sable, une larve de ver, etc.) s’immisce entre sa coquille et son manteau. Au fil des années, l’intrus est recouvert de couches concentriques de carbonate de calcium qui cristallise sous forme d’aragonite, ce qui finit par former une perle. Seules l’huître perlière (ou pintadine) des mers chaudes et la moule perlière d’eau douce peuvent en fabriquer. Quant à nous, nos perles sont nos pensées, nos sentiments et nos actions qui, après avoir été méchamment bousculés par les intrus de l’adversité, sont finalement enrobés de bienveillance et nous font à nouveau croire à la vie. Évidemment, cette transformation ne se fait pas du jour au lendemain. Il faut de l’entraînement, du temps et de la patience !
La patience
La patience est au centre de la parabole du figuier stérile et du figuier maudit dans les Évangiles. Jésus y conte l’histoire d’un homme qui avait un figuier planté dans sa vigne. « Il vint pour y chercher du fruit, et il n’en trouva point. Alors il dit au vigneron : Voilà trois ans que je viens chercher du fruit à ce figuier et je n’en trouve point. Coupe-le : pourquoi occupe-t-il la terre inutilement » ? Le vigneron lui répondit : « Seigneur, laisse-le encore cette année ; je creuserai tout autour et j’y mettrai du fumier. Peut-être à l’avenir donnera-t-il du fruit : sinon tu le couperas. »
Quand je considère comment certains d’entre nous saccagent notre planète, par cupidité ou ignorance, je me dis que nos amis les anges font preuve d’une infinie patience. A leur place, je ferais appel à leur patron, l’archange Michaël, pour qu’avec son épée flamboyante il débarrasse la Terre de toutes ces forces négatives qui nous empêchent individuellement et collectivement d’avancer dans la lumière. Mais voilà, au vacarme de notre agitation, les anges préfèrent le silence de leur intercession. Ils continuent à nous transmettre, inlassablement, le Souffle de l’Amour inconditionnel du Tout Autre, probablement convaincus que ce Souffle finira bien par traverser les couches opaques de notre psyché. Quelle patience, quelle persévérance !
Mais patience quand il s’agit des autres ne signifie pas résignation pour nous-mêmes. Dans un autre passage des Évangiles, apercevant de loin un figuier qui avait des feuilles, Jésus qui avait faim s’en approcha. Mais il ne trouva que des feuilles, car ce n’était pas la saison des figues. Prenant alors la parole il dit à l’arbre : « Que jamais personne ne mange de ton fruit ! » Et à l’instant le figuier se dessécha. Et si, ce figuier, c’était nous ? Comme le souligne le pédagogue et philosophe bulgare Omraam Mikhaël Aïvanhov dans le livre La Bible, miroir de la création (Éditions Prosveta), « si, bien que ce ne soit pas la saison, Jésus s’irrite de ne pas trouver des figues sur le figuier, c’est que l’être humain, lui, ne doit pas attendre telle période ou telle saison pour produire des fruits : des pensées lumineuses, des sentiments chaleureux. Car le Seigneur peut venir à tout moment. Il n’attend pas telle ou telle période, et Il ne s’annonce pas à l’avance. Au moment où Il vient, que ce soit l’été ou l’hiver, le jour ou la nuit, cet arbre qu’est l’homme doit pouvoir donner des fruits, sinon l’esprit l’abandonne, et cet abandon est une malédiction pour lui : il se dessèche et meurt. » En revanche, l’abandon de biens matériels peut conduire à un enrichissement spirituel. C’est le vrai sens du sacrifice.
Le sacrifice
Après l’ère du plus, de l’accumulation tous azimuts, voici venue l’ère du moins, de l’inéluctable diminution. Moins d’eau pure, de terres fertiles, de poissons, de matières premières indispensables à la vie et aussi moins de biens de consommation, d’automobiles, de smartphones et autres objets non vitaux : il faudra s’y faire. Le réchauffement climatique et l’effondrement de la biodiversité nous obligeront rapidement à bouleverser notre mode de vie dans nos sociétés industrialisées. Est-ce vraiment pour le pire ?
La symbolique de la physique nucléaire nous ouvre une piste intéressante. Rêve des alchimistes depuis l’Antiquité, la transmutation du plomb en or est aujourd’hui techniquement possible mais fort difficile et coûteuse à réaliser. L’atome de plomb comprend 208 nucléons, et celui d’or 197 nucléons. En bombardant l’atome de plomb dans un grand accélérateur de particules, on pourrait arracher à ce dernier 11 nucléons pour en faire de l’or. Mais un tel bombardement pourrait durer des années pour un piteux résultat hors de prix
Mais ce qui nous intéresse ici, c’est le symbole. Élément toxique, mutagène et potentiellement cancérigène, le plomb est pour les alchimistes le point de départ de tout travail spirituel. Quant à l’or, métal noble et précieux par excellence, il symbolise la pureté, la majesté et le principe divin dans la matière. Si nous admettons que deux natures – pour simplifier – habitent en chacun de nous, l’une inférieure qui nous attire vers de bas instincts égocentriques et l’autre supérieure qui nous élève vers des sentiments d’amour inconditionnel, passer de l’une à l’autre équivaut à transformer, psychiquement et spirituellement, notre plomb en or. Ce faisant, comme le plomb qui perd des éléments (en l’occurrence 11 nucléons) pour devenir de l’or, nous renonçons à de « l’avoir » … pour gagner de « l’être » ! Tout ce chemin ne peut se faire que dans la non-violence.
La non-violence
La non-violence, dont Jésus fut le témoin le plus sublime, je ne saurais mieux l’exprimer que par ce poème de l’Inde ancienne recueilli par Saint-Yves-d’Alveydre, poète, érudit et écrivain français du XIXème siècle, dans son ouvrage intitulé Mission des juifs.
« L’arbre assailli d’un noir tourbillon de cailloux
Se venge en répondant par une douce pluie
De belles fleurs, de purs parfums, d’excellents fruits ;
La coquille des mers, quand le plongeur la tue,
Lui répond en mettant des perles dans sa main ;
Le rocher que le pic du mineur frappe et brise,
L’enrichit de rubis et l’orne de saphirs ;
Le minerai que fond le feu de la coupelle
Pleure, et des gouttes d’or restent quand il n’est plus.
L’homme seul, ô Seigneur ! … mais, ô douce Sagesse,
Celui qui t’aime a beau se sentir détesté ;
En vain la haine attaque et déchire sa vie ;
Jusque dans le supplice, il ne cesse d’aimer ;
Il bénit jusqu’au bras sanglant qui le torture,
Et meurt d’amour, pareil à l’arbre de Santal
Qui parfume en tombant le fer de la cognée. »
Philippe Le Bé
Cet article est un chapitre du livre “Points chauds pour l’avenir de l’Église” – Regards croisés en francophonie – (Les Éditions Saint-Augustin,2023) qui vient tout juste de paraître.
Ce sont des Mélanges offerts pour les 65 ans du professeur abbé François-Xavier Amherdt qui a par ailleurs préfacé mon dernier conte philosophique “Jésus revient…en Suisse” (Cabédita, 2022).
A vous toutes et tous, lectrices et lecteurs de cette ultime publication, mes chaleureux messages!