Une cathédrale intérieure

Le psychodrame qui se joue en France autour la réforme de la retraite, dont l’âge légal de départ devrait passer de 62 à 64 ans, nous interroge sur l’idée que nous nous faisons du travail. Certes, même les plus passionnés par leur métier aspirent, un jour ou l’autre, à lever le pied. Mais bon nombre d’opposants à la réforme battant le pavé des villes françaises voient la retraite comme une vraie délivrance, après des décennies de dur labeur. A les entendre, il s’agirait de vivre enfin, libres, jouissant d’une récompense tant attendue après des années de contrainte.

Comme le relève la philosophe et sociologue Dominique Méda dans son ouvrage «le travail, une valeur en voie de disparition?» (Flammarion,1995), loin d’être épanouissant, le travail est surtout subordonné à une logique capitaliste qui exige de lui le plus d’efficacité, de rentabilité, de productivité. Il ne serait qu’un instrument au service de l’économie. Nous sommes devenus, renchérit la politologue et philosophe Hannah Arendt, une société de travailleurs, ne sachant plus pourquoi nous travaillons, pourquoi nous développons cette activité avec un tel sentiment d’urgence.

C’est précisément contre cet état de fait que maints femmes et hommes aujourd’hui se rebellent. La perspective d’un temps de retraite qui s’éloigne,  d’une pension qui s’étiole, de devoir travailler encore plus pour gagner encore moins, leur devient insoutenable. Dominique Méda dénonce à juste titre la dimension aliénante et dégradante pour la dignité humaine d’un travail qui aurait pris le contrôle de nos vies. Même celles et ceux qui aiment leur activité, comme les infirmières et les aides-soignantes, ne supportent plus leurs conditions de vie trop souvent devenues inhumaines.

Au vrai, le travail n’a aucun sens s’il ne contribue pas à nous construire psychiquement et spirituellement. Au seuil de l’an 2000, journaliste à la RTS, j’avais invité à une émission matinale un charpentier, compagnon du devoir. Lui demandant ce que lui apportait son métier, il répondit : «Il aide à me construire une cathédrale intérieure». Toute profession, quelle qu’elle soit, devrait avoir comme but ultime d’ouvrir notre champ de conscience d’être humain en devenir. (Chronique publiée dans Écho Magazine du 15 février 2023)

 

Philippe Le Bé

Désormais auteur, Philippe Le Bé a précédemment été journaliste à l’ATS, Radio Suisse internationale, la Tribune de Genève, Bilan, la RTS, L'Hebdo, et Le Temps. Il a publié trois romans: «Du vin d’ici à l’au-delà » (L’Aire),« 2025: La situation est certes désespérée mais ce n’est pas grave » (Edilivre) et "Jésus revient...en Suisse" (Cabédita)

9 réponses à “Une cathédrale intérieure

  1. Intéressantes réflexions. A mettre peut-être en relation avec la logique capitaliste.
    L’être humain apparaît dans les théories économiques comme facteur de production (le travail) et comme consommateur (chargé d’absorber la production). Nulle place dans ces théories pour l’être humain dans sa globalité (ni par ailleurs pour le monde du vivant). Je qualifie ces théories de “perverses” au sens psychanalytique du terme.
    En psychanalyse, un pervers est une personne dont l’inconscient ne reconnait pas l’Autre comme une personne. Il la traite donc comme une chose. Le pervers narcissique utilise l’Autre pour satisfaire son narcissisme, le pervers sexuel pour satisfaire sa sexualité.
    Les théories économiques ne voient pas non plus les travailleurs comme des êtres humains dans leur globalité. Voilà pourquoi je les appelle “perverses”.

  2. Monsieur Le Bè,
    Votre exemple du charpentier compagnon et de la cathédrale intérieure est plus que significatif. Dans la société traditionnelle chrétienne, le travail est à la fois un procédé éducatif du candidat à la connaissance de soi, mais aussi de l’Autre auquel le travailleur apporte sa contribution au bien-être et à celui de la communauté. Le travail n’avait pas pour but le profit ou l’enrichissement mais la subsistance du travailleur et de la communauté. Le concept des vacances n’existait pas, ni celui de la retraite car la famille prenait soin de ses anciens. Même avec l’avènement du mercantilisme, dans les sociétés traditionnelles asiatiques c’est la cadette qui hérite des biens familiaux mais avec l’obligation d’assurer l’entretien du parent survivant et de toute sa famille !

  3. La société doit être efficace pour pouvoir créer le filet social ou subventionner des artistes.
    Même la gauche ne peut que favoriser le capitalisme puisqu’elle a besoin des impôts pour son monde parfait. La critique du capitalisme n’est pas judicieux, c’est le moins mauvais des systèmes.
    Dans une société à faible population, il n’y a pas la nécessité du capitalisme.
    Le capitalisme est le pendant de l’explosion démographique et avec ça, l’humain est à la fois victime et partie prenante.

    Là où il y a soucis, c’est le monde de la finance qui capte la majorité de la richesse.

    Personne ne veut de la société frugale, et les alternatives au capitalisme ont échoué. Il faudra attendre l’arrivée de l’IA pour rebrasser les cartes concernant la durée de travail et la retraite.

    Bref, le sens du travail devient plus important dans notre société, mais c’est sans solutions. Cette recherche du sens dans le travail, est-ce la faute du travail ou le résultat d’une société trop individuelle : Faute de relations humaines suffisantes, ne va t’ont pas chercher un sens dans le travail pour en faire le sens de notre vie ?

    Concernant les français, le choix est entre l’augmentation de l’âge, la baisse des prestations de l’Etat ou l’augmentation des cotisations. Le pays devrait choisir la voie à prendre avec un référendum.

    1. A vous entendre nous ne sommes capables que du moins mauvais.

      Mais j’abonde dans votre sens dans la mesure qu’une critique du capitalisme ne vaut rien, sans une analyse plus précise du rôle de ses composants. Comme il est inutile de critiquer la finance ou l’individualisme en dehors de leur rapport au tout.

      C’est surtout là que je vois le grand défi du moment. Voir les différents composants dans leurs interactions.

      Ce que moi je garde d’une critique du capitalisme, comme de celle du marxisme d’ailleurs, nous ne pouvons pas avec les moyens de transport de 2023, les réseaux électroniques, l’industrie 4.0, mais aussi les limites des ressources planétaires (y compris mais pas uniquement le réchauffement) sans parler des rapports entre économie globalisée et souveraineté nationales (et individuelles) en rester aux théories de 1850 à 1918 et essayer de réduire tout phénomène économique ou politique à des schémas certainement dépassés

  4. J’ai toujours pensé que le fait d’avoir renommé “Ressources humaines” ce que l’on appelait auparavant , “Service du personnel” (noble appellation pourtant, avec une notion de “service”), donc d’avoir rabaissé les êtres humains qui travaillent dans un entreprise au même niveau que n’importe quelle autre “ressource” nécessaire à la bonne marche de celle-ci en disait long sur la totale perte de considérations pour les êtres humains dans la logique capitaliste. Comment espérer ensuite que les travailleurs se sentent encore motivés?!

  5. Y a-t-il un seul français qui pourra partir à la retraite à 64 ans ?

    Déjà aujourd’hui, c’est 67 dans le privé et 58 dans le public…

    C’est totalement faux de faire croire que les Français ne veulent pas travailler; ils savent cependant que le projet est inégalitaire, injuste et repose sur des mensonges. Pas de retraite à 1200 euros pour tous, l’âge de la retraite à 100% ne sera pas à 64 ans, etc etc

  6. La faute est à l’énorme facilité pour l’Etat de s’endetter et endetter par la même occasion les générations à venir. S’il n’était pas facile d’emprunter, le peuple comprendrait qu’il faut financer correctement le système, et cela passe par l’augmentation de l’âge de la préparation à la mort. La Suisse a mille milliards de réserves pour les retraites, la France n’en possède qu’une centaine de milliard avec 8 fois plus d’effectifs. Fillon disait à son époque de PM que la France empruntait déjà 10% de ce qu’elle verse aux retraités.

  7. Journaliste stagiaire dans les années soixante, passionnné par mon métier mais supportant mal ses contraintes commerciales – mon rédacteur-en-chef, s’étonnant de me voir encore puceau à vingt ans dans un milieu, celui des journaux dont Balzac, ancien journaliste, disait qu’ils sont les lupanars de la pensée, me disait: “Tu ne vois donc pas que tout ça ce n’est fait que pour l’argent?” -, j’en ai décroché (c’était l’époque où Timothy Leary lançait son mot d’ordre de la contre-culture, “Turn on, tune in, drop out”) dans l’espoir de voler de mes propres ailes de par le vaste monde comme “free-lancer”, certain de conquérir gloire et fortune.

    Je me suis vite retrouvé, non pas pendu à une corde dans une cellule de prison comme Lucien de Rubempré, l’anti-héros d'”Illusions perdues”, ce roman et colonne vertébrale de la “Comédie humaine” que Balzac consacre au journalisme, mais à finir comme rédacteur technique par corriger des manuels utilisateurs de poêle à frire électrique, de fours à micro-ondes et autres séchoirs à cheveux pour le compte d’une organisation internationale de normalisation. Ne dit-on pas que le journalisme mène à tout à condition d’en sortir?

    Sauf à avoir aggravé mon taux de cholestérol, augmenté mon tour de taille et affaibli le plus précieux de nos organes, la vue, je ne vois pas en quoi le travail a contribué à mon épanouissement ni ce qu’il m’a apporté de positif sinon de renforcer ce que Somerset Maugham appelle notre servitude humaine.

    Aujourd’hui, que me reste-t-il de mes rêves d’antan? Regarder les araignées courir au plafond depuis mon fauteuil de retraité en attendant que mort s’ensuive – non pas celle des araignées, qui s’y entendent pour se bouffer entre elles au moins aussi bien que les humains — mais la mienne.

    “On ne m’a pas mis sur terre, pour m’tuer à travailler,
    Mais pour vivre à ma manière…”

    – Eddie Constantine, dit Lemmy Caution

  8. Avec les 35 h et la retraite à 62 ans en France , je vous propose de calculer le différentiel d’heures travaillées tout au long de la vie par rapport à un Suisse , un Allemand et ce différentiel est “amorti” par …la dette . Vous avez 4H . Sérieusement, la retraite est un fantasme ( la belle vie , les voyages , le camping-car , …) en France parce que le Français moyen est inculte économiquement : plus de 50 % des Français ont voté les extrêmes ( droite ou gauche ) et leurs solutions débiles . Donc en France , on est dans le déni de la situation suivante : ce n’est pas tenable , le modèle social va exploser , la France va subir un déclassement terrible dans les 7 ans à venir . Le Point consacre un article aux retraites au Portugal : un socialiste , Soarès , je crois , a en 2005 , porté l’âge de la retraite à 67 ans et c’est passé comme une lettre à la poste . Mais le Portugal a connu la dictature récente , il n’est pas “endormi” comme les Français par des “tribuns” à la noix: Mélenchon, LePen , ….

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