La retenue éditoriale, une forme moderne des ciseaux de Madame Anastasie?

 

Madame Anastasie - André Gill

Les attentats. Encore et toujours ce même déluge de feu, de larmes et de sang, ces sirènes et ces feux bleus tournoyants qui vident le coeur des villes, cet acharnement de l’incompréhensible, ces dessins de presse roboratifs car rassembleurs, ces “même pas peur” qui disent bien plutôt la terreur extrême et le désemparement total. Et surtout ces conférences de presse du procureur de service, ce magistrat toujours différent mais, à la fois, toujours semblable avec sa cravate tragique, son sérieux de circonstance et l’annonce sentencieuse des chefs d’inculpations qui ponctue chacune de ses interventions et dont les terroristes, évoluant dans un autre registre, n’ont cure. On ose à peine le souligner mais cette guerre des mondes entraîne l’agonie d’un principe fondateur du droit répressif: la prévention générale. Quand la sanction promise ne fait même plus frémir, le tigre du droit pénal se fait de papier.

Au-delà de ces tristes récurrences se pose, à nouveau et avec une certaine acuité, la question de la responsabilité et du rôle de la presse dans la couverture journalistique des tragédies et des enquêtes qu’elles entraînent dans leur sillage. La question a refait surface au lendemain de l’arrestation de Salah A., au moment où les autorités policières belges ont tiré à boulets rouges sur l’hebdomadaire français L’Obs et la chaîne de télévision belge VTM pour avoir compromis la sécurité des forces de police et mis en péril la réussite de la capture de Salah A..

Que leur reprochait-on au juste? D’avoir révélé, en amont de l’opération policière à Molenbeek, que l’ADN de Salah A. avait été découvert dans l’appartement perquisitionné, quelques jours auparavant, dans une obscure commune bruxelloise. Selon les autorités, une telle divulgation a entraîné une anticipation de l’opération des forces spéciales. Quant à la chaîne VTM, celle-ci aurait poussé le zèle jusqu’à positionner un camion satellite sur les lieux de l’opération de police, avant même l’arrivée de cette dernière.

Les prises de positions de part et d’autre sont révélatrices d’un véritable dialogue de sourds.

D’un côté, Claude Fontaine, directeur de la police judiciaire belge, s’époumone sans nuances devant l’irrespect d’une certaine presse, quitte à en oublier quelque peu le rôle des médias : “Une information qui a été publiée beaucoup trop tôt dans la presse nous a causé quelques soucis. Maintenant, nous sommes des professionnels, donc on anticipe les événements. Mais c’est un gros problème. J’aurais tendance à parler d’une certaine irresponsabilité d’une certaine presse. On offre sur l’autel de l’audimat la sécurité de mon personnel et la sécurité publique de la population, et ça, je ne l’accepte pas (…) Qu’est-ce qu’on veut ? On veut des résultats. Et le résultat, on l’a. Mais il faut nous aider à l’obtenir. Si la présence de la presse, anticipée par rapport à l’intervention, a pour conséquence que les personnes que l’on souhaite interpeller disparaissent dans la nature, que nous dira-t-on le lendemain ? “Ça fait quatre mois qu’ils sont là et vous n’êtes pas capables de les trouver !” Alors restons sérieux et restons bien orientés vers la finalité de nos actions.

De l’autre, Matthieu Croissandeau, journaliste à l’Obs, se drape, fier comme Artaban, dans une liberté de la presse presque livresque: “Que la police belge se désole aujourd’hui que nous ayons publié cette information ne doit pas nous faire oublier l’essentiel. Le métier de la police est d’arrêter les criminels et donc de s’assurer de la bonne conduite des enquêtes et de leur confidentialité. Celui de la presse est de porter à la connaissance de ses lecteurs des informations solides, vérifiées et dignes d’intérêt “.

Cette cacophonie de postures de surface dessert les vrais enjeux et élude la question fondamentale: la valeur de la presse se mesure-t-elle à la seule vélocité de ses révélations et à ses seuls scoops ou grandit-elle aussi à force de retenue, de hauteur de vue et de prise de conscience des risques ? Une question plus complexe qu’il n’y paraît, évidemment, puisque que comme le rappelle bien opportunément le slogan du Canard enchaîné, “la liberté de la presse ne s’use que quand on ne s’en sert pas“.

Mais l’auto-limitation du journaliste, ou censure volontaire pour ceux qui lui prêtent les funestes desseins de Madame Anastasie qui figurait, avec ses grands ciseaux, le visage hideux de la censure dix-neuvièmiste, est-elle toujours une entaille inacceptable faite à la liberté qui sanctifie la libre parole ou constitue-t-elle, à l’inverse et dans certains cas, un acte de raison nécessaire dans une société qui est en train de chavirer? La réponse appartient à chacun mais se la poser est sans doute un mal nécessaire.