Alors que le souverain s’apprête à se prononcer, le 4 mars 2018, sur l’initiative dite « No Billag » et que fait rage une véritable guerre de tranchées, une petite mise au point semble s’imposer pour redonner un semblant de lisibilité et de sérieux à un objet qui semble avoir été complètement dévoyé par les coquecigrues des initiants.
Si chaque initiative populaire emporte – naturellement – son lot de charivaris, d’exagérations et d’autres astuces politicardes de bon aloi, force est de constater que cette campagne se distingue par un usage particulièrement spécieux de l’argumentaire politique, et ce au détriment de la démocratie elle-même.
L’intitulé même de l’initiative est trompeur puisqu’il laisse entendre à celui qui n’approfondirait pas le sujet – et ce cas de figure est malheureusement loin d’être théorique – que celle-ci ne vise qu’à supprimer la perception des redevances au moyen de l’organe d’encaissement Billag. Il joue d’un non-dit et fait sien un inconscient collectif, celui de la mauvaise réputation proverbiale de cette entité auprès du public. Dans le texte de l’initiative, pourtant, pas un mot de Billag. La lettre et l’esprit du texte sont en revanche cristallins : il s’agit de supprimer purement et simplement la redevance. Et de démanteler l’audiovisuel public, puisque l’initiative interdit toute autre forme de financement public, comme l’impôt par exemple.
Parvenus à ce point de la discussion, les satrapes de l’initiative vous déroulent un argumentaire huilé comme une machine à Tinguely mais dont la cohérence globale relève davantage de l’écriture automatique chère aux surréalistes : en vrac, l’audiovisuel public pourrait se financer sur la base d’une participation volontaire, on ne paierait que ce que l’on regarderait, l’offre serait au plus près des clients et, de toute façon, c’est bien connu, la jeune génération ne s’informe que sur Internet.
Eh bien justement, le voilà le problème. La jeune génération, qui, si l’on en croit l’image d’Epinal véhiculée par certains des initiants, se félicite de ne pas porter de cravate par défiance à des aînés vus comme des vieillards cacochymes seuls attachés à la très antique lucarne, s’informe sur Internet. Un réseau que les initiants, soit dit en passant, présentent parfois comme un média en tant que tel. Confondre le tuyau et le contenu fait frémir et rappelle que la maîtrise des interfaces, souvent prêtée aux Millenials, ne garantit visiblement pas la compréhension de mécanismes de fond.
Mais au moyen de quels contenus cette jeunesse s’informe-t-elle, au juste ? Les fils d’information – et de divertissement – se nourrissent de la production éditoriale des journaux, des radios et des télévisions, dont celle de la SSR, évidemment. Sans ce travail éditorial, coûteux, professionnel et exigeant, les fils des réseaux sociaux ne seraient qu’offres commerciales, selfies et manipulation des masses.
C’est là l’un des terribles biais de raisonnement de l’initiative : la population suisse, dans son immense majorité, dit apprécier la qualité des programmes de la SSR mais, dans le même temps, les initiants prétendent, si l’on veut bien essayer de circonscrire leur propos, qu’il importe de laisser agir les forces du marché, dans une sorte d’expérimentation de libéralisme débridé, sinon libertaire.
Si les contenus sont de bonne facture, les citoyens ne rechigneront pas à mettre un sou dans la cagnotte à l’avenir, promettent-ils. Pour tenir de tels propos, il faut soit être atteint d’un angélisme particulièrement préoccupant, soit ne pas saisir du tout la dynamique des médias, spécialement dans un pays comme la Suisse dont le morcellement culturel et linguistique constitue un écueil majeur et un défi quotidien pour tout média, quel qu’il soit.
Traiter l’information comme une marchandise comme les autres, en la livrant aux seules forces du marché libre, n’est évidemment pas sérieux. On connaît de longue date les effets pervers, sur les médias, des concentrations imposées par des logiques financières, dont l’uniformisation des informations et l’avènement d’une information de surface, sans enquête, reproduction mécanique de dépêches d’agences à peine illustrées par une image libre de droits.
En particulier, pour qui connaît un tant soit peu le marché publicitaire, et la propension des grands annonceurs à opter pour les fenêtres publicitaires des chaînes étrangères (M6, TMC et autres mastodontes privés), l’argument selon lequel la SSR pourrait se financer au moyen de la publicité est une hérésie. Ce d’autant que les annonceurs sont attirés par l’audience. Or la SSR, amputée de 75% de ses moyens financiers, ne pourra plus produire l’offre actuelle et perdra donc largement tout attrait pour les annonceurs.
L’appétence naturelle de la population pour une information à consommer à la demande – et à payer de la même façon – est elle aussi un leurre, puisque c’est malheureusement la gratuité de l’offre qui entraine le plus souvent sa consommation.
Les racines de ce malentendu sont profondes et concernent toute une génération biberonnée à la musique gratuite, jadis portée par l’ouragan Napster avant que la gratuité ne se transforme, au moyen des grandes plateformes sociales de notre temps, en une exploitation intrusive et massive de nos données personnelles.
La réalité est que le paradoxe relevé par les sondages (appréciation forte des contenus de la SSR mais souhait parallèle de supprimer le mécanisme de la redevance) trahit une folle incompréhension de la valeur (et donc du coût de production) des émissions et articles de qualité. Et la critique, certainement justifiée en partie, de coûts de production parfois trop élevés à la SSR n’y change rien.
Souhaite-t-on véritablement que les informations dont nous disposerons demain proviennent de sources étrangères, dont la manipulation récemment observée démontre qu’elle n’est pas l’angoisse paranoïaque des seuls complotistes ?
La question d’une disparition de la SSR serait, nous disent les sondages, une figure théorique écartée par une immense majorité de la population. Dont acte. Mais ce qui est certain, c’est que l’acceptation de l’initiative aura mécaniquement – et à tout le moins – comme effet une baisse terrifiante de la qualité et du volume de l’éditorial. On notera toutefois qu’à la question de savoir si un plan B politique est envisageable en cas d’acceptation de cette malheureuse initiative, le Conseil fédéral est quant à lui formel : le texte ne le permet tout simplement pas.
Un autre désagréable constat est que l’équilibre des forces dans la bataille n’est pas respecté : si les initiants déploient des trésors d’imagination et des moyens financiers non négligeables pour sponsoriser leur bonne parole, il n’en est pas de même de la SSR qui n’est pas autorisée, à teneur de l’article 10 de la loi fédérale sur la radio-télévision (LRTV), à diffuser de la publicité portant sur l’objet de votations populaires. Il ne lui reste, pour ne pas mourir dans le silence, que la possibilité d’organiser des débats sur la question, instrument strictement encadré par les dispositions applicables à l’information. Or c’est précisément ce mandat de service public, permettant de faire entendre des voix discordantes, que l’initiative entend supprimer…
De façon générale, les savantes analyses proposées par les initiants ne sont que pantalonnades et châteaux en Espagne. De quoi provoquer quelques larmes dans la population lorsque celle-ci se rendra compte, si l’initiative devait être acceptée, que la mire a remplacé le 19:30.
Après l’élection de Donald Trump et l’acceptation du Brexit, toutes deux un temps vues comme des trains fantômes qui ne passeraient pas la barrière de la réalité, le temps est venu pour la population de se responsabiliser et de préserver activement, en cette période troublée, ses acquis fondamentaux. Le droit pour la population d’être informée par un service public fort, efficace et indépendant n’est pas le dernier d’entre eux, loin s’en faut.
Nicolas CAPT
Intervenant au Centre romand de formation au journalisme et aux médias (CFJM)
Ancien collaborateur scientifique auprès de l’Autorité indépendante d’examen des plaintes en matière de radio-télévision (AIEP)