Hommage à Krishna Sobti, grand auteur de la littérature hindie

En ce 8 mars, il me paraissait opportun de rendre hommage à Krishna Sobti, disparue à l’âge de 93 ans à la fin du mois de janvier dernier.

Krishna Sobti était une femme libre et forte, qui plaçait la littérature au-dessus de tout, y compris des limites de genre. C’est pourquoi elle aurait certainement apprécié la liberté que laisse la langue française (en pleine réforme sur le sujet) d’être appelée “grand auteur” au masculin. En effet, Krishna Sobti n’appréciait guère d’être cataloguée comme une femme écrivain (woman writer) ou comme une auteure féministe. Elle s’est d’ailleurs jouée des frontières de genre en écrivant également sous le pseudonyme masculin d’Hashmat, se plaisant à brouiller les pistes avec ce “double spirituel”, “nouveau et frais”. Son identité d’auteure était ce qui lui paraissait primordial et c’est ce qui lui conférait une plus grande liberté: “You can take liberties with yourself only if you create a large space for yourself, a vast sky.”

Cette liberté, créée pour elle-même, a aussi été mise au service de ses personnages, en particulier de ses personnages féminins. En effet, plusieurs de ses romans ont pour héroïnes des femmes, à qui elle offre autonomie, liberté de ton et de pensée dans une société qui ne favorise pas la diversité des parcours lorsque l’on naît femme. Ainsi, dans son roman Mitro Marjani, sorti en 1967 et traduit en anglais (To Hell with you Mitro, 2007), son héroïne Mitro exprime ses désirs sexuels à haute voix alors qu’elle est une jeune épouse vivant dans la maison de ses beaux-parents, appelée à suivre le rôle qui est le sien. Dans Ai Ladki (1991), traduit en anglais sous le titre de Listen Girl! en 2003, c’est un dialogue entre une fille et sa mère sur le point de mourir qui permet à Krishna Sobti d’évoquer la situation des femmes dans la société indienne et les conflits générationnels.

Krishna Sobti a laissé une œuvre importante, avec des ouvrages majeurs tels Zindaginama (1979; 2016 pour sa traduction anglaise sous le même titre) ou Dilo-Danish (1993; The Heart Has Its Reasons, 2005). Elle a été récompensée par plusieurs prix prestigieux. Ses positionnements sans concession, la qualité de son écriture, les thématiques abordées et son usage extrêmement pointu et riche de la langue hindie et des autres langues qui contribuent à l’atmosphère de ses récits sont unanimement salués.

Elle a été et restera une voix puissante de la littérature hindie contemporaine, dont la force émane aussi de sa subtilité, de sa complexité et de la multitude des points de vue exprimés.

C’est le cas dans cet extrait de Ai Ladki dans lequel on perçoit la polyphonie de chaque voix :

 

– Ammu, est-ce que réellement les querelles étaient si nombreuses?

– Il y en avait, probablement. Maintenant, je ne m’en souviens pas très bien…Pourquoi réveiller tout ceci? Est-ce nécessaire de savoir cela?

– Ammu, quel inconvénient y a-t-il à savoir?

– Ma fille, au cours de sa vie, chacun dissimule certaines choses ou les met en opposition. Le jeu qui se joue au sein d’une maison n’est pas égalitaire. L’un est au-dessus, l’autre au-dessous. Le maître de maison obtient le confort pour la famille par son salaire. Dans le même temps, il installe son propre pouvoir. La mère des enfants reste prostrée, mise en gage devant cette autorité.

– Ammu!

– Oui. Après le mariage, la femme navigue pour toute la famille. Tu as bien vu les bateaux sur le lac! Toute la famille y est embarquée, titubant de plaisir. Et la femme rame! Elle rame toute sa vie! Elle n’a une opportunité de changement que lorsqu’elle commence à gagner sa vie par elle-même. Pense à ceci! L’homme travaille. De ce fait, il gagne de l’argent. Une femme qui travaille dur jour et nuit, elle, ne gagne rien! Elle continue et se perd dans l’amour et l’attachement. Ignorante. Sans esprit. Si elle ne se préoccupe pas d’elle-même, alors qui le fera?

– Ammu! Un tel éveil de votre part?!

– Silence ma fille! Tu te jettes sur mes paroles! Bien…pourquoi? Je connais fort bien ton interprétation! C’est mon voyage et c’est toi qui en absorbe toute l’essence!

Regardant en direction de la fenêtre:

– Change ces lourds rideaux! Fais entrer de l’air frais! Laisse-moi au calme, ma fille. Un instant. Mon propre passé est ouvert en moi.

Ammu ferme les yeux. Peu après, voyant sa fille assise en face d’elle:

– Tu es à nouveau assise ici! Dis-moi ceci! Que fais-tu dans ce monde? Montre-moi une once de ce que tu as gagné dans cette vie? Qu’as-tu acquis? Et en plus, tu me juges!

La fille se lève.

– Je m’en vais.

– Non, non. Reste assise! Reste assise près de moi. Je parlerai de ce qui t’intéresse. Il reste peu de temps…

– Alors dis-moi! Où en es-tu? A quel tournant de ta vie? Quelqu’un t’attend-il? Tu ne peux aller chez tes frères et sœurs!

– Ammu, à nouveau ceci…

– Ma fille, ne m’interromps pas en plein milieu! Laisse-moi parler clairement. Ecoute! Fils et filles, petits-fils et petites-filles, toute ma famille est là, en place. Malgré tout, je suis seule! Et toi? Tu es en-dehors de ces chants immémoriaux dans lesquels on trouve mari, enfants et famille. Tu ne participes pas à la construction de ce monde. Mais, en ton for intérieur, tu es toi-même.

Ma fille, pouvoir être soi-même est le but ultime. C’est ce qu’il y a de mieux! Mais, si tu avais aussi dû mener une famille, alors tu aurais compris que dans le fait de tenir une maison, tout se joue au sein des relations. Elle est sa femme, elle est sa belle-fille, elle est sa mère, elle est sa grand-mère…Puis, ici la nourriture! Les bijoux, les vêtements, … Elle n’est une reine que de nom, ma fille! Une fois les tâches effectuées, on la remet à sa place.

La fille, en riant:

– Ammu, ce n’est pas votre réponse!

– Si tu regardes bien, à chaque question sa réponse.

(…)

– Ma fille, tu ne sais pas combien une femme à charge de famille doit travailler sur ses qualités et combien elle est tenue en soumission. Toi, au contraire, tu es libre! Personne ne te contrôle ou ne t’interrompt. Ce que tu désires, tu le fais. Mais, souviens-toi que la liberté doit venir aussi de soi-même. Te la donnes-tu parfois? De toi-même? Je ne parle pas de ton obstination à imposer ta volonté. Est-ce que tu as pu faire quelque chose que tu as longtemps désiré?

– Ammu. Que puis-je répondre?

Long silence dans la chambre.

– Dans la tenue de ma maison, j’ai été aussi précise qu’une horloge. Mais je n’ai rien fait de particulier pour moi. Ma fille, j’ai beaucoup de peine en y repensant.

La fille avec étonnement:

– A quoi pensez-vous Ammu? Qu’est-ce que vous auriez voulu faire?

– J’aurais voulu grimper au sommet des montagnes! Atteindre le sommet. Mais, est-ce compatible avec la tenue journalière d’un ménage? A qui en parler? A ton père? Les difficultés que je rencontrais ne le préoccupaient pas. De plus, rien ne devait être en retard, ni en avance. J’étais devenue moi-même une horloge.

La fille regarde par la fenêtre.

(Photo: Mukul Dube)

Nadia Cattoni

Nadia Cattoni est titulaire d'un doctorat ès Lettres de l'Université de Lausanne, qu'elle a poursuivi par des recherches postdoctorales à Paris et Venise. Ses publications portent principalement sur les langues et littératures indiennes. Ses nombreux voyages en Inde et ses intérêts personnels la poussent également à explorer d'autres formes d'art et à s'investir dans des projets culturels. www.tchatak.com