Printemps rime avec Poésie

Depuis sept ans maintenant, le printemps romand rime avec poésie. Cette année, le fruit et le goût sont à l’honneur dans un programme alléchant! La nature s’éveille, les mots des poètes, eux, participent à notre éveil!

La notion de goût, de saveur est au cœur même de la poésie indienne. « La poésie est une parole dont l’essence est saveur (rasa) » dit le rhétoricien et poète sanskrit du 14ème siècle, Vishvanatha.[1]

René Daumal, écrivain et poète français, explique : « On appelle Saveur la perception immédiate, par le dedans, d’un moment ou d’un état particulier de l’existence, provoquée par la mise en œuvre de moyens d’expression artistique. Elle n’est ni objet ni sentiment ni concept ; elle est une évidence immédiate, une gustation de la vie même, une pure joie de goûter à sa propre substance tout en communiant avec l’autre, l’acteur ou le poète. ». Il ajoute : « La Saveur est l’essence, le « soi » (ātman) du poème. »[2]

La métaphore culinaire est utilisée dans le premier ouvrage que nous connaissions qui définit cette notion : « Il est dit que rasa (la saveur) résulte d’une combinaison de différentes épices, légumes et autres ingrédients et les six saveurs [dont la principale est la saveur érotique] sont produites par des ingrédients comme le sucre brut ou les épices ou les légumes (…). Rasa est ainsi appelé car il est possible de le goûter. Et comment ? Il est dit que seules les personnes dont le palet est entraîné, pendant qu’ils mangent une nourriture préparée avec de nombreuses variétés d’épices sont capables de savourer leur goût et atteignent plaisir et satisfaction, de même, seules les personnes cultivées, capables qu’elles sont de percevoir les émotions qui se manifestent au travers des mots, des gestes et du style éprouvent plaisir et satisfaction en goûtant à la saveur de la poésie. »[3]

C’est ce rasa que nous recherchons lorsque nous ouvrons un recueil de poésie. C’est cette saveur que nous offre Le Printemps de la poésie.

La poésie de langue braj fait honneur à la saveur érotique, sa favorite! Dans les mots du poète Dev:

La belle du royaume de Kalinga.

De la passion du dieu de l’amour
elle est intoxiquée,
De sa bouche
des complaintes exhalées;
dans la chambre
ni apaisement, ni dissipation
des couleurs de la passion.

De son amant,
elle boit la beauté
à du nectar comparé ;
mais même ainsi,
elle reste assoiffée
si avec délectation
elle ne peut encore en goûter.

Prenant le contrôle de son bien-aimé
du rasa de l’amour abreuvé,
elle est enflammée.
Rien ne l’arrête :
ses lèvres goûter,
son corps griffer.

De tous ses membres exultant,
le dieu de l’amour créant,
la belle de Kalinga
des étreintes passionnées ne se rassasie pas. (RV 5.101)

Pour voyager dans les saveurs des mots de la Méditerrannée antique, de l’Inde prémoderne et de l’Europe médiévale, accompagné des accents de la vièle à archet et du chant médiéval, une soirée poétique, Fruits, épices et nectars, aura lieu au cœur de Lavaux.

 

[1] SāhityaDarpaṇa I.3.
[2] Daumal, René, Bharata. L’origine du théâtre. La poésie et la musique en Inde. Traductions de textes sacrés et profanes, Paris : Gallimard, 1970, p. 15 et 89.
[3] Nātyaśāstra VI.31, librement traduit en français à partir de la traduction anglaise de Manomohan Ghosh, 1951.

Image du bandeau: Torre Annunziata/Oplontis, villa de Poppée, triclinium (salle à manger, n°14), Adriano Spano, Dreamstime.com

Un bon polar pour la plage

C’est en faisant la queue à la librairie que mes yeux sont tombés sur la photographie d’un élégant prince indien à moustache. Sur fond noir, encadré par un titre de couleur jaune (Les princes de Sambalpur), ce prince qui me regardait fixement dans les yeux ne pouvait être que la victime d’un polar.

Lisant le quart de couverture, j’apprends que l’histoire se déroule dans l’Inde des années 20. Un officier britannique, le capitaine Wyndham et son acolyte, le sergent Banerjee de la police de Calcutta sont chargés d’élucider un meurtre qui se déroule devant leurs yeux, celui du yuvraj, le prince héritier de Sambalpur, un royaume qui vit grâce à ses mines de diamants.

Une fois n’est pas coutume, j’ai acheté ce roman policier d’Abir Mukherjee et grand bien m’en a pris! Il contient tous les éléments du genre: un détective tourmenté (par une femme et par sa consommation d’opium), un duo (qu’il forme avec son sergent) efficace et drôle, des intrigues royales, de l’argent (des diamants), des femmes (notamment celles du zenana). Le tout sur fond de conflit politique indo-britannique et de culte religieux, celui de Jagannath. L’ensemble est léger, précis, intelligent, parsemé d’une bonne dose d’ironie. Le contexte historique est extrêmement bien construit et on ressent une grande sensibilité aux enjeux de l’époque qui sont décryptés de manière pertinente.

Abir Mukherjee, né dans une famille d’immigrés indiens en Grande-Bretagne, écrit de manière avertie et se retrouver dans la tête de son personnage principal est très divertissant: “On ne voit pas souvent un homme avec un diamant dans la barbe. Mais quand un prince ne trouve plus de place sur ses oreilles, ses doigts et ses vêtements, je suppose que les poils de son menton conviennent tout aussi bien.” (p. 9)

L’incompréhension des Britanniques pour la culture indienne et la difficulté ou l’impossibilité de co-exister sur un même territoire sont au cœur du roman: “C’est l’Inde, capitaine. Voyez-la telle qu’elle est, pas telle que vos apologistes de l’Empire et vos professeurs d’orientalisme voudraient que vous la croyiez. Faute de quoi vous ne nous comprendrez jamais.” (p. 210).

L’intrigue est passionnante, nous mène de palais en palais, et nous permet de connaître de mieux en mieux le personnage du capitaine Wyndham et son humour grinçant, où même les Suisses trouvent une place: “L’entrée du zenana est gardée par deux guerriers qui semblent avoir été sculptés dans une carrière, probablement quelque part dans les déserts du Rajasthan. Les militaires rajputs proposent traditionnellement leurs services à des princes de toute l’Inde, comme les Suisses en Europe.” (p. 235)

Les princes de Sambalpur (2020) est le deuxième tome d’une série débutée avec L’Attaque du Calcutta-Darjeeling (2019), qui a valu à Abir Mukherjee le Prix du polar européen.

“La poésie est politique”, Amanda Gorman et Nabina Das

Nous avons toutes et tous pu assister à la performance poétique d’Amanda Gorman lors de l’investiture américaine le 21 janvier dernier.

Sa prestation a fait l’unanimité. Depuis, elle a été l’invitée de tous les talk-shows américains et elle a fait la une de Time Magazine. Elle y prend la pose comme une reine et est interviewée par la non moins adulée Michelle Obama. Son attitude, ses vêtements, son serre-tête (“sa couronne?”, se demande le New York Times), sa scansion, son engagement politique, sa jeunesse, son sexe, sa couleur de peau, tout a fait l’objet de commentaires.

Cette jeune femme a dignement relevé le défi et a démontré à ceux qui l’auraient oublié combien la poésie est puissante et combien elle est moderne. Amanda Gorman, avec son poème The Hill We Climb, a aussi défendu sa position d’écrire et de déclamer une poésie aux tonalités politiques, parce que pour elle “Tout art est politique. La décision de créer, le choix artistique d’avoir une voix, le choix d’être entendu est l’acte le plus politique qui soit.” (TED-Ed Student Talks “Using your voice is a political choice”).

Nabina Das

La prestation de la jeune femme et la question du lien entre poésie et politique m’ont fait penser à un texte que je suis en train de traduire: un essai d’une poétesse assamaise, Nabina Das. Il s’agit d’un texte qui parle de la violence de l’isolement et qui sera publié dans un ouvrage collectif aux éditions Banyan. Il réunit des écrivains indiens s’exprimant sur la pandémie que nous traversons.

Nabina Das, elle aussi, exprime ses idées (féministes, en faveur des minorités, contre le gouvernement actuel) et lie la poésie à la politique. Dans un article qu’elle a écrit pour Scroll.in en 2017 sur les nouvelles voix de la poésie indienne, elle relève combien la poésie d’aujourd’hui en Inde est emplie d’une intense conscience historique et politique. Elle défend l’idée que la poésie a un impact social, qu’elle constitue un projet social qui fait sens. Pour elle, tout ce qu’on exprime de personnel dans la poésie est également politique (voir aussi cette interview).

Comme pour Amanda Gorman, le fait d’utiliser sa voix est un acte politique. Elle lit son poème Sanskarnama ici:

Sanskarnama

In this land dreams invite slaughter. I can see
how we want to meet in the city of hearts. But we
walk like Atwood’s women. All draped, face-shut.
Blank eyes digging holes in the stark ground.
What does a colour mean for us? What warmth it
brings I wonder. The skin of our wishes blue.
The eyes always mint-coin flicker. Hands ashen.
A woman’s body is not a scripture. Hence, shades
are brighter here. It’s about desires, demands
and blood-red hearts that arteries want. No giving up
to fate lines. How can we not see — one by one
the bodies stir in light. Up, up and about they go.

All about they go
and see the girdles strip off
breasts become waves. The women
take off their underwear too.
It’s time for a dip in the senses.
Bystanders aim their lenses
henchmen train their whiplashes
The fearful think witches have come.

In this land, praises are only for goddesses
sanskar only for the pious. No scope for flesh
to speak. No sidelining the defining rekha
that poor boy Lakshman drew. So let’s fold up
the saffron janeus and let the rivers be open
to only gurgles where you hear women rushing out
women with thighs slapping against the rude tide
women who bite the poison ivy to spit honey
on to the air. Women being women for they don’t
have to be rule-bred, nothing sacred, no ties at all.

Then a thousand years pass by our arteries’ throb:
In this scripture, the women rewrite the lines and shloks.

 

Une série pour voyager depuis son salon

Les mois de décembre et janvier sont souvent des mois propices à partir en Inde pour faire un voyage de terrain et profiter du pays. Cette année, c’est autrement qu’il faut voyager, par le cinéma, la littérature, la musique ou ses propres souvenirs.

 

En parcourant Netflix à la recherche d’évasion, je suis tombée sur une série dont le titre “A Suitable Boy” m’a tout de suite interpelée. A Suitable Boy, Un garçon convenable en français, est un roman écrit en 1993 par l’auteur indien Vikram Seth. Un best-seller de 1212 pages dans sa traduction française, qui met en scène les destins croisés de quatre familles (les Khans, les Chatterjis, les Mehras et les Kapoors) dans l’Inde des années 50, juste après l’Indépendance.

 

L’histoire commence à Brahmpur:

“Toi aussi tu épouseras un garçon que j’aurai choisi”, dit d’un ton péremptoire Mrs Rupa Mehra à sa fille cadette.

Ignorant l’injonction maternelle, Lata s’absorba dans la contemplation du grand jardin de Prem Nivas brillamment éclairé. Tous les invités s’étaient regroupés sur la pelouse. “Hum”, dit-elle. Ce qui ne fit qu’irriter un peu plus sa mère.

 

En suivant le périple de Mrs Mehra pour trouver un garçon convenable à sa fille, le lecteur est plongé dans les histoires d’amour de Lata, mais aussi dans la société de l’Inde des années 50 avec tous les défis qu’elle a à affronter, dont les premières élections nationales de 1951-52. Au fil des 19 chapitres, c’est une galerie de personnages qui se présente et de multiples intrigues qui se tissent mêlant amitié, amour, politique, liens familiaux, normes sociales, enjeux de sociétés. C’est aussi de nombreux lieux qui sont parcourus, Brahmpur, Calcutta, Delhi, Lucknow ou Rudhia.

Créée pour le compte de la BBC en juillet 2020, la série que diffuse Netflix est en six épisodes. Sur la base du roman de Vikram Seth, l’adaptation est réalisée par Andrew Davies (Bridget Jones, House of Cards), sous la direction de la réalisatrice Mira Nair (Salaam Bombay!, Monsoon Wedding). Transcrire un tel roman à l’écran est une gageure, puisque de nombreuses intrigues sont obligatoirement passées sous silence. La composition du scripte par Andrew Davies et les choix opérés par Mira Nair ont soulevé la critique indienne qui accuse la série d’avoir été réalisée principalement pour un public occidental et de passer trop rapidement et sans ligne claire sur des problèmes comme les conflits entre hindous et musulmans.

Néanmoins et malgré ces critiques justifiées, le visionnage de ces six épisodes est plaisant et offre une belle échappatoire à notre quotidien quelque peu morose de ce début d’année 2021. L’esthétique est soignée et le casting soutient magnifiquement la série. Tanya Maniktala campe une Lata fraîche et souriante, alors que Tabu prête ses traits à la courtisane Saeeda Bai, dont les ghazals ravissent son auditoire et le spectateur.

 

La série a également ceci de bon qu’elle donne l’envie de retourner au livre. Je dois avouer qu’il trônait fièrement dans ma bibliothèque depuis plusieurs années. Je l’avais commencé mais jamais fini. Aujourd’hui, j’ai l’envie de le reprendre et je suis contente de savoir qu’il m’accompagnera pendant de nombreuses heures de ce mois de janvier.

Par ailleurs, la citation de Voltaire choisie par Vikram Seth pour introduire son ouvrage répond parfaitement à notre époque: “Le superflu, cette chose si nécessaire…”.

 

Poème pour un train

Le chemin de fer en Inde date de la présence britannique, qui lance en 1844 la construction du réseau ferroviaire indien. Les poètes de l’époque intègrent la description de ce moyen de transport moderne à leurs compositions. Le résultat est un mélange réussi, entre nouveautés et images traditionnelles. Pour le lecteur d’aujourd’hui, c’est une immersion dans la culture indienne et dans le ressenti des gens de l’époque.

 

L’un des premiers poètes à offrir des descriptions de ce véhicule imposant s’appelle Gwal (✝1868). C’est un poète qui écrit en langue braj. Il a été actif entre 1822, année de la composition de son œuvre majeure Yamunā laharī (Les Ondulations de la rivière Yamuna) et 1861.

Maharaja Ranjit Singh ; Colonel James Skinner (1778-1841) – Tazkirat al-umarā https://www.bl.uk/collection-items/illustration-of-maharaja-ranjit-singh http://www.bl.uk/onlinegallery/onlineex/apac/other/033add000027254u00176v00.html

Né à Mathura (Uttar Pradesh) aux environs de 1790-1800, il a servi divers régents d’Amritsar et de Nabha au Penjab. Il a notamment profité du mécénat du “Lion du Penjab”, le leader sikh Ranjit Singh (1780-1839), dont il est notamment question dans son Vijayvinod (La Célébration de la victoire; Lahore, 1844).

Gwal est cité par les historiens de la littérature pour son intérêt pour les thématiques de type martial, comme par exemple son œuvre de jeunesse Hammīr haṭh (La Ténacité d’Hammir; Amritsar, 1826). Elle traite d’un motif littéraire récurrent dans la tradition indienne, celui de la prise du fort de Ranthambore par le sultan de Delhi Alauddin Khalji (1296-1316) et la ténacité de son dirigeant Hammir, qui préféra choisir la mort plutôt que la défaite. Ne voulant céder à son ennemi, il s’autodécapita et offrit sa tête à Shiva. Les femmes de la cour quant à elles s’immolèrent par le feu, suivant la coutume des guerriers rajpoutes appelée jauhar. La légende d’Hammir grandit au fil des narrations et des illustrations, et persista jusqu’à l’époque de Gwal.

Le poète s’illustre également pour avoir fait preuve de modernité, au travers de textes dédiés à des thèmes originaux, mais aussi par l’introduction dans sa poésie de termes empruntés à l’anglais, conséquence directe de ses choix thématiques.

Le recours à une autre langue ne constitue pas en soi une pratique nouvelle pour les poètes de langue braj, qui avaient pour habitude de puiser dans le lexique appartenant aux langues littéraires et parlées de l’Inde (sanskrit, persan, arabe, rajasthani, etc.). Dès lors, Gwal ne fait que poursuivre et élargir cette pratique en introduisant des termes empruntés à l’anglais. Ainsi, ses descriptions des champs de bataille, de l’artillerie, des armées ou des chemins de fer comprennent des termes comme kumedān pour commandant, kaptān pour captain, angrez pour English, gan pour gun ou encore rel pour rail.

Dans son poème dédié au chemin de fer, Gwal intègre cette pratique. Mais il fait bien plus que cela. C’est tout l’univers poétique de sa tradition qu’il convoque pour parler de cette nouvelle et extraordinaire machine (se référer aux notes de bas de page pour des explications), non sans un brin d’ironie:

 

Chacun des wagons d’un train est comme la perle d’un collier,

Tous ceux qui voyagent en train se vantent d’avoir emprunté le véhicule d’Indra.[1]

Grands-mères et grands-pères sont effrayés par les tourbillons de poussière,

Les tantes par l’exaltation de la machine et les sœurs par sa monstruosité.

Calèches, chars, chevaux, chameaux ont dû passer le relais. Dorénavant, ils sont une farce.

Le poète Gwal dit : « Ils sont comme la tante maternelle d’Hanuman ».[2]

Assoiffé d’eau et similaire à une flamme,

[le train] crée des nuages. Il est le seigneur de l’illusion.[3]

 

[1] Indra est le roi des dieux, il a pour véhicule un éléphant blanc du nom d’Airavata. La blancheur de l’éléphant fait ici référence à la blancheur de la perle. Indra et Airavata sont également convoqués par le poète pour faire référence à leur force, identique à celle d’un train. Indra est aussi le dieu du tonnerre et de la foudre, ce qui correspond parfaitement à l’image du train telle qu’elle est façonnée par Gwal.

[2] Traduire ce genre de poèmes est toujours un défi. Il faut non seulement choisir les bonnes significations pour chaque mot, mais il faut également être à même de comprendre les références. Hanuman est le dieu-singe. Sa mythologie n’est pas tout à fait claire, mais il est présenté comme le fils de Vayu, le dieu du Vent et d’Anjana, une nymphe céleste (apsara). Les nymphes forment un groupe de créatures réputées pour leur beauté, nées pour la plupart sous l’impulsion du dieu Brahma, elles ne sont néanmoins pas représentées comme des sœurs. Gwal utilise certainement cette comparaison entre les calèches, chars, etc. et la tante maternelle d’Hanuman afin de signifier que tous autant qu’ils sont, ils n’existent pas. Hanuman n’a pas de tante maternelle et les anciens véhicules n’existent plus face à au moyen de transport extraordinaire qu’est le train. Ils deviennent une farce.

[3] Merci à mon collègue et ami Daniel Majchrowicz qui m’a rendue attentive à ce poème. Ma traduction se base sur le texte original tiré de Vidyarthi 1983, p. 353.

 

Références

Busch, Allison, Poetry of Kings, New York: Oxford University Press, 2011, p. 210.

McGregor, Ronald Stuart, Hindi Literature from its Beginnings to the Nineteenth Century, Wiesbaden: Otto Harrassowitz, 1984, p. 183-184.

Storm, Mary, Head and Heart: Valour and Self-Sacrifice in the Art of India, New Delhi/Oxon: Routledge, 2013.

Vidyarthi, Devendra Singh, Pañjab ke darbārī kaviyoṃ ke pariprekṣya meṃ kavi-gvāl ke kavitva kā adhyayan, Punjab: Bhasha Vibhag, 1983, p. 351-353.

 

Image du bandeau: Credit: An express locomotive on a railway track. Colour lithograph after F. Moore. Credit: Wellcome Collection. Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)

Le manuscrit d’une courtisane (1)

Parmi tous les conseils qui nous sont donnés durant cette période de confinement, j’en ai vu un qui concerne le fait d’entamer un projet qu’on avait laissé de côté depuis longtemps. J’en ai plusieurs…mais un en particulier me tient à cœur. Il s’agit de la lecture d’un manuscrit attribué à une courtisane du 17ème siècle qui traîne dans mes tiroirs depuis des années et dont j’ai pour projet (aussi depuis des années) de faire un article. Je saisis donc cette occasion pour y consacrer du temps et en partager le résultat au fur et à mesure sur ce blog.

L’obtention de ce manuscrit est une histoire à elle seule…Il y a huit ans, je me suis rendue en Inde pour effectuer des recherches dans des bibliothèques et archives dans le cadre de ma thèse. J’étais tout au début de mes recherches et je cherchais à collecter du matériel sur des femmes qui avaient écrit et dont les œuvres avaient été préservées. Je m’intéressais à la période prémoderne en particulier parce que durant cette période, on avait quelques traces de poétesses. J’étais intéressée par un profil spécifique, celui de la courtisane.

Nous n’avons que très peu de traces des écrits féminins dans l’histoire littéraire indienne,[1] tout comme dans l’histoire littéraire en général. Dans ce qui est disponible, trois profils émergent: les “religieuses”,[2] les membres de familles royales[3] et les courtisanes[4]. Elles font partie des trois catégories de femmes qui avaient accès à l’éducation.

Hans A. Rosbach
Diwan-i-Khas at the City Palace in Jaipur.
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Diwan-i-KhasJaipur20080213-1.jpg

Dans les catalogues des archives, j’avais repéré un manuscrit attribué à une certaine Mohan Rai. Le manuscrit se trouvait dans les collections du pothikhana de Jaipur, la bibliothèque du City Palace de la ville rose. Je m’y suis rendue en 2012, accompagnée des deux professeurs qui deviendront les membres de mon jury de thèse. Évoquer la recherche de ce manuscrit et entamer sa lecture me permettent aussi de me souvenir de l’une de ces deux professeurs qui a malheureusement disparu bien trop tôt à la fin de l’année dernière.

C’était en août, nous logions toutes les deux dans le même hôtel. Nous avons pris un taxi et nous sommes rendues au City Palace. Nous avions un accès réservé. Les chercheurs peuvent se rendre dans cette bibliothèque pour effectuer leur recherche, après avoir présenté tous les documents nécessaires. Il faut imaginer un endroit très différent des bibliothèques dont on l’habitude. Celle-ci se situe à l’intérieur de l’enceinte du City Palace, dans un charmant petit bâtiment. On monte quelques marches pour accéder à une pièce, pas très grande, dans laquelle il est possible de consulter les manuscrits.

La procédure est stricte. Il faut montrer la liste des manuscrits qu’on souhaiterait pouvoir consulter, puis l’accès se fait sous surveillance. A l’époque, le lieu était dirigé par une dame peu commode (ce n’est plus le cas aujourd’hui). Elle m’a fait passer un interrogatoire, réduire ma liste de plusieurs manuscrits à un seul et m’a fait attendre pendant trois jours sur une chaise, assise dans un coin qu’elle retrouve la clé de l’armoire dans laquelle était conservé mon fameux manuscrit! Une façon aussi de tester ma détermination et mon sérieux…plutôt efficace!

A quelques heures du moment où je devais quitter la ville, elle a finalement fait apporter ledit manuscrit. C’était la première fois que je me trouvais face à un tel objet. J’étais à peine capable de le déchiffrer. Il ne m’était pas permis de le photographier. Autant dire que je n’ai rien pu faire, à part constater que ce manuscrit existait réellement et que les informations contenues dans le catalogue correspondait à celles délivrées par le texte. J’en ai lu les premières lignes avec l’aide de la professeure à côté de moi et j’ai pris quelques notes rapides.

Je ne sais pas si le contenu de ce manuscrit vaut tout ce mystère, néanmoins il constitue l’un des rares vestiges d’un écrit féminin. Rien que pour cela, il est précieux, d’autant plus qu’il est complet. Quelques années plus tard, grâce à un contact sur place, proche de la professeure qui m’avait accompagnée, j’ai pu obtenir une copie de ce texte, en en faisant la demande officielle auprès de la princesse de Jaipur. Il fait aujourd’hui partie de mes archives personnelles.

Le manuscrit contient vingt-deux folios. Il n’est pas précisément daté, mais a été composé entre 1667 et 1689 durant le règne de Maharaja Ram Singh I. A sa cour, Mohan Rai avait le statut de pātur, comme d’autres femmes au service du palais. Ces courtisanes étaient éduquées dans les arts, la musique et la danse, mais aussi dans le domaine des lettres. Il reste quelques traces ici et là de cette activité, dont le manuscrit de Mohan Rai.

Le texte est versifié et est composé en langue braj. Il est intitulé Krīḍāvinoda. Vinoda qui signifie le plaisir ou le ravissement et krīḍā, qui fait référence au jeu, à l’amusement et plus spécifiquement aux jeux du dieu Krishna.

Nous verrons à la lecture ce qu’il contient…

 

[1] Pour un survol, voir Susie Tharu et K. Lalita (éds), Women Writing in India: 600 b.c. to the Present, Vol. I, Delhi: Oxford University Press, 1993.

[2] Voir par exemple les poèmes de la poétesse Mira Bai (1498-1546): Nicole Balbir, Chants mystiques de Mīrābāi, Paris: Les Belles Lettres, 1979.

[3] Un exemple célèbre est celui de la sœur de l’empereur moghol Humayun, Gulbadan Begum (1523-1603). Des informations et plusieurs extraits de son Humayun Nama composé en persan sont disponibles et traduits en anglais ici.

[4] Dans cette catégorie, on peut citer Mah Laqa Bai Chanda (1768-1824) qui a écrit une collection de poèmes en ourdou. Pour des détails et des références voir ici. J’ai aussi traduit quelques extraits de poèmes en langue braj attribués à la courtisane Pravin Ray dans un article: Nadia Cattoni, « La place de la courtisane dans la littérature braj : d’objet littéraire à auteure », in Journal Asiatique, 303(2), 2015, p. 295-302.

Image du bandeau: “Singer and Sarinda Player”, Sahib Ram (actif durant le règne de Maharaja Sawai Pratap Singh, 1778–1803), Jaipur, ca. 1800; Rogers Fund 1918, 18.85.4; The MET, public domain.

Malaise dans la recherche

En ce mois de janvier, les langues se délient sur les conditions des chercheur-e-s en Suisse. Le Temps publie le 23 janvier le constat d’une équipe de post-doctorant-e-s de l’Université de Neuchâtel qui enjoint les instances responsables de la recherche de revoir leur politique, ou du moins de prendre conscience des conséquences qu’elle provoque (“Une relève académique en souffrance“). Quelques jours avant (08.01.2020), La Tribune de Genève informait sur les burn-out qui touchent les chercheur-e-s genevois-e-s (“Burn-out en série chez les chercheurs genevois“).

Oui, le malaise est là et les causes sont connues de toutes et tous, surtout de celles et ceux qui les vivent! Pourtant, il n’est pas si aisé de faire part de son malaise, de peur des conséquences, c’est-à-dire de péjorer encore plus sa propre situation!

Pour l’étudiant-e qui souhaite entreprendre un doctorat, le système suisse est performant et encadrant: écoles doctorales, ateliers divers aidant à entrer dans les métiers de la recherche, soutien financier pour se rendre à des colloques internationaux, aller se former un semestre à l’étranger ou effectuer des recherches de terrain, aides à la publication, etc. Durant ces années de formation, on apprend à devenir chercheur-e dans toutes ses dimensions, y compris celle de l’enseignement. Le travail intense (qui comprend régulièrement vacances et week-ends) fait déjà partie du jeu…Mais il faut bien admettre qu’il est impossible d’achever une thèse si, à un moment donné, on ne vit pas uniquement pour son travail de recherche…

Les vrais ennuis surviennent après l’obtention du doctorat. Votre contrat ou votre bourse sont terminés, vous n’êtes plus affilié-e à aucune institution, mais il vous faut redoubler d’effort, car la vraie compétition commence! Ou vous vous retirez du jeu et essayez d’intégrer le monde professionnel, ce qui, quoi qu’on en dise, est très compliqué si vous vous êtes construit un profil de chercheur-e durant la thèse et implique souvent une formation complémentaire (nombreux sont ceux et celles qui se tournent vers la Haute école pédagogique par exemple…ce qui est, à juste titre, très mal vécu après des années d’étude!). Soit vous restez dans le jeu. Et c’est à ce moment-là qu’il faut devenir une bête de concours et être en mesure de cocher le plus de cases possible: prix, mobilité, publication de la thèse, articles dans des revues prestigieuses, réseau international, participation à des congrès internationaux, organisation de colloques, etc., etc., la liste est longue et augmente à chaque nouvelle demande et au fur et à mesure des années. Puisqu’il est un élément important à prendre en considération, la date de soutien de la thèse qui devient votre an zéro. A partir de là, votre cv doit obligatoirement s’allonger, c’est indispensable pour rester dans la course. Actuellement, il doit même comporter une dimension “utile à la société”, c’est-à-dire que vous devez être à même de justifier d’activités mettant en lien votre recherche et la société dans son ensemble: activités de vulgarisation, organisation d’expositions ou d’événements culturels, participation à des concours, etc. (voir un précédent article sur ce blog).

Toutes ces activités post-doctorat peuvent être menées soit par le biais de bourses du FNS (Fonds national suisse pour la recherche scientifique), soit en étant engagé-e par une université pour un poste appartenant au corps intermédiaire, souvent à temps partiel et généralement pour une durée déterminée. Et c’est bien là que le bas blesse, dans le cumul de contrats précaires sur une longue durée et parfois pour toute la carrière, lorsque l’accès au statut de professeur-e n’a pu être possible (pour des raisons qu’il serait trop long d’expliciter ici).

A l’entrée dans le monde de la recherche académique, le-la chercheur-e est tout à fait conscient-e que ce qui est recherché est l’excellence. Il faut travailler dur, il faut être passionné-e, il faut donner de son temps et dans certaines périodes, tout son temps, il faut répondre à un certain nombre de critères, qui ne sont pas inutiles, mais qui permettent de faire avancer la recherche. En prenant cette voie, tout-e chercheur-e est d’accord avec cela, pour une simple raison qui est la passion. La passion pour ce que l’on fait. On est aussi le plus souvent d’accord de passer par la case mobilité, car on sait pertinemment combien notre recherche est susceptible de profiter de cette mobilité. A noter cependant que dans cette mobilité, aucun soutien logistique n’est fourni par les institutions suisses.

Mais ce qui mène au burn-out, à la dépression ou à un profond mal-être, ce n’est pas tant la surcharge de travail, mais c’est surtout le statut précaire de chercheur-e et le fait de pouvoir à tout moment se voir complètement exclu du champ pour lequel on a tant travaillé. Dans quel autre domaine reste-t-on sur le carreau après tant de compétences accumulées et reconnues (puisque financées et récompensées)?

Le problème relève bien du politique. Veut-on vraiment financer des chercheur-e-s pour qu’ils-elles fassent des doctorats, des post-doctorats à l’étranger, des publications en open-access, puis leur dire au bout de dix ans, alors qu’ils-elles sont ultra-spécialisé-e-s et ultra-formé-e-s, que la recherche scientifique suisse n’a pas besoin d’eux? Où doivent-ils-elles aller? A l’étranger? Au chômage? Doivent-ils-elles se contenter d’un emploi à temps partiel sous-évalué, lorsqu’ils-elles en ont un?

Les chercheur-e-s de l’Université de Neuchâtel pointent du doigt la mise en concurrence: “Un premier pas vers des mesures concrètes pouvant éviter que le travail académique ne porte atteinte à la santé et à la vie familiale consisterait à réduire les mécanismes de mise en concurrence des chercheurs-euses. Le développement d’un statut intermédiaire stable et la limitation des financements par projet doivent être sérieusement envisagés.”

La mise en concurrence en vue de l’excellence est un mécanisme largement utilisé, dans d’autres domaines également: musique, danse, sport. Je pense qu’elle est bénéfique en début de carrière car elle permet une implication totale et fait ressortir le meilleur des potentialités. Mais elle est destructrice sur le long terme et comporte de nombreux effets pervers (voir l’article pré-cité) ! Un-e danseur-se qui gagne des concours se voit offrir une place dans une compagnie de ballet. Il-elle ne sera peut-être jamais danseur-se étoile, mais il-elle pourra travailler et si ses performances seront toujours évaluées, il lui faudra une grande baisse de performance pour être rejeté-e. Le chercheur-e quant à lui-elle, passe des concours à intervalles réguliers, parfois sur une carrière entière et avec des périodes sans financement aucun. Comment travailler avec cette pression et cette instabilité dans un domaine où le temps long nourrit la réflexion et est indispensable à une recherche de qualité ? Veut-on réellement faire de la précarité le lot des chercheur-e-s suisses?

 

Image du bandeau: “Two university teachers walking in a crypt are tripped up and assaulted by students”. Coloured etching by Thomas Rowlandson, 1811.”, Wellcome Library no. 35674i ; CC BY, Credit: Wellcome Collection; https://wellcomecollection.org/works/fng6s6xp.

Kadambari Devi: La muse du jeune Rabindranath Tagore, Prix Nobel de littérature 1913

Rabindranath Tagore (1861-1941) est une grande figure de l’histoire intellectuelle et littéraire de l’Inde moderne. Il reçoit le Prix Nobel de littérature en 1913, premier Prix Nobel extra-européen. Son œuvre, écrite en bengali, est vaste et influente ; elle ne concerne pas uniquement l’écriture, mais aussi la musique et la peinture.

Rabindranath Tagore à Calcutta, probablement en 1909 ; domaine public: https://fr.wikipedia.org/wiki/Rabindranath_Tagore#/media/Fichier:Rabindranath_Tagore_in_1909.jpg

Les images les plus connues de lui sont celles d’un homme d’âge mûr, à la longue barbe blanche et à l’allure quelque peu austère. Accompagnées de la grande renommée de l’écrivain et de sa famille, ainsi que de l’aura de son œuvre immense, il est difficile de se faire une idée de lui dans sa jeunesse, avant qu’il ait été le grand Tagore! Difficile aussi de l’imaginer dans le cadre de son intimité et de sa vie de famille.

Bien que, ses écrits de jeunesse nous mettent sur la voie:

Je serre ses mains ; je la presse contre ma poitrine.
J’essaie d’emplir mes bras de sa beauté, de piller avec mes baisers son sourire, de boire avec mes yeux ses regards.
Hélas! mais où est tout cela? Qui peut forcer l’azur du ciel?
J’essaie d’étreindre la beauté : elle m’élude, ne laissant que le corps entre mes mains.
Confus et lassé, je retombe.
Comment pourrait le corps toucher la fleur que seule l’âme peut toucher?[1]

Ce poème cité par André Gide dans son introduction à L’Offrande lyrique (Gitanjali), qu’il a traduit de l’anglais au français, est issu d’un recueil de poèmes, publié sous le titre de The Gardener en 1914. Rabindranath Tagore y traduit ses propres compositions et déclare dans la préface de l’ouvrage que ce sont des poèmes sur l’amour et la vie, qui ont été écrits bien avant les poèmes religieux contenus dans Gitanjali.[2] L’ouvrage contient d’ailleurs un portrait de l’auteur à l’âge de 16 ans :

“Rabindra Nath Tagore, Age 16, by Gaganendra Nath Tagore, after a drawing by Jyotirindra Nath Tagore” ; tiré de The Gardener, 1914.

Mais c’est au travers du cinéma et du portrait d’une jeune femme qui a partagé les jeunes années de la vie de Rabindranath Tagore, qu’il est possible de se rapprocher de ce jeune homme de seize ans. Le film Kadambari (2015) du réalisateur Suman Ghosh, qui sera projeté dans le cadre du festival de films CinéMasala le 22 novembre prochain, nous invite à pénétrer dans l’intimité de l’écrivain et de sa relation avec sa première muse.

 

“Jyotirindranath Tagore sitting with Jnanadanandini Devi, Satyendranath Tagore, Kadambari Devi” ; domaine public : https://en.wikipedia.org/wiki/Jyotirindranath_Tagore#/media/File:Jyotirindranath_Tagore_sitting_with_Jnanadanandini_Devi,_Satyendranath_Tagore,_Kadambari_Devi.jpg

Kadambari Devi (1858-1884) était l’épouse du frère aîné de Rabindranath, Jyotirindranath Tagore (1849-1925), fin esthète et dramaturge. Elle l’épouse alors qu’elle n’a que dix ans et intègre ainsi la demeure de la célèbre famille à Calcutta. Ayant presque le même âge que Rabi (prononcé Robi, surnom de Tagore), elle devient sa compagne de jeu.

Le film de Suman Ghosh dépeint la relation qui va naître entre les deux jeunes gens, depuis leur rencontre jusqu’au suicide de Kadambari, scène d’ouverture du film. Celui-ci intervient quatre mois après le mariage de Rabi avec Mrinalini Devi (1874-1902). Le film suggère une relation étroite entre les deux jeunes gens, faite d’un amour sincère et d’échanges intellectuels et littéraires intenses. Il donne à Kadambari Devi, Bhoutan (belle-soeur), comme l’appelle Rabi, une place très importante dans la construction du jeune homme en tant que poète, lui commentant ses écrits et devenant sa muse. Dans la réalité, on ne connaît que peu de choses sur cette romance, soulignée dans le cadre du film. Les raisons du suicide de Kadambari sont également restées mystérieuses. Mais le film fait la part belle aux textes et chansons de Tagore, qu’il utilise comme un dialogue entre Bhoutan et Rabi.

 

Page de couverture de Bangadarshan ; domaine public : https://en.wikipedia.org/wiki/Bangadarshan#/media/File:Bangadarshan.png

D’un esthétisme délicat et d’une grande poésie, Kadambari offre aussi de magnifiques paysages et dépeint la vie telle qu’elle pouvait être dans la magnifique résidence de la famille Tagore à Calcutta : échanges littéraires dans le jardin avec de prestigieux invités, relations entre les femmes de la famille, rôle de Jyotirindranath auprès de son jeune frère.

Le film dépeint aussi l’implication des femmes dans le domaine littéraire, et la question de l’éducation des femmes, notamment dans une scène où elles discutent entre elles d’un magazine littéraire de l’époque du nom de Bangadarshan, dont Rabindranath Tagore deviendra l’éditeur.

 

Kadambari sera projeté dans le cadre de la 7ème édition du festival de films CinéMasala “Artistic India!” à l’Université de Lausanne le 22 novembre prochain. Programme du festival et informations ici.

 

[1] Tagore, Rabindranath, L’Offrande lyrique suivi de La Corbeille de fruits, traduits de l’anglais par André Gide et Hélène du Pasquier, Paris : Gallimard, 2006 [1949/1963], p. 11.
[2] Tagore, Rabindranath, The Gardener, traduit du bengali par l’auteur, Londres : MacMillan & Co., 1914.

 

Image du bandeau: Photo de Kadambari Devi; domaine public: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Kadamvari_Devi_photograph.jpg

Bijoux, femmes et sexualité en littérature: Are diamonds a girl’s best friend?

Dans Les hommes préfèrent les blondes (1953), Marilyn Monroe sous les traits de Lorelei Lee, évoque la fiabilité et la permanence des diamants dans la mythique chanson “Diamonds are a girl’s best friend” (1949):

 

Men grow cold as girls grow old
And we all lose our charms in the end
But square cut or pear shaped
These rocks don’t lose their shape
Diamonds are a girl’s best friend

 

Lorsque les femmes perdent leur beauté et que les hommes s’en vont, les diamants restent à leur côté dans leur beauté éternelle. Ils sont le signe d’un amour passé et forment un gage financier. Ils sont le plus fidèle et le meilleur ami d’une femme.

 

Les diamants et les bijoux en général sont-ils les meilleurs amis des femmes? Comment sont-ils utilisés en littérature? Qu’est-ce qu’ils signifient? Quelle est leur symbolique?

 

Dans de nombreux textes de la littérature classique indienne, il est question de bijoux et d’ornements féminins. Leur fonction symbolique varie, mais ils sont le plus souvent liés à la sexualité et au statut de la femme qui les porte. Au travers des bijoux, il est possible de reconnaître une grande dame, une épouse ou une ascète, dans une fonction plus ou moins parallèle à celle des cheveux ou du vêtement. Dans la narration, ils peuvent aussi bien représenter la chasteté d’une épouse que son infidélité. Ils peuvent signifier la disponibilité sexuelle d’une femme ou représenter une monnaie d’échange.

 

“King Dushyanta proposing marriage with a ring to Shakuntala”, chromolithographie de Ravi Varma (1848-1906); Credit: Wellcome Collection. CC BY; https://wellcomecollection.org/works/w4dkzctx

Parfois, ils sont au centre de la narration comme dans la pièce de théâtre du célèbre poète sanskrit Kalidasa (4ème siècle), Shakuntala au signe de reconnaissance (Abhijñānaśākuntalam), dans laquelle un anneau sert d’objet de mémoire et permet l’identification de l’héroïne comme étant l’épouse du roi.

 

Shakuntala est une jeune femme dont le roi Dushyanta tombe éperdument amoureux un jour qu’il va chasser dans la forêt. Il décide de s’unir à elle et lui offre un anneau gravé à son nom. Peu de temps après, perdue dans ses pensées à rêver de son bien-aimé alors que celui-ci s’en est retourné à sa cour, elle en oublie de procéder aux hommages à un sage de passage. Vexé, celui-ci la maudit et assure que l’homme dont elle rêve perdra son souvenir et qu’il ne le retrouvera qu’à la vue d’un bijou. Enceinte, Shakuntala se met en route pour rejoindre son époux et se présente à la cour. Subjugué à nouveau par sa beauté, le roi ne se souvient pourtant pas de l’avoir épousée:

Solitaires, bien que je m’absorbe en moi-même, je ne me souviens pas d’avoir épousé cette femme. Quand il est visible qu’elle porte un enfant, comment la recevrai-je si je soupçonne qu’alors je ne serais son époux que de nom?[1]

Alors que Shakuntala touche son doigt afin de présenter à son époux l’anneau qu’elle porte, elle réalise avec stupeur que celui-ci n’y est plus. Il a glissé au fond d’un étang alors qu’elle y faisait ses ablutions. Le roi Dushyanta et Shakuntala ne se retrouveront que des années plus tard, alors que le roi reconnaîtra son fils en le voyant jouer. Il s’était souvenu de son amour pour Shakuntala lorsque l’anneau lui fut ramené par un pêcheur qui l’avait trouvé dans le ventre d’un poisson. [2]

 

Dans le Ramayana, dont il a été question dans un précédent article, les bijoux de Sita sont aussi utilisés à plusieurs endroits du récit pour l’identifier en tant qu’épouse de Rama, pour prouver sa fidélité ou pour signaler son enlèvement par Ravana. De même, dans Le Petit chariot de terre cuite (Mṛcchakaṭikā) de Shudraka (3ème siècle), des bijoux sont échangés à plusieurs reprises. Dans Ratnāvalī, pièce attribuée au roi Harsha (7ème siècle), la princesse est identifiée grâce à son collier de perles.[3]

 

La poésie amoureuse, tournée vers la description des émotions du couple, utilise aussi ce symbole. Dans ce poème d’Amaru (7ème siècle), il est question des bracelets que l’épouse reçoit lorsqu’elle se marie et qu’elle ne peut plus porter lorsque son mari s’en va:

Mes bracelets ont pris la route,
Mes larmes, amies chères, me quittent sans arrêt,
Ma fermeté a pris congé,
Mon esprit a choisi de prendre de l’avance,
Mon bien-aimé a décidé de son départ :
Tout fuit en même temps.
Si tu dois t’en aller, ma vie,
Pourquoi perdre l’escorte de tes chers amis?

“Bangles”, Varanasi, 2009; © NC

Au contraire, la jeune femme se pare de tous ses bijoux, lorsqu’elle s’en va rejoindre son bien-aimé:

A ton sein le collier sonne
A ta hanche galbée chantent les rangs de pierres
A ta cheville tintent les anneaux de perles ;
Si tu vas chez l’amant en frappant le tambour,
Innocente, à quoi bon jeter alentour
Ces regards effrayés?[4]

 

Selon les prescriptions adressées à l’épouse dans le livre 4 du Kamasutra (4ème siècle), celle-ci doit en effet laisser de côté et ne plus porter certains de ses bijoux lorsque son mari est absent:

Quand il est parti en voyage, elle ne porte que des bijoux qui ont une signification et un pouvoir religieux,
se voue à des jeûnes dédiés aux dieux, attend des nouvelles et gère la maisonnée. [5]

 

[1] Citation (p. 1120) tirée de “Śakuntalā au signe de reconnaissance”, in Théâtre de l’Inde ancienne, sous la direction de Lyne Bansat-Boudon, Paris : Editions Gallimard, 2006, p. 1061-1157.

[2] Cette histoire et de nombreux autres mythes orientaux et occidentaux, anciens et modernes, impliquant des bijoux sont analysés dans l’ouvrage de l’historienne des religions Wendy Doniger, The Ring of Truth and Other Myths of Sex and Jewelry, New York : Oxford University Press, 2017. Cet article est partiellement basé sur cette brillante étude.

[3] Ces deux pièces de théâtre sont également traduites dans Théâtre de l’Inde ancienne.

[4] Poèmes tirés de Amaru. La Centurie. Poèmes amoureux de l’Inde ancienne, traduit par Alain Rebière, Paris : Gallimard, 1993, p. 39 et 37.

[5] Extrait tiré de Kâmasûtra, de Wendy Doniger et Sudhir Kakar (traduit en français par Alain Porte), Paris : Editons du Seuil, 2007, p. 254.

 

Image du bandeau: https://www.youtube.com/watch?v=bfsnebJd-BI

Le métier de chercheuse en études indiennes

Lorsqu’on me demande ma profession, j’ai toujours du mal à répondre simplement et brièvement. Mes interlocuteurs ont généralement besoin que je décrive plus précisément mon activité pour essayer de cerner mon travail et sont surpris, pour la plupart, de l’existence de cette profession quelque peu exotique. J’ai moi-même parfois de la peine à expliciter et il m’arrive de répondre différemment en fonction de l’activité principale du moment ou de mon interlocuteur. Comme je ne suis pas professeure ou chargée de cours permanente à l’université, je ne peux pas aiguiller mon vis-à-vis sur l’enseignement uniquement et j’essaie alors de lui indiquer quelques facettes de mon travail.

Le terme de “chercheuse” ne facilite pas la clarté de mon propos. On s’imagine souvent quelqu’un qui travaille dans un laboratoire avec une blouse blanche et des éprouvettes, et moins (ou seulement dans un deuxième temps) une personne qui travaille essentiellement sur des textes. Pourtant, c’est ainsi que je me définis parce que le terme de “chercheuse” est celui qui correspond le plus précisément à ce que je fais et parce qu’il est capable de regrouper toutes mes activités. En effet, je suis toujours en recherche: recherche de nouveaux textes à explorer, recherche de données historiques précises, recherche de matériel pour enseigner, recherche du mot juste pour une traduction, recherche d’éditions anciennes ou de manuscrits dans les rayons d’une bibliothèque (ici ou ailleurs), recherche des auteurs ayant écrit sur tel ou tel sujet particulier. Je cherche, et mes collègues avec moi, dans le but de contribuer à l’avancée des connaissances dans mon domaine.

Ces recherches portent sur une aire géographique spécifique. Et là aussi, je bute sur les mots. Par souci de clarté, je dis souvent que je travaille sur l’Inde (études indiennes). Mais j’essaie de placer ensuite “Asie du Sud” ou “sous-continent indien” pour bien spécifier que, comme je m’intéresse plus spécifiquement à la pré-modernité, les frontières de l’Inde n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui.

La question de savoir comment se définir en tant que chercheur-se n’est pas anodine et est susceptible de véhiculer un positionnement idéologique et/ou politique. Elle peut aussi simplement exprimer la volonté de mettre en avant la langue étudiée ou l’approche utilisée, bien que de nos jours les chercheurs travaillent souvent sur plusieurs langues et allient les approches. Les termes pour désigner “un-e chercheur-se en études indiennes” ont d’ailleurs variés au cours de l’histoire (orientaliste, sanskritiste, indologue, indianiste) et aujourd’hui encore, un-e chercheur-se peut se définir de diverses manières, en fonction de ce qui est important pour lui ou elle.

Reste que dans un bref échange, il y a l’impératif et la volonté de se faire comprendre au plus vite, d’où l’utilisation de certains raccourcis. Les explications peuvent venir dans la suite de la discussion si l’interlocuteur démontre de l’intérêt. Et c’est aussi ce qui est demandé aux chercheurs d’aujourd’hui. Il est nécessaire de savoir se positionner et communiquer sur son travail au sein du milieu académique, mais aussi en-dehors de celui-ci. Il ne suffit plus d’être le nez penché dans ses livres et ses dictionnaires, il faut aussi savoir transmettre à la société le fruit de ses recherches.

Dans cette perspective, le FNS (Fonds National Suisse de la recherche scientifique) met un certain nombre d’outils à disposition des chercheurs dont, parmi d’autres, un concours d’images scientifiques “pour rendre visible la recherche suisse”. Les chercheur-ses sont invité-e-s à prendre une photographie ou une vidéo susceptible de rendre compte de leur travail et de les soumettre à l’avis d’un jury. Une tentative de mêler recherche et culture, comme il y en a d’autres. Ces initiatives, tout comme le concours Ma thèse en 180 secondes (concours de rhétorique durant lequel il s’agit d’exposer les buts et résultats attendus de sa recherche en 180 secondes devant une audience non spécialisée), ont leurs lots de supporters et de détracteurs. Les uns applaudissent le fait que les universitaires sortent de leur tour d’ivoire, les autres houspillent le fait de devoir transformer une pensée complexe en quelques mots ou une “simple” image.

Manuscrit, déc. 2017 © NC

La photo que j’ai utilisée en illustration de cet article et celle ci-contre sont les deux clichés que j’avais pris lorsque j’avais vu passer l’appel à concours du FNS de l’année dernière. C’était au mois de décembre, j’étais à Venise dans le cadre de ma bourse postdoctorale, il faisait froid et j’étais immergée dans la traduction des manuscrits de mon nouveau projet de recherche. Les dictionnaires, les papiers partout, les livres de grammaire ouverts, une tasse de thé et une chaude étole sur les épaules représentaient les outils de mon activité professionnelle à ce moment précis. Je n’ai pas envoyé ces clichés pour le concours, je les trouvais extrêmement réducteurs, même s’ils témoignaient d’un des aspects que je préfère dans mon travail.

Mais comme j’ai le privilège avec ce blog de pouvoir communiquer sur les différentes activités qui composent “le métier de chercheuse en études indiennes”, je profiterai de publier parfois un ou deux articles sur le sujet.

 

Image du bandeau: Outils de recherche, déc. 2017 © NC