Le chemin de fer en Inde date de la présence britannique, qui lance en 1844 la construction du réseau ferroviaire indien. Les poètes de l’époque intègrent la description de ce moyen de transport moderne à leurs compositions. Le résultat est un mélange réussi, entre nouveautés et images traditionnelles. Pour le lecteur d’aujourd’hui, c’est une immersion dans la culture indienne et dans le ressenti des gens de l’époque.
L’un des premiers poètes à offrir des descriptions de ce véhicule imposant s’appelle Gwal (✝1868). C’est un poète qui écrit en langue braj. Il a été actif entre 1822, année de la composition de son œuvre majeure Yamunā laharī (Les Ondulations de la rivière Yamuna) et 1861.
Né à Mathura (Uttar Pradesh) aux environs de 1790-1800, il a servi divers régents d’Amritsar et de Nabha au Penjab. Il a notamment profité du mécénat du “Lion du Penjab”, le leader sikh Ranjit Singh (1780-1839), dont il est notamment question dans son Vijayvinod (La Célébration de la victoire; Lahore, 1844).
Gwal est cité par les historiens de la littérature pour son intérêt pour les thématiques de type martial, comme par exemple son œuvre de jeunesse Hammīr haṭh (La Ténacité d’Hammir; Amritsar, 1826). Elle traite d’un motif littéraire récurrent dans la tradition indienne, celui de la prise du fort de Ranthambore par le sultan de Delhi Alauddin Khalji (1296-1316) et la ténacité de son dirigeant Hammir, qui préféra choisir la mort plutôt que la défaite. Ne voulant céder à son ennemi, il s’autodécapita et offrit sa tête à Shiva. Les femmes de la cour quant à elles s’immolèrent par le feu, suivant la coutume des guerriers rajpoutes appelée jauhar. La légende d’Hammir grandit au fil des narrations et des illustrations, et persista jusqu’à l’époque de Gwal.
Le poète s’illustre également pour avoir fait preuve de modernité, au travers de textes dédiés à des thèmes originaux, mais aussi par l’introduction dans sa poésie de termes empruntés à l’anglais, conséquence directe de ses choix thématiques.
Le recours à une autre langue ne constitue pas en soi une pratique nouvelle pour les poètes de langue braj, qui avaient pour habitude de puiser dans le lexique appartenant aux langues littéraires et parlées de l’Inde (sanskrit, persan, arabe, rajasthani, etc.). Dès lors, Gwal ne fait que poursuivre et élargir cette pratique en introduisant des termes empruntés à l’anglais. Ainsi, ses descriptions des champs de bataille, de l’artillerie, des armées ou des chemins de fer comprennent des termes comme kumedān pour commandant, kaptān pour captain, angrez pour English, gan pour gun ou encore rel pour rail.
Dans son poème dédié au chemin de fer, Gwal intègre cette pratique. Mais il fait bien plus que cela. C’est tout l’univers poétique de sa tradition qu’il convoque pour parler de cette nouvelle et extraordinaire machine (se référer aux notes de bas de page pour des explications), non sans un brin d’ironie:
Chacun des wagons d’un train est comme la perle d’un collier,
Tous ceux qui voyagent en train se vantent d’avoir emprunté le véhicule d’Indra.[1]
Grands-mères et grands-pères sont effrayés par les tourbillons de poussière,
Les tantes par l’exaltation de la machine et les sœurs par sa monstruosité.
Calèches, chars, chevaux, chameaux ont dû passer le relais. Dorénavant, ils sont une farce.
Le poète Gwal dit : « Ils sont comme la tante maternelle d’Hanuman ».[2]
Assoiffé d’eau et similaire à une flamme,
[le train] crée des nuages. Il est le seigneur de l’illusion.[3]
[1] Indra est le roi des dieux, il a pour véhicule un éléphant blanc du nom d’Airavata. La blancheur de l’éléphant fait ici référence à la blancheur de la perle. Indra et Airavata sont également convoqués par le poète pour faire référence à leur force, identique à celle d’un train. Indra est aussi le dieu du tonnerre et de la foudre, ce qui correspond parfaitement à l’image du train telle qu’elle est façonnée par Gwal.
[2] Traduire ce genre de poèmes est toujours un défi. Il faut non seulement choisir les bonnes significations pour chaque mot, mais il faut également être à même de comprendre les références. Hanuman est le dieu-singe. Sa mythologie n’est pas tout à fait claire, mais il est présenté comme le fils de Vayu, le dieu du Vent et d’Anjana, une nymphe céleste (apsara). Les nymphes forment un groupe de créatures réputées pour leur beauté, nées pour la plupart sous l’impulsion du dieu Brahma, elles ne sont néanmoins pas représentées comme des sœurs. Gwal utilise certainement cette comparaison entre les calèches, chars, etc. et la tante maternelle d’Hanuman afin de signifier que tous autant qu’ils sont, ils n’existent pas. Hanuman n’a pas de tante maternelle et les anciens véhicules n’existent plus face à au moyen de transport extraordinaire qu’est le train. Ils deviennent une farce.
[3] Merci à mon collègue et ami Daniel Majchrowicz qui m’a rendue attentive à ce poème. Ma traduction se base sur le texte original tiré de Vidyarthi 1983, p. 353.
Références
Busch, Allison, Poetry of Kings, New York: Oxford University Press, 2011, p. 210.
McGregor, Ronald Stuart, Hindi Literature from its Beginnings to the Nineteenth Century, Wiesbaden: Otto Harrassowitz, 1984, p. 183-184.
Storm, Mary, Head and Heart: Valour and Self-Sacrifice in the Art of India, New Delhi/Oxon: Routledge, 2013.
Vidyarthi, Devendra Singh, Pañjab ke darbārī kaviyoṃ ke pariprekṣya meṃ kavi-gvāl ke kavitva kā adhyayan, Punjab: Bhasha Vibhag, 1983, p. 351-353.
Image du bandeau: Credit: An express locomotive on a railway track. Colour lithograph after F. Moore. Credit: Wellcome Collection. Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)
Le poeme est la locomotive, quelle beaute!
Chère Madame,
Merci pour ce très intéressant compte-rendu de la poésie de Gwal, que je ne connaissais pas. Comme dans votre précédent article consacré à Tagore, j’aurais bien voulu pouvoir le lire au temps où j’étais en mission humanitaire au Bangla Desh, au lendemain de la guerre d’indépendance de ce pays. A cette époque (1973-74), les trains ne ressemblaient malheureusement guère à ces “seigneurs de l’illusion”, ni à ces colliers de perles dont chacun des wagons était comme l’une d’entre elles – encore moins à l’image qui illustre le bandeau de votre article.
Systématiquement attaqués par les activistes naxalites téléguidés depuis Calcutta, qui sabotaient les voies ferrées et provoquaient leurs déraillements à la chaîne tout en perpétrant d’épouvantes massacres dans les villages, les trains de cette époque, souvent bondés et aux wagons desquels s’accrochaient des grappes humaines, étaient aux antipodes des évocations du poète braj, qui pouvait sans doute encore en rêver en des temps aux moeurs plus courtoises. Or, comme dit Theramène au fils de Thésée, cet heureux temps n’est plus.
Merci donc de nous le faire revivre un peu.
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